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les avaient jugés trop supérieurs, parce qu'ils ne les avaient jamais envisagés que de bas en haut; et ils comprirent que les superbes Osmanlis ne pouvaient même exister sans le secours des chrétiens. Mêlés aux conseils suprêmes de l'empire, que les princes grecs du Phanal dirigeaient; associés aux armements maritimes du sultan, dont les Hydriotes conduisaient les escadres; maître du commerce, de l'industrie, de l'agriculture, des richesses; numériquement plus forts dans la Hellade, où l'on comptait au delà de dix chrétiens contre un Turc, les opprimés se demandèrent pourquoi ils étaient esclaves depuis tant de siècles.

L'étonnement était encore plus prononcé dans l'Archipel. La mer Égée, couverte de vaisseaux grecs, semblait séparée de l'empire ottoman par l'activité de ses insulaires, dont plusieurs, non contents de naviguer dans le bassin de la Méditerranée s'étaient élancés au delà de l'Atlantique. Quelques-uns de leurs capitaines, embarqués sur des navires étrangers, avaient fait la circumnavigation du globe; d'autres s'étaient trouvés aux marchés des grandes Indes, en qualité de subrécargues; tous avaient, ainsi qu'Ulysse, vu les villes, l'opulence et les mœurs d'une multitude de peuples; leur âme s'était fortifiée par d'innombrables dangers; mais un trait empoisonné, le souvenir de leur servitude, les suivait partout. Au retour de leurs expéditions, lorsqu'ils saluaient, à travers les nuages, les montagnes du sol natal, leur joie n'était point celle des nautoniers qui entrevoient, au terme d'un long voyage, le calme et le bonheur des foyers domestiques. La patrie leur apparaissait brillante de l'éclat des grands hommes qui l'illustrèrent, mais esclave et avilie par d'infâmes oppresseurs, et leurs chants d'allégresse étaient des hymnes à la vengeance. Souvent ils reconnaissaient à la même place et dans les attitudes où ils les avaient laissés, les mêmes Turcs qui les avaient humiliés au départ, qui les attendaient au retour pour les humilier encore; et, rois sur leurs vaisseaux aussi rapides que les vents, ils se retrouvaient esclaves en rentrant au port.

L'indignation n'était pas moins profonde sur le continent, lorsque les chrétiens comparaient leur condition avec celle de plus de vingt mille enfants de la Grèce employés en Russie. On racontait dans les villes, dans les hameaux, au milieu des tribus belliqueuses des montagnes, comment les enfants de telle ou telle bourgade esclave siégeaient aux conseils de l'empereur orthodoxe; l'honneur que quelques

autres avaient de parler en son nom comme ambassadeurs ; l'avantage qu'un grand nombre retiraient d'être élevés dans ses colléges et dans ses écoles militaires, et le bonheur d'une foule d'autres qui servaient sous ses drapeaux depuis les grades supérieurs de l'armée jusqu'à celui de sous-lieutenant. On avait des rapprochements plus directs et par conséquent plus douloureux à faire; en voyant la légation russe de Constantinople remplie en partie par des raïas émancipés, ainsi que la presque totalité des consulats de l'empire ottoman, exploités par des Grecs.

Ce fut pis encore, lorsque des régiments tirés des provinces de l'Herzégovine et de la Bosnie, des phalanges enrôlées sous les drapeaux de la France, de la Russie et de l'Angleterre, rentrèrent dans leurs villages, où des hommes, accoutumés au joug de la discipline, mais aussi fiers que braves, se retrouvèrent en contact avec une soldatesque barbare qu'ils méprisait. Ils durent cependant, pour ne pas compromettre le salut de leurs familles, courber leurs têtes devant les Turcs, revêtir de nouveau le costume de la servitude, déposer leurs insignes militaires, et reprendre la charrue nourricière de tyrans ignobles, qui se complaisaient d'autant plus à les humilier qu'ils étaient loin de leur pardonner leur gloire. Mais un esprit plus redoutable pour les mahométans, que celui des militaires accoutumés à exhaler hautement leurs plaintes, et qui sont par cela'seul peu propres à conspirer, agitait sourdement la Grèce. On peut le dire maintenant : c'était celui de plusieurs jeunes Hellènes élevés dans les universités d'Allemagne, d'Italie et de France.

Tous étaient des hommes de bien, éclairés, mais enthousiastes de leur patrie, sans être de l'école de ceux qui prétendaient y introduire les maximes antisociales de l'anarchie. Ils sentaient que la Grèce ne pouvait être régénérée que par l'union de la morale avec la religion. Ils connaissaient la puissance de la croix sur un peuple toujours prêt à se dévouer pour elle; et plusieurs d'entre eux s'astreignirent à la règle austère des religieux basilidiens, afin d'imprimer une autorité sacrée à leurs préceptes, et de diriger d'une manière efficace l'instruction publique vers un but d'enseignement politique et religieux. Ainsi, l'Esprit saint descendit au milieu des écoles nationales de Janina, de Chios, de Cydonie; et, à l'exception d'Athènes, où quelques cerveaux en délire prétendirent ramener les jours du Portique, le feu sacré de la liberté brûla sur les autels du vrai Dieu.

Ce n'est point sur le sol des richesses, mais sur celui de la pauvreté, que croissent les sublimes vertus! Les rochers stériles de la Grèce ont produit plus de grands hommes que tous les vastes et riches empires de l'Orient, parce que la véritable gloire n'est autre chose que l'acclamation de la reconnaissance publique. L'étincelle de la régénération devait jaillir du sanctuaire de l'Éternel!

Le patriarche, le synode et les chefs de l'Église répandirent leurs bénédictions sur les nouvelles écoles helléniques. On poursuivit les projets de Grégoire, qui s'était occupé à multiplier les livres de piété, en se faisant imprimeur, lorsque descendu pour la seconde fois du trône œcuménique, il avait été exilé au mont Athos. Des presses furent apportées à Cydonie et dans le mont Liban; d'habiles ouvriers, formés dans la typographie de l'Elzevir moderne, M. Firmin Didot ', imprimèrent des ouvrages de religion à l'usage des fidèles; les lumières se propageaient, et annonçaient une ère de régénération aux belles contrées de la Grèce et de l'Ionie. Ceux des jeunes Hellènes qui n'avaient pas été admis dans les colléges, s'étaient disséminés pour fonder de petites écoles. D'autres exerçaient la médecine, qu'ils avaient étudiée à Paris, à Padoue et à Vienne, où de laborieux traducteurs reproduisaient dans le langage moderne nos classiques, pour les répandre parmi leurs compatriotes. Enfin, quelques jeunes gens instruits se livraient au commerce, et il n'y eut bientôt plus de village, de factorerie, de caravane, ni de vaisseau en commission, où il ne se trouvât, ainsi qu'aux siècles de l'église primitive, quelque disciple qui enseignât les doctrines de l'Évangile et de la liberté promise aux nations par son divin auteur, lorsque la société des hétéristes vint enflammer des hommes prédisposés à de grands changements politiques.

Tel était l'état de l'esprit public dans la Grèce, vers la fin de l'année 1814. Les personnes sages prétendaient qu'il fallait vaincre les Turcs par la supériorité des lumières et des richesses. Les Hydriotes, devenus puissance maritime, partageaient cette opinion, qui était celle des principaux négociants grecs des échelles du Levant; mais malheureusement le peuple, écrasé sous le poids des charges publiques,

Son fils Ambroise Firmin Didot, élève du respectable Coray, ramena du collége de Cydonie le jeune Dobra, à qui il enseigna la gravure et tous les procédés de la fonderie des caractères et de l'imprimerie.

animé du sentiment de ses moyens, ne répondait pas à ces vues de temporisation. Les hétéristes, qui n'avaient rien à perdre et beaucoup à gagner dans une insurrection, répandus dans les villes et dans les hameaux, en s'adressant aux passions, flattaient tellement la multitude que le nombre des opposants diminuait de jour en jour. On conspirait ouvertement; et à la cour même d'Ali-pacha, on ne craignait pas d'avouer les projets d'une grande révolution dans la Turquie. On devait se servir du satrape pour allumer l'incendie, en le mettant aux prises avec le sultan ; et quoiqu'on nej crût pas les Hellènes mûrs pour la liberté, on les jugeait assez forts pour terrasser les mahométans. On comptait sur la coopération des Russes. Si elle n'était pas immédiate, il suffisait que l'empereur Alexandre permit aux Grecs attachés à son service de rentrer dans leur patrie. Alors on avait au moins quinze mille officiers et sous-officiers de toute arme, capables de former le noyau d'une armée nationale, qui lutterait avec succès contre les hordes de l'empire ottoman. A entendre les Grecs, accoutumés à se déterminer par enthousiasme, tout était prévu pour la réussite de leur entreprise. Les défilés des montagnes, les gués des fleuves avaient été reconnus et sondés; ils avaient à leur disposition des armes, des munitions, des trésors, et il est indubitable que le printemps de l'année 1815 aurait été l'époque d'une insurrection générale, si l'évasion de Napoléon de l'île d'Elbe, en leur ôtant l'espérance d'être assistés par les Moscovites, n'eût déconcerté des projets qui étaient en grande partie aventurés.

La Porte ne pouvait ignorer les trames de ses sujets chrétiens, ni l'emprunt de deux millions, voté par eux afin d'aider la Russie contre Bonaparte, car trop d'indigènes et d'étrangers avaient intérêt à leur nuire, pour ne pas s'opposer à leur affranchissement, en révélant leurs desseins. Le zèle inconsidéré de quelques personnages, dont le ministère devrait se restreindre, suivant nos capitulations, aux établissements protégés par les rois de France, ne s'est pas toujours renfermé dans ces limites. Les deux églises d'Occident et d'Orient divisées par d'antiques rivalités, se sont plus d'une fois trouvées en conflit de juridiction, et les ressentiments causés par un égarement mutuel ont

'Cet emprunt spontané fut ouvert à Janina, à Castoria, à Serrès, Andrinople et à Constantinople, en 1815. S'il ne fut pas envoyé, c'est que la campagne des Russes n'eut lieu que pour accourir au secours du vainqueur.

fait des orthodoxes et des catholiques les surveillants les plus actifs de l'autorité mahométane. Syros, Naxos, Santorin, Ténos, étaient aux aguets de ce qui se passait à Psara, à Hydra et à Spetzia ', pour en aviser le divan. Les Francs établis dans l'Orient ne s'irritaient pas moins de la prospérité des Grecs fondée sur les ruines de leur commerce, et, rêvant aux temps où quelques puissances occidentales trafiquaient exclusivement au Levant, ils se montraient les implacables ennemis d'un peuple qui tendait à s'émanciper. Mais les plus dangereux adversaires des chrétiens orthodoxes, étaient ce peuple commerçant qui aspire à ce qu'aucun autre ne puisse vendre un ballot de marchandises dans le monde entier, sans sa permission. Cette nation antisociale sous le rapport de ses intérêts mercantiles avait arrêté, dans le secret de ses conseils ambitieux, la destruction de la marine des insulaires de l'Archipel et des Cyclades. Ses agents diplomatiques, recrutés dans la police de Sicile, tenaient leur ministère au courant des mouvements de la Grèce, qu'ils attribuaient à un concert d'intrigues, existant entre les orthodoxes et le cabinet de Saint-Pétersbourg, sans. réfléchir que tout peuple agrandi par les lumières et les richesses cherche naturellement à se créer un sort convenable à ses intérêts nouveaux. Ils ne réfléchissaient pas que la Suisse, la Hollande et l'Amérique se seraient émancipées tôt ou tard, quand elles n'auraient pas eu leur Guillaume Tell, leur Guillaume le Taciturne et leur Washington; et ils concurent le projet de replonger les Grecs dans un état de subjection et de misère, plus grand qu'il n'était avant les jours funestes de notre révolution, qui furent l'aurore de la splendeur commerciale des habitants de la mer Égée.

La Porte Ottomane a une si haute opinion de sa supériorité sur un peuple qu'elle foule aux pieds depuis plus de douze générations d'hommes, qu'elle a toujours regardé comme une insulte faite à sa puissance de représenter les raïas sous d'autres couleurs que celles d'esclaves tremblants à l'expression de ses volontés souveraines. Elle a constamment triomphé des infidèles, et elle n'a oublié que ses défaites. L'insurrection de la Morée en 1770, et toutes celles qui l'ont suivie, ne lui rappelaient que le plaisir d'avoir égorgé des milliers de chrétiens. Ces sortes d'événements, convenables à sa politique, comme la

Les Grecs écrivent son nom Пletas, et nous adopterions cette orthographe si celui de Spetzia n'était pas plus connu des marins.

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