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tandis qu'Ali-pacha invitait Thomas Maitland à une conférence à Prévésa, pour se plaindre du prix exorbitant de cinq cent mille livres sterling, auquel les commissaires avaient estimé Parga et son territoire, avec les réserves du mobilier des églises et des particuliers. Les jurés-priseurs s'étaient flattés, par cette évaluation, de rebuter l'avidité du satrape, et cette considération les absoudra au tribunal de la postérité d'avoir participé à une œuvre d'iniquité, en signant le traité de Janina du 30 juin 1817. Mais le tyran devait trouver plus de complaisance dans le lord haut commissaire. Ainsi, au milieu d'un banquet fraternel, Ali et Th. Maitland convinrent qu'on ferait sur les lieux mêmes, à dire d'experts choisis par les Anglais et les Turcs, une nouvelle appréciation du territoire où le vrai Dieu devait bientôt cesser d'être adoré. L'enfer s'émut sans doute à cet accord; car les pages du vizir et les bayadères britanniques, qui se trouvaient présents, unissant leurs voix et leurs acclamations, osèrent, en signe d'allégresse de cette résolution, porter la santé du vénérable et auguste monarque de la Grande-Bretagne, auquel jamais aucune puissance n'aurait arraché une pareille concession.

Le nom d'un Stuart, quoique privé de la splendeur royale, ne pouvait figurer à la tête d'un acte pareil à celui qui devait consommer le malheur de Parga. Le lieutenant-colonel James Maitland fut nommé à sa place commandant de Parga, pour présider à la nouvelle évaluation des propriétés privées (car on ne parla plus de celles de l'État), qui devait avoir lieu contradictoirement, quoique tacitement d'intelligence avec les commissaires aux ordres d'Ali-pacha.

On accorda dix jours (depuis le 7 jusqu'au 17 avril 1818) aux appréciateurs anglais, pour remettre au commissaire James Maitland, d'une part, les expertises des Parguinotes, et le même temps fut donné aux agents turcs pour rendre leur compte à l'envoyé de la Porte Ottomane. Il résulta de cette épreuve qu'au lieu de cinq cent mille livres sterling, qui était le taux porté par les premiers appréciateurs, on déclara que les chrétiens n'avaient droit qu'à une indemnité de deux cent soixante et seize mille soixante et quinze livres sterling, que les agents d'Ali-pacha réduisirent, par leur rapport contradictoire, à cent cinquante-six mille sept cent cinquante-six livres sterling. Jamais ironie plus cruelle ne pouvait se mêler aux douleurs d'un peuple auquel il y aurait eu plus d'humanité d'arracher la vie, que de le soumettre à des épreuves aussi humiliantes. Enfin, pour régler le sort

de tant d'infortunés, dans une dernière conférence qui eut lieu à Buthrotum, entre le vizir Ali-pacha et le lord haut commissaire Thomas Maitland, une déclaration de ce chef apprit aux Parguinotes que les indemnités qu'on daignait leur accorder étaient fixées irrévocablement à cent cinquante mille livres sterling.

Les Parguinotes, anéantis par cette déclaration, s'obstinant à douter de sa réalité, réclamèrent, présentèrent des mémoires; et, comme il s'était écoulé bien du temps depuis qu'on négociait, ils se complaisaient à croire qu'une puissante protection veillait sur leurs destinées, lorsqu'ils apprirent la marche des troupes d'Ali-pacha, qui s'avançaient pour occuper Parga.

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Une proclamation du lord haut commissaire leur annonce, en même temps, que le 10 mai est le jour fatal où les chrétiens 'doivent quitter pour jamais l'Épire. Ils jettent des regards douloureux sur leurs campagnes qui étaient en plein rapport, et sur ces vastes rideaux de verdure où l'on comptait quatre-vingt-un mille pieds d'oliviers, estimés à eux seuls deux cent mille guinées. Ils lèvent les mains au ciel, en contemplant ces beaux vergers remplis de cédrats, d'orangers et de citronniers. Leurs fronts s'inclinent dans la poussière pour saluer les monastères et les humbles chapelles épars sur les coteaux. Il leur est interdit d'enlever, ni un fruit, ni une fleur; il est défendu aux ministres de l'Éternel d'emporter les reliques, ni les images des élus du Seigneur; les ornements sacrés, les flambeaux, les cierges, le ciboire du viatique, sont devenus, par le traité, la propriété des mahométans. Quelques meubles, et leurs personnes, voilà ce qui reste aux Parguinotes, maîtres naguère de tant de trésors de leur industrieuse économie, et de huit cent trente-neuf maisons, qui seront bientôt la demeure de leurs ennemis.

C'est après-demain, dans deux jours, au lever du soleil, qu'il faut partir; chacun s'empresse de marquer d'une croix la porte de sa demeure!.... Un cri s'élève, l'air en est ébranlé; on vient d'apercevoir les Turcs, sur les hauteurs du mont Pezovolos. Un sombre désespoir s'empare des esprits; on court aux armes, et on jure unanimement de mourir avec la patrie, si les ennemis s'avancent, avant l'heure marquée, pour s'emparer des lieux qu'on doit abandonner. Puis, se

Ils comptaient, on ne sait trop pourquoi, sur l'intervention de la Russie, qu'ils voyaient partout comme un génie tutélaire.

rappelant leurs misères, tous fondant en larmes se portent vers l'image de la Vierge de Parga, palladium antique de leur acropole, lorsqu'une voix, sortie du sanctuaire, les avertit que les Anglais qui les ont sacrifiés ont oublié dans le traité de vendre les månes de ceux qui ont vécu.

On se précipite à l'instant vers les cimetières; les tombeaux sont ouverts; on en arrache les ossements et les cadavres à demi consumés des aïeux et des familles éteintes, qu'on place sur un vaste bûcher construit avec les oliviers, ornement de la terre paternelle. Les esprits s'échauffent; les ordres du chef anglais sont méconnus, et, par une résolution unanime, on arrête d'égorger les femmes ainsi que les enfants, si les mahométans souillent de leur présence une ville qu'ils ne doivent occuper que déserte. On charge ensuite un courrier de porter cette résolution à la connaissance de Th. Maitland, en lui annonçant que, si la marche des hordes d'Ali-pacha n'est pas suspendue, le sacrifice dont Sagonte offrit autrefois le spectacle au monde, va se renouveler à la face de l'Europe chrétienne.

Le messager chargé de cet avis traverse la mer, secondé par les vents, et reparaît bientôt avec le général Adam, qu'on croyait favorable aux Parguinotes, parce qu'il avait épousé une Corcyréenne, et mêlé ainsi son sang avec celui des Grecs. Il revenait plein d'anxiété, dit-on, lorsqu'en entrant au port il aperçut la flamme du bûcher qui consumait les ossements, les cadavres et les cercueils des Parguinotes, trop heureux d'avoir vécu avant l'ère de l'esclavage. Il prend terre, à la vue des archontes, précédés de leur pasteur et des archimandrites, qui le reçoivent avec un respect mêlé d'indignation, en lui déclarant que le projet médité s'exécutera sur l'heure, s'il ne parvient à suspendre l'entrée des troupes d'Ali-pacha.

Il donne des paroles d'espérance. Il monte à l'acropole, non plus comme autrefois, lorsque les couleurs britanniques y furent arborées aux acclamations des descendants des Pélasges guerriers, mais sous les auspices du silence, précurseur du carnage. Il trouve les hommes armés aux portes de leurs maisons, qui n'attendaient qu'un signal pour égorger leurs familles, avant de tourner leurs armes contre les Anglais, et de combattre jusqu'à ce qu'il ne restât pas même un seul individu d'entre eux pour raconter leur catastrophe. Il les conjure d'attendre ; il se rend aux postes avancés, il négocie; et les mahométans, non moins inquiets que la garnison britannique, ayant accordé

le délai convenu, le dernier des malheurs réservés aux Parguinotes fut ainsi conjuré. Le 9 mai au coucher du soleil, le pavillon d'Angleterre disparut des donjons de Parga, pareil à ces phares qui n'ont brillé un moment que pour tromper les espérances du navigateur; et les chrétiens, après une nuit consacrée aux larmes et à la prière, demandèrent le signal du départ.

Dès les premières clartés du jour ils avaient quitté leurs demeures, et, répandus sur la plage, ils s'occupaient à recueillir quelques débris de la patrie. Les uns remplissaient des sachets des cendres de leurs pères, qu'ils arrachaient aux flammes allumées par leur religieuse piété; d'autres emportaient des poignées de la terre nourricière de leurs familles, tandis que les femmes et les enfants ramassaient des cailloux et des coquillages épars sur la grève, qu'ils cachaient dans leurs vêtements, avec la sollicitude d'un amant qui a fait à sa bienaimée un larcin qu'il veut lui dérober. Adieu, terre paternelle ! disaient les vieillards; adieu, temples vénérables, autels sacrés du vrai Dieu! s'écriaient les prêtres; 6 mer moins redoutable que nos protecteurs, répétaient les femmes en pleurant ; belle mer de l'Ionie, protége nos enfants, et si tu nous engloutis dans tes ondes, ne porte pas nos cadavres vers les rives où commande l'Anglais, il les vendrait à nos tyrans!

Ce fut à la lueur funèbre du bûcher qui finissait de dévorer les restes de leurs ancêtres que les Parguinotes appareillèrent avec les brises matinales pour s'éloigner du cap Chimærium, et que les Turcs, accueillis en frères par les Anglais, occupèrent la ville chrétienne, abandonnée le 10 mai 1819, époque destinée à tenir rang dans l'histoire.

C'est à cet événement qu'on pourra fixer désormais l'asservissement complet des Grecs, que le ciel permit de consommer pour les rendre de plus en plus dignes d'une immortelle régénération. Le ministre anglais, qui proclama l'extinction de la traite des nègres, inventée par le pieux Las Casas afin d'arracher les Indiens aux travaux des mines et les enfants du Niger à la mort; le ministère anglais qui poursuit l'exécution de cette entreprise décevante dans ses traités, comme le peuple-roi stipulait dans les siens l'abolition des sacrifices humains, a marqué de son sceau particulier l'ère de ses conceptions philanthropiques, en sanctionnant le malheur de quatre mille individus paisibles et industrieux. Il a livré aux Ismaélites la dernière

'Ismaélites, surnom donné aux Turcs par les Byzantins, d'après l'Aséer, livre

terre indépendante occupée, dans la Grèce, par les descendants de ceux qui l'illustrèrent. Des chrétiens sont immolés aux infidèles par les mêmes chrétiens qui se glorifient d'avoir brisé les fers des esclaves d'Alger. L'église fait place à la mosquée; le pavillon anglais cède au bairac des sultans, et la croix victorieuse s'abaisse devant l'astre pâlissant du croissant.

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O honte à jamais mémorable! le ministère anglais, à l'apogée de sa puissance, a consenti à une cession qu'un général et un consul de France, l'un au comble des inquiétudes les plus affreuses, et l'autre placé sous le couteau, repoussèrent avec indignation. Généreux Anglais, écrivains de tous les pays, accusez les auteurs d'une action qui flétrit le nom européen aux yeux mêmes des mahométans, étonnés d'un succès qu'on n'aurait jamais obtenu d'eux contre d'autres mahométans. Demandez qu'une prompte justice venge l'innocence, la morale et la religion outragées. Enfin, si ces nobles efforts étaient inutiles, que la cause des vieux chrétiens de la Grèce, quoique perdue devant le tribunal de la politique, soit du moins sanctifiée par la protestation unanime de tous les amis de l'humanité; et qu'en parlant des Parguinotes on dise à l'avenir :

Extrema per illos

Religio excedens terris vestigia fecit.

Après mille injustices nouvelles 2, campés sous les oliviers de Cor

qui contient la vie de Mahomet, fils de Motalib et d'Éminé, dans lequel on fait descendre ce sectaire d'Abraham par Ismaël, fils d'Agar.

'Tandis qu'Ali-pacha demandait Parga, en 1814, le feu fut mis à l'arsenal de la fortezza nuova de Corfou. Un magasin de bombes, d'obus chargés, etc., sautait de toutes parts; l'énorme dépôt des poudres, qui n'en était séparé que par une ruelle, allait s'embraser; déjà sa porte en bois de sapin commençait à brûler. C'en était fait de Corfou, lorsque nos soldats, se précipitant au milieu des obus et des bombes qui éclataient, les saisissant entre leurs bras, les jetèrent à la mer, et sauvèrent ainsi une ville entière de la destruction. On n'a jamais su par qui un pareil crime fut conseillé et exécuté : nous eûmes à regretter quelques braves; la garnison entière se couvrit de gloire.

A leur arrivée à Corfou, le parlement ionien donna le titre de citoyens des sept îles aux Parguinotes, qui en jouissaient depuis le quinzième siècle, au lieu de s'occuper à leur fournir les logements et le pain de l'hospitalité. Le lord haut commissaire leur signifia ensuite que la somme de cent cinquante mille livres sterling ou 666,666 gourdes était réduite à 633,000, parce que S. E. s'était arrangée avec Alipacha pour être payée en monnaie espagnole plutôt qu'en monnaie turque; qu'ensuite il serait opéré une retenue de 1 pour 100 pour le nolis de la frégate la Ganymède,

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