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Le frère quêteur s'étant hâté de faire part de cette proposition au supérieur, celui-ci s'empressa d'annoncer à Pachô-bey le compatriote et compagnon d'infortune Athanase qu'on allait recevoir au nombre des servants. A ce récit, et au portrait que lui en fit l'abbé, Pachô-bey reconnut Vaïa; et, ne pouvant se dissimuler qu'il était envoyé pour l'assassiner, il se décida à se rendre à Constantinople, résolu d'y affronter l'orage et à combattre ouvertement son ennemi.

Une haute stature, une physionomie pleine de noblesse, une assurance mâle, le don précieux de presque toutes les langues usitées dans l'empire ottoman, que Pachô-bey parlait avec facilité, ne pouvaient manquer de le faire distinguer. Parvenu à s'établir dans la capitale, il se trouvait à portée de déployer le genre de talents qui convenait au pays, et sa conduite mesurée promettait de lui acquérir des amis puissants. Malgré cette légitime ambition, son penchant le porta d'abord à rechercher les bannis de l'Épire, qui étaient ses anciens compagnons d'armes ou ses amis; car il tenait aux principales familles, et il appartenait même au vizir Ali par les liens du sang, puisqu'il avait épousé une de ses parentes.

Cette alliance, qui avait fait le bonheur de Pachô-bey, dans sa jeunesse, était devenue pour lui une source d'amertumes depuis qu'il avait été éloigné de Janina, où son épouse et ses enfants se trouvaient retenus en otage. L'idée des dangers auxquels ils étaient exposés depuis le fatal secret qu'il avait révélé à Véli-pacha, le tourmentait. Il hésitait à attaquer de front le criminel, lorsqu'il apprit que son épouse avait été arrachée de sa demeure, sur le refus qu'elle avait fait de consentir à un divorce qui devait la faire passer entre les bras d'un des agents du tyran, qu'on disait être Omer Brionès. Une lettre que cette femme infortunée fit parvenir à Pachô-bey, en lui racontant les peines qu'elle endurait, lui traçait les devoirs qu'il avait à remplir. << Tes enfants sont dans les fers, lui écrivait-elle, et ton épouse, relé>> guée dans une cabane, est réduite à filer pour gagner son pain. » Les religieuses chrétiennes la soutiennent des deniers de l'aumône, >> quand les infirmités qui l'accablent ne lui permettent pas de sub>> venir à ses besoins. Son lit, autrefois couvert d'étoffes d'or, ne se >> compose plus que d'une natte de paille et d'une triste velendja '.

Velendja, couverture de cheval.

» Elle t'envoie le dernier ornement qui lui reste, sa chevelure. Ne » songe plus à moi que pour venger ta famille et ton épouse. »> Peu de temps après, l'épouse d'Ismaël Pachô-bey ayant disparu, le ciel, pour le consoler, ou plutôt pour châtier Ali, lui envoya un ami qui était destiné à relever ses espérances.

Un Turc, quel qu'il soit, semble conduit par une sorte de nécessité à être dirigé par quelquefGrec. La science des affaires, malgré la profonde humiliation des Hellènes, s'est conservée parmi les descendants d'Aristote et d'Euclide, admis dans tous les conseils des Tartares mahométans. Rien ne marche dans le divan sans les princes grecs du Phanal, et il n'y a pas de satrape, de bey, ni de grand dans l'empire, qui n'ait un Grec pour conseiller. L'Etolien Paléopoulo, qui vivait depuis plusieurs années à Constantinople sous la protection de la France, était au moment d'aller former un établissement dans la Bessarabie russe, lorsqu'il rencontra Pachô-bey, et que se forma entre eux la singulière coalition qui devait changer les destinées de la race tébélénienne.

Paléopoulo communiqua à son compagnon d'infortune un mémoire présenté au divan en 1812, qui avait été le signal d'une disgrâce à laquelle Ali-pacha n'échappa, comme on l'a dit ailleurs, que par les événements d'une plus haute importance qui occupaient alors le cabinet ottoman. Comme le Grand Seigneur avait juré par les tombeaux de ses gloireux ancêtres de réaliser ce projet, dès qu'il le pourrait, Ismaël Pacho-bey et son ami avisèrent aux moyens de le reproduire, afin d'y donner suite. On y rappelait qu'indépendamment des trésors sauvés dernièrement de l'incendie de Tébélen, le pacha en avait d'autres plus considérables déposés à Argyro-Castron et à Janina, ce qui était probablement exagéré. Mais ce qu'on ne pouvait contester, c'était le budget détaillé de ses revenus, montant à douze millions de francs, en y comprenant les bénéfices qu'il faisait sur les fermes de la couronne. Ce qu'on pouvait déduire, au milieu du chaos de l'administration d'Ali, c'est qu'il ne payait au trésor du sultan que deux millions; qu'une somme égale était employée en dépenses secrètes, et qu'il lui restait huit millions sur lesquels il en prélevait deux environ pour la solde de cinq mille hommes qu'il tenait habituelle

I Ali-pacha pouvait porter ses troupes jusqu'à quatorze mille hommes, en ramassant les Albanais chrétiens et mahométans. Quant à ses dépenses intérieures, telles

ment à son service. Passant aux revenus de ses trois fils', on les évaluait à dix millions. A ces considérations, les plus séduisantes pour un prince tel que le sultan Mahmoud, Pachô-bey, s'énonçant en homme au fait des localités, affirmait et répondait sur sa tête, malgré les troupes et les places fortes du vizir Ali, d'arriver avec vingt mille hommes, en face de Janina, sans brûler une amorce.

Les plans des ennemis d'Ali-pacha, tout sages qu'ils paraissaient, et peut-être parce qu'ils l'étaient effectivement, ne se trouvaient pas du goût des ministres de sa hautesse, parce qu'ils recevaient de fortes pensions du moderne Jugurtha, qui se vantait, comme le Numide, que, si Constantinople trouvait un acheteur, elle se vendrait, sans penser que cet or sur lequel il comptait devait causer sa perte. Il était aussi plus commode à un cabinet accoutumé à temporiser, d'attendre l'héritage de Tébélen, que d'en brusquer l'acquisition par une guerre ouverte ; car il est ordinaire en Turquie que les grandes fortunes des employés du gouvernement se fondent dans le trésor impérial.

L'usage, dans les cabinets d'Orient, est la grande maxime d'État; et si l'on pouvait arrêter la marche du temps, qui mine les institutions humaines, les Orientaux auraient trouvé le secret de la stabilité, qu'on dit être la source du bonheur social. Tout en applaudissant au zèle de Pachô-bey, on ne lui donnait que des réponses dilatoires puis, des équivoques on en vint aux refus; et Paléopoulo, qui ne respirait que pour la liberté de son pays, revenait à ses idées premières d'aller coloniser. Il se disposait à partir pour la Bessarabie, lorque la mort vint interrompre ses projets en mettant fin à ses malheurs.

que celles de sa table, de ses harems, et le pain de munition de ses troupes, cela se prenait sur le produit en nature de ses terres, et il payait par des bons à vue sur les marchands qui ne lui devaient rien, les Grecs employés à son service.

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Ali Tébélen Véli Zadé, âgé de 78 ans.

Ses fils issus d'Éminė: Veli, vizir de Thessalie, 46 ans.

Mouctar, beglier-bey de Bérat, 50 ans.

Fils issu d'une esclave: Salik, pacha de Lépante, 18 ans; a laissé un fils en bas âge.

Deux fils:

Famille de Mouctar-pacha.

Hussein-pacha, marié.

Mahmoud-bey.

Méhémet-pacha, Sélim-bey, Ismaël-bey, et six filles.

Le ciel semble accorder aux hommes arrivés à leur heure suprême, et qui n'ont plus d'intérêt à feindre, une sorte de prévision qui rend leurs dernières paroles prophétiques. Le vieil Étolien annonça à ses amis la régénération prochaine de la Grèce; et, ayant demandé à voir Pacho-bey, il l'engagea à persévérer dans ses projets, en l'assurant que bientôt la famille d'Ali Tébélen tomberait sous ses coups. Je meurs avec le regret, ajouta-t-il, de ne pas me trouver avec vous sur le mont Dryscos; Ali-pacha reconnaîtrait encore Paléopoulo au bruit de son gros fusil1.

Le vieux guerrier du mont OEta étant mort peu de jours après cette entrevue, Pachô-bey se consola bientôt de sa perte; car un chrétien n'est jamais, pour la caste tartare, qu'une de ces espèces subalternes, qu'on dédaigne dès qu'on n'en peut plus retirer d'utilité; mais il n'oublia pas les conseils qu'il en avait reçus pendant leur liaison.

Avant de les mettre en pratique, Pachô-bey crut, pour masquer ses projets, devoir se jeter dans les pratiques les plus minutieuses du mahométisme. Alors Ali, qui le faisait observer par ses capi-tchoadars, apprenant qu'il fréquentait les derviches et les ulémas, feignit de croire qu'il était désormais sans importance politique, et sembla ajourner contre lui ses projets de vengeance.

'Le fusil de Paléopoulo, appelé Milioni, était d'un calibre énorme; il avait une réputation aussi grande chez les Épirotes, que l'épée de Roland parmi nos anciens preux.

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