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qui, en ayant donné avis à la Porte Ottomane, avait fait manquer un plan dont l'exécution aurait repoussé pour jamais les musulmans au fond de l'Asie.

A l'appui de cette imposture, des commentateurs pareils aux disciples d'une école qui semble avoir reçu une révélation particulière pour expliquer ce que personne n'entend, rattachaient le mouvement provoqué par Alexandre Hypsilantis. Ils dogmatisaient en probabilités qu'ils réduisaient en axiomes, en demandant avec audace comment le prince phanariote aurait jamais conçu l'idée de marcher sur Constantinople avec une poignée d'hommes, s'il n'avait pas été certain de trouver la ville au pouvoir des conjurés? Enfin, en procédant de l'inconnu à l'inconnu, ils tonnaient contre des complots qui n'existaient que dans la conception d'un gouvernement résolu à s'envelopper de la terreur nécessaire à l'accomplissement de ses desseins homicides.

On s'étonnera sans doute, un jour, comment de pareilles calomnies, répétées, soutenues et discutées, ont pu fixer un seul instant l'attention des cabinets européens, si ce n'est pour en découvrir l'absurdité. En effet, il suffisait, pour cela, de connaître et de comparer la position respective et numérique des Turcs et des Grecs qui résident dans la capitale de l'empire ottoman, pour deviner que la prétendue conspiration de ces derniers était un prétexte politique, mis en avant, pour cacher une arrière-pensée criminelle.

Constantinople, en y comprenant ses faubourgs et la ville asiatique de Scutari, renferme, dit-on, une population turque de sept cent mille habitants. Cette ville, résidence du sultan et de ses ministres, centre de l'énergie du gouvernement, compte au nombre de ses défenseurs, comme corps de garnison, cent cinquante mille janissaires inscrits sur les contrôles, dont vingt mille seulement sont en activité de service. A ce nombre de troupes si l'on ajoute cinq mille topdgis ou canonniers présents au drapeau, trois mille soldats du train, deux mille cipayes ou cavaliers, trois mille silihdars ou gendarmes, dix-huit cents comparadgis ou bombardiers, les compagnies de baltagdis (fendeurs de bois) et de bostandgis (jardiniers), on trouvera que le Grand

détails dans un mémoire très-étendu, à un certain Christodoulos, médecin de Khalet-effendi, qui devint son complice et la cause de la grande catastrophe de Constantinople, en informant le ministre de ce qui se tramait, et de ce qu'il avait imaginé, afin de se donner une importance propre à lui mériter un ample salaire.

Seigneur pouvait rassembler une force de trente-quatre mille huit cents hommes, et que dans quelques heures il avait toute la population turque à ses ordres. Mais, en ne prenant même que la milice active, une pareille garde était presque numériquement supérieure, je ne dirai pas à la masse agissante des Grecs, mais à leur population, qui n'est, à Constantinople, que de soixante mille individus. C'était à ce petit nombre d'hommes asservis, qui n'avaient, pour souverain et généraux, qu'un patriarche, des évêques, des prêtres, quelques princes phanariotes aussi propres aux intrigues qu'étrangers au métier de la guerre, qu'on prêtait une idée gigantesque, comme celle de la subversion du gouvernement turc.

D'après cet exposé, on se demande comment il a été possible de prétendre faire croire à l'Europe qu'une peuplade de soixante mille chrétiens, qui aurait à peine tiré de ses rangs douze mille hommes capables de porter des armes qu'elle n'avait pas, ait songé au projet qu'on lui prêtait. L'homme le plus ignorant raisonne en pareil cas; et les Grecs n'étaient pas assez aveuglés par l'enthousiasme, pour ne pas savoir que non-seulement trentre-quatre mille soldats se lèveraient au premier mouvement qu'ils feraient, mais que deux cent mille bras armés de fusils, de sabres, de poignards et de torches, les frapperaient et les pulvériseraient avec leurs demeures, sans que l'autorité qui aurait démuselé des tigres altérés de sang chrétien fùt désormais capable de les renfermer dans les carcères d'où elle les aurait lâchés.

Cependant, il faut l'avouer, il y avait conspiration flagrante contre le despotisme mahométan. Les conjurés, initiés au mystère, avaient prêté serment devant Dieu de renoncer à Satan et à ses œuvres, afin · d'entrer dans la vie nouvelle, même avant que leurs langues fussent déliées pour bénir le nom du Dieu rédempteur. Tout chrétien prenait, au baptême, l'engagement de vivre et de mourir pour un Dieu jaloux qui n'admet point de partage entre ses autels et ceux de l'impiété. Chaque Grec, ainsi compromis par les témoins de sa régénération, était élevé à vivre en état d'hostilité contre les profanes, étranger à leurs pompes, ennemi de leurs œuvres; et chaque jour, à l'exemple des enfants d'Israël, tout Grec levait contre le temple de Baal la main de l'anathème. Néanmoins, tandis que les infidèles vivaient, pour me servir d'une haute pensée de saint Paul, << dans un état de malaise perpétuel, où il n'y avait que la stupidité >> et la distraction qui les soutenait, » les chrétiens se glorifiaient

de souffrir sous les yeux du Seigneur. Ils savaient que ce divin maître était attentif à leurs peines, que rien ne leur arrivait que ce qui avait été déterminé par sa sagesse infinie; que le Père céleste ne les avait si longtemps châtiés, et ne les châtiait encore, que pour les purifier, et les rendre dignes du salaire qu'il leur avait promis; et qu'il pouvait, d'un seul mot, les délivrer de leurs infortunes.

Ces grands motifs, qui consolaient les Grecs, loin de les tenir dans un calme propre au fatalisme, ne les empêchaient pas de soupirer après les jours de leur délivrance. Ils avaient contribué de leurs vœux, de leurs conseils et par des dons patriotiques à la restauration désirée des autels de leurs aïeux; ils le devaient, car rien n'aurait pu, sans cela, justifier leur obéissance à des maîtres iniques. Mais, loin de fomenter une insurrection à Constantinople, au moment où l'on y eut connaissance de celles qui venaient d'éclater dans diverses parties de l'empire, le chef de l'église orthodoxe consentit au plus grand des sacrifices. Le patriarche œcuménique Grégoire, voulant rendre à César plus qu'il n'appartenait à César, lança les foudres de l'excommunication contre Alexandre Hypsilantis et ses adhérents, qui furent en même temps désavoués par l'ambassadeur de Russie.

Malgré ces garanties solennelles, la Porte Ottomane, s'obstinant à voir dans l'insurrection des provinces ultra-danubiennes un commencement d'exécution des plans attribués, depuis plus d'un siècle, à la Russie, soufflait le feu du fanatisme par l'organe de Khalet-effendi, au milieu de la ville antichrétienne de Constantinople. Aux suggestions perfides de ce favori sanguinaire, la population musulmane s'étant armée; on n'entendit bientôt que des rugissements, présages terribles des excès auxquels une populace féroce allait se livrer. Les victimes étaient marquées au front, les maisons qu'on devait piller désignées, et les églises vouées à la profanation nominativement indiquées. Cependant l'autorité feignait de s'intéresser au maintien de l'ordre; on s'imagina même qu'elle n'avait voulu qu'effrayer, lorsqu'on la vit diriger par terre quelques ortas de janissaires du côté de la Valachie, tandis qu'on embarquait un corps nombreux de Lazes pour Galatz et les places de guerre de la Bulgarie qui avoisinent la mer Noire. Les désordres qui eurent lieu à ce sujet s'expliquaient d'eux-mêmes,

'Lazes, peuples de la Colchide, qui sont ordinairement à la tête de toutes les émeutes à Constantinople.

car il est rare qu'on fasse sortir un armement ordinaire de la capitale sans qu'il soit accompagné de quelque meurtre; mais les craintes ne tardèrent pas à se renouveler.

Les Valaques et les Moldaves établis à Constantinople ayant été aussitôt décapités que saisis, sous prétexte qu'ils appartenaient à un pays insurgé, et leurs biens confisqués, les principales familles grecques comprirent qu'il n'y avait plus pour elles qu'une sûreté précaire. Alors elles commencèrent à émigrer vers Odessa; et bientôt, sans choix de lieu, ni de pays, la plupart d'entre elles s'empressèrent de monter à bord des premiers vaisseaux qui se présentaient, pour fuir loin d'une terre prête à les dévorer. Chaque jour les quartiers grecs se dépeuplaient ; et plus il leur échappait de victimes, plus les janissaires, exaspérés, s'irritaient; de manière que la police, qui s'entendait avec eux, ordonna aux chrétiens de se tenir enfermés après le coucher du soleil. Puis, sous prétexte de les protéger, on établit des postes militaires dans leurs quartiers, et cette mesure leur ôta tout moyen de s'éloigner. Enfin, dès que le jour paraissait, les Grecs qui ne vivaient que de leur travail étaient fréquemment assassinés par leurs prétendus protecteurs. A cela près, l'état de la ville fut assez tranquille jusqu'au 15 avril, jour où un Tartare, expédié par le consul anglais de Patras, apporta la nouvelle de l'insurrection de la Morée.

Les Lazes embarqués pour Galatz, furieux de n'avoir pu piller les faubourgs de Péra et de Galata, où les Turcs supposent que les richesses des Francs sont accumulées; informés de ce que le divan venait d'apprendre, sortent de leurs vaisseaux et se précipitent sur le quai de Bouioukdeyré 1.

Les premiers Grecs qu'ils rencontrent tombent sous leurs coups; les domiciles des particuliers sont envahis; un vieillard aussi respectable par son âge que par sa douceur, M. Joseph Fonton, conseiller d'ambassade de Russie, ne trouve de salut qu'en se cachant dans les combles de son hôtel qui est mis au pillage. D'autres brigands attaquent le palais d'Espagne; on ne sait comment ils ont oublié celui du baron de Strogonof; ils viennent de mettre le feu à une église; trois fois les flammes ont respecté le village de Iéni Makhalé, le calme de l'air a arrêté les progrès de l'incendie. Les hameaux, jusqu'à Belgrade, sont la proie d'une soldatesque sans pudeur et sans frein.

'Bouioukdeyré, bourg situé à quatre lieues de Constantinople, sur le Bosphore.

Constantinople répond au signal des assassinats, la grande ville mugit; quelques Européens rencontrés dans leurs caïques, sur le Bosphore, sont fusillés; les maisons grecques sont partout attaquées; et ce n'est que le 19 avril que le carnage et le tumulte cessent, comme par enchantement. La Porte envoie un corps de trois cents janissaires à Bouioukdeyré, pour veiller à la sûreté de l'ambassadeur de Russie, dont on avait outragé le conseiller et l'ami. De nombreux corps de troupes, conduits par des officiers supérieurs, dissipent les hordes meurtrières qui ensanglantaient Constantinople, et les chrétiens croient au retour du calme. Calme funeste, préparé pour l'arrestation de trois cents individus des plus notables d'entre les Grecs, qui furent suppliciés dès le lendemain, sans aucune enquête.

Le divan, convoqué à la porte du grand vizir, à quatre reprises différentes, d'après les insinuations de Khalet-effendi, préludait ainsi, en propageant les fureurs populaires jusqu'à Smyrne, au grand holocauste médité; c'était la cinquième fois de la semaine qu'il se réunissait. Le vendredi saint, au lever du soleil, le ministre d'iniquité, Benderli Ali-pacha, vizir azem de l'empire, assis sur son tribunal, au-dessus duquel est dessiné le chiffre du sultan, couronné de cette inscription, UNE HEURE DE JUSTICE EST PLUS MÉRITOIRE QUE SOIXANTE ANS DE PRIÈRE, commande de lever le rideau de la salle d'audience. Les grands appelés au conseil s'inclinent devant le linteau où l'on voit écrit en lettres d'or, L'HOMMe protégé de dIEU NE S'ÉCARTE PAS DE L'ÉQUITÉ DANS L'ADMINISTRATION des affaires.

Alors les chefs de l'État appelés au conseil ayant été introduits dans l'ordre inverse de leurs dignités, chacun prit sa place. Le mufti, prince des prêtres, s'assit à la droite du vizir suprême, au-dessus du caziasquer de Romélie, tandis que le caziasquer d'Anatolie prenait place à sa gauche; l'istambol cadissi (préfet de police), les mollas de Galata, d'Eyoub, de Scutari, représentant les scribes et les anciens du peuple, se rangèrent agenouillés sur le sofa, le visage tourné vers le chiffre du sultan. Debout, au centre de la salle, le tchaoux bachi. chef du prétoire, formait l'axe éloigné de deux lignes demi-circulaires de ses sbires, dont les extrémités aboutissaient à un rang de janissaires ayant devant eux aga, tchorbadgis', askers', oda-bachis, ITchorbadgis, donneurs de soupe, colonels.

2 Askers, chefs de cuisine, majors.

Oda-bachis, chefs de chambrées, capitaines.

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