Images de page
PDF
ePub

Dès sa première restauration, Grégoire avait été accusé d'être partisan secret des Russes; et il fut déposé pour la seconde fois, sous ce prétexte aussi injuste que celui de favoriser les idées révolutionnaires, parce qu'il avait fait imprimer les Évangiles. Enfin, rappelé pour la troisième fois au trône œcuménique des Grégoire le Grand et des Gennade, au moment où le fougueux Mahmoud II avait ceint le sabre d'Ottman, l'arcadien ne pouvait plus ambitionner que la couronne immortelle, qui manquait seule à sa gloire.

Grégoire n'avait encore été éprouvé que par des tribulations! Quatre-vingt-quatre années, dont plus de cinquante écoulées au milieu des sollicitudes inséparables du ministère des autels, avaient blanchi la tête du prédestiné, quand l'insurrection éclata dans les provinces ultra-danubiennes. Il avait anathématisé ses auteurs sans désarmer la tyrannie qui avait signalé la demeure sainte du pontife et de son synode, comme le trésor général des Grecs, et l'arsenal d'où ils devaient sortir armés pour bouleverser Constantinople. Le coup était porté ; la multitude, incapable de raisonner, avait accueilli cette calomnie, et les hordes des janissaires ne tournaient plus leurs regards vers l'enceinte de l'église militante, que pour s'encourager à y porter le fer et le feu. Le patriarche le savait; mais le zèle du Seigneur l'avait décidé à braver les cris de la populace, le bruit des armes et l'aspect du carnage, pour secourir les malheureux, sans interrompre les cérémonies de la semaine consacrée à la commémoration des douleurs du Sauveur du monde. Il avait célébré l'office du vendredi saint, lorsqu'il fut invité à se rendre à la Porte du grand vizir, chatir azem, pour y recevoir la communication de ses ordres.

1

Le 19 avril au soir les massacres avaient cessé; et le patriarche, qu'on avait pressé de fuir pendant ce moment de calme, fort de la pureté de sa conscience, méprisant le peu d'années qui lui restaient à vivre, voulut, à l'exemple d'Éléazar, en faire le sacrifice au troupeau que Dieu lui avait confié. Il était depuis si longtemps familiarisé avec les dangers! D'ailleurs la Porte, disait-il, afin d'inspirer à ses amis une sécurité qu'il n'avait pas, lui devait de la reconnaissance pour les services qu'il lui avait rendus en ramenant des provinces entières révol

• Ἦλθεν ἡ μεγάλη ἑβδομάς, καὶ ὁ γενναῖος Γρηγόριος, μεταξύ βαρβαρικῶν ὅπλων, καὶ κραυγῶν, καὶ σφαγῶν, ἐτέλεσεν εὐλαβῶς τὴν ἀκολουθίαν τῶν κοσμοσωτηρίων παθών, δακρύων συγχρόνως, καὶ τῶν ὁμογενῶν του τὰ πάθη.

Λόγος ἐπιτάφιος, σελ. 36.

tées à l'autorité du sultan. Ses conseils avaient souvent été utiles aux ministres ottomans dans leurs rapports politiques avec les puissances étrangères. Peut-être, dans une crise aussi difficile, voulaiton le consulter, comme il arrive dans une tempête, où l'on prend quelquefois l'avis d'un simple matelot pour sauver le navire que chacun a intérêt à préserver du naufrage. Hélas! l'infortuné ignorait que la question insidieuse posée dans le divan tenu le matin avait été depuis résolue affirmativement par le sultan, qui avait, sur toutes choses, à cœur de saisir le moyen d'insulter à la majesté de l'empereur orthodoxe de Russie dans la personne du chef de l'église d'Orient.

Afin de préparer une réponse à l'usage de la diplomatie chrétienne, et d'aviser à la manière de porter le coup le plus outrageant possible aux Nazaréens, on avait consulté les annales de l'empire. On y trouva qu'en 1651 et 1655, Mahomet IV régnant, et le fameux Kiupruli1 tenant les sceaux de l'empire, on avait supplicié deux patriarches au fond des cachots 2. Cette autorité ne suffisait pas à la haine du sultan; et comme on se rappela qu'on avait fait pendre autrefois en place publique le vicaire général de l'église latine, sous prétexte qu'il correspondait avec le pape3, on s'était arrêté à ce dernier parti, en choisissant, pour l'exécution du Panagiotatos Grégoire le jour solennel de Pâques.

La mort planait sur la tête du vénérable Grégoire, lorsqu'il se présenta devant le chatir azem ou grand vizir, qui lui apprit qu'après la mort de Nicolas Morousis, son frère Démétrius s'étant retiré à Odessa, on s'était décidé à arrêter sa famille afin de la rendre responsable des entreprises du fugitif. Entrant à ce sujet dans des détails

'M. de la Haye, alors ambassadeur de Louis XIV à Constantinople, fut insulté par ce même vizir. Son fils, le sieur Vantelet, ayant refusé de trahir le secret du chiffre, éprouva des injures telles, que les huissiers qui le traînèrent en prison lui cassèrent une dent, sans qu'on obtint ensuite satisfaction d'un attentat, dont les historiens turcs tirent vanité dans leurs récits. Voyez les Mémoires de Darvieux.

2 Le reis-effendi, dans une note de sa réponse à l'ambassadeur d'une des puissances chrétiennes, dit qu'un de ces patriarches fut pendu publiquement le 31 mai 1655, comme suspect de liaisons avec la Russie et les souverains de Moldavie et de Valachie.

Voyez le Voyage de Pietro della Valle dans la partie qui traite de Constantinople et de ce meurtre, dont les suites furent fâcheuses pour tous les Francs.

• Ilavayitatos, tout saint: c'est le titre des patriarches. Voyez Eucolog., pages 144, 625. Codin., page 410. Franc. Richard. in Scuto fidei, pars 2, page 113.

très-étendus sur la politique de la Russie, à laquelle il rattachait la folle entreprise d'Alexandre Hypsilantis, qu'il qualifiait d'enfant perdu de l'intrigue des Moscovites, chose dont une légation étrangère lui avait, disait-il, fourni des preuves irréfragables, le perfide assura le patriarche que la Porte, ne connaissant pas de serviteur plus zélé que lui, avait voulu le charger du soin de garder les otages; que sa demeure deviendrait leur asile, et que le patriarche grec serait pour l'épouse et les enfants de Morousis un gardien plus agréable qu'un mahométan. Au sortir de cette conférence, cette famille fut conduite à la métropole; et Grégoire regarda comme une faveur du ciel, au milieu de ses afflictions, la circonstance qui lui procurait le moyen de donner des consolations aux parents d'un martyr.

La charité des chrétiens, disait un ancien témoin des persécutions qu'ils enduraient 1, est incroyable quand quelqu'un d'eux est dans les fers. Ils prodiguent tout, convaincus qu'ils sont frères, du moment où ils ont embrassé le culte du Christ; leurs biens sont communs; et, persuadés de l'immortalité de leur âme, ils méprisent la vie. Grégoire, pénétré de cette charité, mais dominé par les fonctions de son ministère, avait confié ses otages aux soins d'un ecclésiastique, sans lui donner aucune instruction que de pourvoir à leurs besoins et de veiller à leur sûreté. Celui-ci, témoin des larmes et des angoisses d'une famille qu'il chérissait, sachant que sa perte n'était que différée, et se rappelant que Grégoire avait répété plusieurs fois qu'il donnerait sa vie pour la sauver, ne fit aucune difficulté de se prêter à son salut. Ainsi, ayant nolisé sous main un vaisseau européen prêt à mettre à la voile, il y embarqua les proscrits, qui avaient quitté Constantinople avant que les serviteurs de la métropole se fussent aperçus de leur évasion.

A peine fut-elle connue du patriarche, qu'il dit sans s'émouvoir aux prélats de son synode, qui l'entouraient : Voilà mon arrêt de mort. Il retourne aussitôt vers le grand vizir Benderly, qui, sans le laisser parler, lui demande, d'un air courroucé: Où est la famille Morousis? Étonné de cette question inattendue, Grégoire lui raconte ce que le traître savait mieux que lui, puisqu'il avait été le provocateur d'un délit nécessaire à son projet. Il suffit, s'écrie-t-il, infidèle 2, ce forfait est ton ouvrage; retire-toi de ma présence. Le paLucian. in Peregrin.

2 J'ai changé en l'adoucissant l'apostrophe du grand vizir, qui fut la suivante :

triarche s'incline à ces mots, soutenu par ses diacres, qui le reconduisent à son palais, où il n'est pas plutôt rentré qu'il se prépare à la mort. Il prie devant le Seigneur, il pleure, prosterné au pied de l'autel; une sueur froide mouille son front, et, disposé à boire le calice, il se relève en disant : Que ta volonté, et non la mienne, soit faite, & mon Dieu ! γενηθήτω τὸ θέλημά σου, πλήν οὐχ ὡς ἐγὼ θέλω.

L'église tout entière, plongée dans la douleur, priait aussi dès qu'elle connut le motif de l'entrevue de son pasteur avec le grand vizir. Puis, se rappelant ses éminentes vertus, sa tolérance à l'égard de toutes les confessions chrétiennes, parmi lesquelles Grégoire ne comptait que des amis, chacun y trouvait des motifs d'espérance tels, que l'idée d'un supplice ignominieux n'entra dans la pensée de personne. Le patriarche était au contraire à cet égard sans illusion. Cependant on ne remarquait aucune disposition hostile de la part du grand vizir Benderly. Ses paroles, en les pesant, ressemblaient plutôt à des reproches qu'à des menaces, et ce qui se passait avait plus l'air d'une disgrâce que d'un projet d'attentat. Enfin le soleil le plus serein ayant terminé la journée du samedi saint, on respira, comme aux premiers symptômes d'une amélioration qui se manifeste après une crise pendant laquelle une famille tremblait pour les jours d'un père adoré.

C'est un usage aussi ancien que l'église primitive d'Orient, de célébrer le mystère de la Résurrection pendant la nuit, qui est appelée à cause de cela pervigil, afin que le Seigneur trouve les fidèles éveillés, en attendant l'arrivée de leur roi au moment de sa victoire sur la mort1. La rigueur du jeûne qui s'observe depuis la cène du jeudi jusqu'à l'annonce de la phase sacrée ne permettant aux religieux que de tremper leurs lèvres dans quelque boisson non fermentée pour se désaltérer, Grégoire, ayant fait apporter une coupe remplie d'eau parfumée de miel du mont Hymette, la bénit, en goûta, et dit en soupirant: Mon âme est triste jusqu'à la mort. Le moment du combat est arrivé, et il invite le synode réuni autour de lui à réciter les prières des agonisants. Il en prononce les premières paroles; puis, les yeux fixés au ciel, où son âme semble déjà transportée, il reconnaît celle

Haïdé, rou, pésséving, anna séni Sékim. La délicatesse de notre langue ne me permet pas de la traduire.

Lactant., lib. vii, ch. 19. Isid., lib. vi. Orig. ch. 16.

qui lui apparut autrefois dans une des vallées du Ménale en l'appelant son serviteur; il la salue des noms de reine des anges et des patriarches. Il demande ensuite pardon à Dieu, à ses frères; et son confesseur, l'archimandrite D. Païsios, assisté de sept hégoumènes, chefs d'autant de monastères d'Europe et d'Asie, lui ayant administré l'extrêmeonction, il se lève, revêtu d'une force nouvelle.

Dix heures du soir. La seconde veille de la nuit venait de sonner, et la crécelle appelait le clergé à la métropole, quand les diacres placèrent la couronne impériale 1 sur la tête de Grégoire, tandis que d'autres le revêtaient de l'éphod, et qu'un vieillard, après s'être agenouillé, ceignait ses flancs de l'étole de la valeur, en disant : Reçois, homme faible, le ceinturon de la force. On remit en ses mains le bâton pastoral, et il se leva en disant : « Les portes de l'enfer ne prévaudront » point contre elle. Marchons en priant; vous serez, cette nuit » même, scandalisés à cause de moi; car il est écrit : Je frapperai le >> pasteur et son troupeau sera dispersé. >>

Il dit, et, conformément aux capitulations concédées par Mahomet II, la procession sort du palais patriarcal pour se rendre à l'église métropolitaine dédiée à saint Nicolas; car depuis la chute du trône de Constantin, jamais les Grecs n'ont consacré aucun temple à la Sagesse éternelle, persuadés que la grande basilique de SainteSophie, maintenant convertie en mosquée, redeviendra un jour la cathédrale auguste de l'orthodoxie 2. L'étendard du roi est déployé ; il est précédé de la croix, entourée de douze lampadophores tenant en main des torches de cire, dont l'éclat dirige la pompe sacrée, car la lune n'a point encore paru au-dessus de l'horizon pour guider les pas des fidèles. Douze pylophylaques (portiers), chargés de veiller aux portes du temple, les suivent, tenant en main des caducées en ébène, symbole du deuil de Sion; car, au temps des empereurs chrétiens, ils portaient des verges d'or surmontées d'aigles bicéphales, emblèmes de la suprématie du prince orthodoxe sur l'Orient et l'Oc

Une décrétale de Constantin permit et ordonna au patriarche, ainsi qu'aux archevêques et évêques, de porter les ornements impériaux, qu'ils revêtent encore de nos jours.

* Cette espérance de tradition est l'objet d'un chant religieux, que les Grecs n'entendent jamais sans répandre des larmes. Je regrette que les bornes de l'histoire ne me permettent pas de publier ici cette pièce inédite, car celle donnée par M. Fauriel est incomplète.

« PrécédentContinuer »