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trouva vide le trésor du patriarcat, dont les richesses étaient les pauvres, les affligés, les veuves et les orphelins, auxquels Grégoire consacrait ses revenus et ceux de l'Église. Ainsi la destruction des temples du Seigneur tourna à la confusion de la calomnie, qui ne tarda pas à renverser le quartier du Phanal, dont le successeur d'Omar fit vendre au poids les riches et nombreuses bibliothèques des princes grecs, sa cupidité trouvant plus avantageux de les détruire ainsi, que d'en chauffer les bains de son sérail. Ce fut alors aussi qu'on mit, dit-on, aux enchères plusieurs familles grecques distinguées; qu'on attenta aux propriétés des banquiers et des négociants placés sous la protection de la Russie; qu'après avoir fait tomber une multitude de têtes sous le glaive des bourreaux, on eut recours aux noyades, aux déportations, et qu'on finit par égorger en masse les chrétiens des deux sexes qui se trouvaient renfermés dans les catacombes du bostandgi-bachi.

Sans doute qu'il y eut exagération sur le nombre des victimes; mais autant qu'on put en juger par la désertion dans les bazars, il dut être considérable. Il fut surtout préjudiciable aux consommateurs, parce que ceux qui périrent étaient en grande partie des artisans, des boulangers, des regrattiers ou bacals et des jardiniers, que la gravité de l'histoire ne dédaignera pas de regarder comme une perte aussi réelle, quoique moins éclatante, que les familles princières du Phanal. Les rivages du golfe de Céras et de la Propontide, jusqu'aux Sept-Tours, furent couverts de cadavres, que la mer rejetait sur la grève, où ils servaient de pâture aux myriades de chiens vagabonds qui infestent les rues de Constantinople.

Le sultan se repaissait de ce spectacle, lorsqu'on lui révéla le seul complot véritable qu'on eût formé contre sa personne; il était, dit-on, l'ouvrage d'Ali Tébélen, que son sérasquier Khourchid-pacha tenait assiégé dans le château du lac de Janina.

Cette conjuration déjouée, quoique restée impunie, devait éclater au milieu de l'agitation de la capitale. Quinze cents Schypetars mahométans, la plupart maçons et garçons bouchers, tousendurcis au travail ou accoutumés à verser le sang, qui s'étaient signalés en prenant la part la plus active aux désordres publics, en étaient les auteurs. Con

Les deux autres contenaient les reliques d'une reine de Constantinople, et de sainte Théodose ou Vénérande, qui souffrit le martyre à Smyrne.

duits par un marchand de foie nommé Khalil, natif de Delvino, ils avaient hurlé, au milieu des fanatiques, avec plus de véhémence que les derviches, et, sous le voile de la dévotion, ils avaient favorisé l'évasion des Grecs qui avaient pu leur payer rançon, préférant les laisser fuir à ce prix plutôt que de les égorger. Cette espèce de modération intéressée ayant été remarquée, l'autorité, qui voulait en profiter, leur en fit un crime, et on résolut de les dépouiller.

Oter à des Schypetars leur argent, ou leurs armes! il était plus facile de leur arracher la vie. Prévenus du coup qu'on méditait contre eux, le chef des Arnaoutes rappelle à ses camarades qu'ils doivent songer à leur sûreté; et, après leur avoir expliqué les moyens d'y pourvoir, ils résolvent de s'emparer du magasin des poudres situé près de Saint-Étienne. Ils s'y étaient cantonnés, comme s'ils eussent voulu regagner leur pays, lorsqu'on apprit leur dessein; et les janissaires envoyés contre eux n'ayant pu parvenir à les arrêter, on saisit cette occasion pour disgracier le grand vizir Benderly..

On le dépose, on l'exile; et, dès qu'il est embarqué, le divan s'empresse de rejeter sur son compte les meurtres qu'il avait autorisés. Ainsi on fit annoncer aux ambassadeurs des puissances chrétiennes, et surtout à celui de Russie, que pour lui donner une satisfaction équivalente à la pendaison du patriarche de l'église orthodoxe, on avait révoqué le vizir azem, auteur des maux qu'on déplorait. On se dispensa prudemment d'en dire davantage; et, quoique personne ne fût dupe de la disgrâce d'un ministre qui n'avait agi que d'après les ordres précis du Grand Seigneur, on fut charmé, à Péra, de trouver un prétexte propre à excuser les mahométans aux yeux de l'Europe.

L'éloignement du grand vizir Benderly, désavoué dans des vues aussi politiques que cupides, car son maître s'empara de ses trésors, ayant été suivi du calme de la capitale, qui était celui des tombeaux, l'affreuse proposition du massacre général des Grecs fut de nouveau reproduite dans le divan. Le sultan le voulait; mais plusieurs Turcs, suscités par le mufti, s'y étant opposés avec énergie, on dut se contenter de faire décréter dans cette séance, tenue le 28 avril, le désarmement général des raïas de l'empire. Des ordres furent en conséquence expédiés à tous les gouverneurs des provinces: et le sultan, irrité de cette demi-mesure, disgracia les antagonistes de son projet sanguinaire, qui s'estimèrent trop heureux de ne pas payer de leurs têtes une modération digne d'éloges.

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Khalet-effendi, provocateur des mesures de haute atrocité, parvint, à l'aide de sa fidèle Khasnadar Ousta, qu'il enrichit des dépouilles des dames grecques du Phanal, à calmer la fièvre du lion, auquel on fit penser à remédier aux maux de l'empire. On reprit l'organisation des bandes armées qu'on dirigeait immédiatement contre les insurgés, sans réussir à faire entrer en campagne les janissaires, qui s'obstinèrent à justifier leur désobéissance, en disant qu'il ne convenait pas de dégarnir la capitale de l'empire de ses défenseurs. Leurs officiers, vainement sommés au nom de la religion, menaçaient de faire sortir les marmites, qui sont les étendards de leurs hordes faméliques; et le sultan, qu'on commençait à appeler fils de l'esclave, dut céder à la volonté de la soldatesque, tant le despotisme est faible dans l'essence de son pouvoir.

On procédait à l'équipement de la flotte destinée à agir contre la Morée; mais les Hydriotes qui en formaient les équipages étant assassinés, il fallut aviser aux moyens de les remplacer. On ramassa quelques Barbaresques, et après avoir exercé la presse sur les bateliers, on recourut aux ministres des puissances européennes, qu'on pria de permettre d'employer les marins qui vivaient sous leur protection, pour faire justice des Moraïtes. On les trouva, ces superbes ambassadeurs qui n'ont jamais osé faire entendre de courageuses vérités aux princes chrétiens, plus faciles, sur cet article, que les janissaires. A là vérité, indépendamment de leur obligeance pour le sultan, les légations se débarrassaient ainsi d'une foule de misérables sans honneur et sans patrie, qui, réunis aux Esclavons qu'on voit errer par bandes à Constantinople, équipèrent d'une manière digne d'elles les chiourmes de sa hautesse. On entassa ensuite à bord des vaisseaux de celui qui s'intitule le Souverain des deux mers et des deux continents, des soldats, des artilleurs; et le grand amiral Cara Ali, qui était fils d'un meunier de Trébizonde, ayant arboré son pavillon au mât d'un vaisseau de cent dix canons, prit le commandement de ce ramas hétérogène de barbares et de criminels, après avoir reçu de la bouche du sultan l'ordre de ne lui rapporter que les cendres du Péloponèse, prétendant qu'il fallait en calciner jusqu'aux montagnes.

C'est le nom que les Turcs donnent au Grand Seigneur lorsqu'ils se révoltent parce que la dynastie ottomane, qui est étrangère en tout à nos mœurs, ne se reproduit que par des femmes achetées à prix d'argent, ou bien données en présent, mais toujours à titre d'esclaves, par les gouverneurs des provinces, ou par des corsaires, lorsque ceux-ci font des prises de cette espèce dans le cours de leurs pirateries

CHAPITRE II.

de

Soulèvement général de la Grèce. Situation politique des îles d'Hydra, Spetzia et de Psara. Elles proclament l'indépendance. - Patriotisme de leurs armateurs. Continuation des affaires de Moldavie et de Valachie. direction des insurgés.

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Mauvaise - Marche du pacha d'Ibraïlof. - Combat de Galatz. Valeur brillante d'Athanase et des Grecs.-Se retirent sur le Pruth.-Remontent à Iassy; — arrivée de Cantacuzène dans cette ville. - Arrestation de Théodore Vladimiresco. Il est décapité. Retraite d'Hypsilantis. Défection de Can

tacuzène. Bataillon sacré des hétéristes. Dévouement sublime d'Athanase. - Combat de Skullen. - Objet de l'admiration de la postérité. Fin glorieuse de Spiros d'Alostros. - Noms des héros morts pour la patrie. Combat de Dragachan.Destruction du bataillon sacré. Fuite d'Hypsilantis. Sa proclamation injurieuse.-Se réfugie en Autriche, est arrêté et incarcéré à Montgatz.

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Aux accents souverains de la religion outragée, les Grecs Moraïtes, refoulés dans les montagnes; les Béotiens, déconcertés, après leurs succès, par l'annonce de l'approche des Turcs que Khourchid-pacha expédiait contre eux; les Étoliens, jusqu'alors indécis; les Souliotes, retranchés dans leurs météores 1, jurèrent unanimement de mourir pour la patrie; et le cri de vengeance ayant retenti au milieu de la mer Égée, l'ébranlement devint général. Mais dans quel moment et sous quels auspices les chrétiens allaient-ils engager une lutte, non moins inégale par le nombre que celle de leurs ancêtres contre Xerxès, et incomparablement plus éloignée de toute chance de succès, puisqu'ils n'avaient pour eux, ni les armes, ni la supériorité de la tactique! Car où étaient leur Miltiade, leur Thémistocle, leur Cimon, leurs arsenaux, et les oracles qui devaient leur rendre des réponses capables d'enflammer leur courage? Cruellement désavoués par la Russie, les chefs de l'insurrection des provinces ultra-danubiennes étaient à moitié vaincus avant d'avoir tiré l'épée. Dénoncés comme des rebelles au tribunal de l'amphictyonie européenne, les Grecs y avaient été condamnés sans être entendus. D'autres que les

1 Météores, ou montagnes escarpées.

Hydriotes pouvaient légitimer une indifférence que l'égoïsme aurait qualifiée de salutaire, en flétrissant du titre de rebelles leurs compatriotes de Constantinople et de Patras, et alors les insulaires, qui ne s'étaient pas encore compromis, devaient espérer de demeurer tranquilles et respectés. Mais une voix plus puissante que celle de la pythie de Delphes avait parlé; la voix des martyrs et des confesseurs du Très-Haut était montée jusqu'au trône du miséricordieux, qui avait commandé à son peuple de prendre les armes, en lui annonçant le triomphe de la croix.

Les Hydriotes, sortis du sein des mers, comme leur fortune, qui les a placés au premier rang des navigateurs de l'Archipel, ayant une richesse navale de cent vingt vaisseaux, quelques capitalistes possesseurs de quarante millions, devaient cependant y penser longtemps, avant de compromettre une existence pareille à celle dont ils jouissaient. Sobres, actifs, économes, satisfaits d'un modique salaire, ils s'étaient rendus maîtres du commerce du Levant, que personne ne pouvait leur disputer sous le rapport de l'économie du transport. Gouvernés par un sénat, que présidait un chef électif pris entre leurs capitaines, et confirmé à vie au nom du sultan, qui n'en savait rien; régis d'après les lois du code de commerce français, qu'ils s'étaient fait concéder à prix d'argent par le capitan-pacha suzerain de la mer Égée, ils ne payaient d'autre tribut à la couronne, que celui de cinq cents marins, qu'ils étaient obligés de lever et d'entretenir à leurs frais, pour l'armement annuel de la flotte chargée de percevoir l'impôt des îles de la mer Blanche. Cette corvée n'avait d'odieux, en principe, que le nom de servitude à titre de rachat de la tête, qu'on lui donnait. Répartis sur les vaisseaux turcs, les Hydriotes y faisaient la manœuvre des voiles et l'office de timoniers, sous le commandement d'un de leurs capitaines. Celui-ci, en qualité d'abject, avait, comme les huguenots autrefois sur nos vaisseaux, son poste à la proue du bâtiment, tandis que l'amiral ou le capitaine du bord, pareil aux pourceaux d'Épicure, mollement couché à la poupe, fumait, en laissant jusqu'au soin de se naufrager à des subalternes trop honorés quand il daignait leur demander quel temps il faisait, ou de quel côté on portait le cap.

Le capitan-pacha avait à son bord, harem d'éphèbes, cuisine abondante, chancellerie (car, en sa qualité de ministre de la marine, un détachement de scribes et de drogmans voyageait avec lui), der

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