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viches chargés de prier, musiciens, saltimbanques, joueurs de marionnettes, tireurs de cartes, diseurs de bonne aventure que l'on consultait plutôt que la boussole, et, chose indispensable auprès de tout despote, une escouade de bourreaux. Des boutiques de café encombraient les entre-ponts, garnis de nattes, sans s'inquiéter des accidents du feu, auxquels une providence particulière veillait pour empêcher des malheurs qui auraient dû arriver plus fréquemment. On prenait port chaque soir, afin de dormir plus à l'aise; sans oublier de tirer le canon, comme après une victoire. Telle était la vie des Argonautes mahométans, bien différents des Barberousse et des Dragut, terreur de la croix, qui élevèrent si haut la gloire du croissant. Aussi les Hydriotes, mieux nourris et mieux traités que sur leurs vaisseaux, se seraient-ils disputé le plaisir de faire ces campagnes, s'ils n'avaient eu, chaque année, sous les yeux, le spectacle de leurs frères, (que les infidèles qualifiaient de taouchans ou lièvres, à cause de leur timidité), pressurés, torturés, et souvent pendus, par d'aussi lâches oppresseurs. A cette humiliation près, si toute injure nationale n'était pas plus cruelle que la mort, Hydra était heureuse. Elle était surtout florissante; déjà ses habitants avaient trouvé le moyen d'acquitter le tribut du Minotaure, en se faisant remplacer, sur l'escadre turque, par des matelots d'Hermione, qu'ils commençaient à associer à leur navigation, où ils les engageaient à la solde, tandis que chaque marin d'Hydra était embarqué à la part. Le président de l'île n'avait d'autorité que sur une cinquantaine de gardes. Les impôts se montaient à deux pour cent prélevés sur l'entrée et la sortie des marchandises; des écoles répandaient chez eux l'instruction publique; un hospice était destiné aux infortunés; un lazaret repoussait la peste de leurs rivages, moins sûrement que l'austérité de leurs mœurs n'en éloignait la contagion morale de l'Europe. Une population de trente-cinq mille âmes vivait ainsi sur un rocher, où les primats seuls pouvaient faire creuser leurs sarcophages, tandis que le peuple se faisait inhumer en terre ferme. Aussi, riches uniquement du commerce, ils chantaient: Hydra n'a point de champs; mais elle a des vaisseaux! Neptune est son domaine, ses nautoniers sont ses laboureurs. Avec ses vaisseaux rapides, Hydra moissonne en Égypte, s'enrichit en Provence et vendange sur les coteaux de la Grèce !

Tiparenus (Spetzia) 1, et la stérile Psara, en pouvaient dire autant. Les Grecs écrivent son nom letţã.

Tributaires de la Porte aux mêmes titres qu'Hydra, elles étaient également l'œuvre de l'industrie, et unies entre elles par les liens du sang, leurs habitants avaient reçu du divan le titre de neferlides, ou auxiliaires. Que n'aurait pas fait un souverain de sujets devenus opulents pour soutenir l'auteur de leur bien-être? car il est dans la nature des peuples qu'un État a enrichis, d'employer toute leur énergie pour le soutenir. Mais les Grecs, solidaires aux yeux du despotisme, étaient compromis par l'insurrection de la Morée, et ce ne fut qu'à regret qu'ils devinrent infidèles.

Constantin, agent d'Ali Tébélen, leur avait depuis longtemps communiqué le plan de la Porte, tendant à l'extirpation du christianisme; mais cette révélation était si atroce, que les Hydriotes la regardèrent comme une fraude inventée par le satrape de Janina, dans le but d'opérer une diversion favorable à sa cause. Ils l'abhorraient trop, pour ne pas se défier de tout ce qui venait de sa part. Mais quel fut leur étonnement, quand des lettres de Prévésa leur apprirent que leurs enfants, leurs frères, leurs parents, embarqués, depuis plus de huit mois, sous le pavillon du vice-amiral ottoman, avaient été en partie assassinés, dès que le barbare avait eu connaissance de ce qui était arrivé à Patras! Cent des plus braves marins avaient péri; et ceux qu'on avait épargnés, avaient été dirigés de Salagora vers Janina, pour les employer sur une escadrille qu'on voulait opposer à celle d'Ali-pacha, qui était maîtresse de la navigation du lac. On les avait obligés, ainsi qu'une foule de paysans chrétiens que les Turcs chassaient devant eux à coups de fouet, à transporter des barques entières sur leurs épaules, à défaut de moyens de charroi. Plusieurs avaient succombé sous le poids de pareils fardeaux ; et ceux des Hydriotes qui vivaient encore ne devaient combattre qu'enchaînés aux bancs de rameurs des caïques chargés des soldats de Khourchidpacha.

A la lecture de cette dépêche, la consternation devint générale. Les vieillards maudirent leur existence. L'année, s'écriaient les femmes, a perdu son printemps; et cette voix lamentable, entendue autrefois dans Athènes, jointe à des dépêches importantes arrivées par un paquebot expédié de Psara, obligea le sénat à examiner la grande question de l'insurrection.

Salagora, échelle principale du golfe Ambracique. Voyez tome II, page 139, de mon Voyage dans la Grèce.

« Le péril est imminent, écrivaient les tétrarques de Psara', iln'y ≫ a plus de temps à perdre! Le divan a résolu le désarmement gé>>néral des Grecs; et la marine n'étant pas exceptée de cette disposi>>tion, vous ne souffrirez pas, sans doute, qu'on arrache de nos mains >> quatre mille canons, et plus de soixante mille fusils, fruit de tant » d'épargnes et de travaux, que nous ne devons céder qu'avec la vie; » puisqu'en les livrant nous la perdrons avec eux. >>

Entraîné par ces avis, et informé que les îles de Spetzia et Psara avaient arboré la drapeau de la religion, la sénat d'Hydra composé de Lazare Condouriotis, président, Stamatis Bodouris, George Ghionés, Zamados, Emmanuel Tombazis, Anagnoste OEconomos, Basile Bodouris, et François Bulgaris, proclamèrent solennellement, le 28 avril, le règne de la croix. Le lendemain, le nouveau pavillon ayant été bénit par Cyrille, évêque d'Égine, fut arboré aux acclamations du peuple, auquel on adressa la déclaration suivante :

<< Au nom de Dieu tout-puissant.

» La nation grecque, fatiguée de gémir sous le joug cruel qui l'ac>> cable depuis quatre siècles, se lève et court aux armes pour briser » les chaînes dont les mahométans l'avaient indignement flétrie. Le >> nom sacré de liberté retentit dans toutes les parties de la Hellade; >> tout cœur grec s'enflamme du désir de reconquérir ce don inappré» ciable de la Providence, ou de périr dans ce glorieux combat.

>> Les habitants d'Hydra, jaloux de ne pas être moins ardents dans » cette lutte généreuse, bravant toute espèce de dangers, ont décidé » d'employer leurs ressources et les avantages de leur position, pour » combattre l'ennemi commun. »

En conséquence de cette résolution, le sénat faisait savoir qu'il avait nommé pour commandant de ses forces navales, Jacques Tombasis, fils de Nicolas, capitaine du vaisseau le Thémistocle, armé de seize canons, et qu'il le déclarait archinavarque, ou amiral. Ses instructions énoncées dans le corps du décret portaient qu'il se dirigerait, avec les vaisseaux à ses ordres, partout où il le jugerait nécessaire, pour combattre les forces ottomanes par les moyens usités dans une guerre légitime, jusqu'à ce que la liberté et l'indépendance de la

Tétrarques. L'ile de Psara était administrée par un conseil de quatre magistrats chargés de rendre la justice. Ils avaient chacun une partie du sceau, qui était divisé en quatre portions, qu'on devait réunir pour confirmer chaque délibération prise d'un commun accord.

Grèce fussent affermies sur une base inébranlable. Cette résolution fut aussitôt expédiée aux amirautés de Spetzia, de Psara, et des fles qui possédaient des vaisseaux, pour y donner leur adhésion.

Elle était digne de la cause qu'elles avaient embrassée, et le scandale antique des rivalités suscitées entre l'Athénien Thémistocle et le Spartiate Eurybiade, fils d'Euryclide, au moment du danger le plus grand de la patrie, pour décider qui aurait la vaine gloire du commandement, ne se présenta pas même à la pensée des capitaines grecs de la mer Égée. Jacques Tombasis fut unanimement proclamé par eux navarque général de l'Union. Des souscriptions furent ouvertes à Hydra, où l'on vit MM. Condouriotis et Orlandos faire les fonds nécessaires à l'entretien, chacun de dix vaisseaux, montant à cinquantesix mille francs par mois de dépense, formant ainsi une somme de douze cent mille francs, que ces deux citoyens payèrent pendant la campagne qui commença au mois d'avril 1821.

On mit en même temps la main à l'œuvre pour équiper une flotte. Le diacre Bambas, professeur au collège de Chios, auquel les Hydriotes avaient donné asile, pour le dérober aux recherches de la Porte Ottomane, qui le poursuivait à tort comme hétériste, enflammait les habitants par ses discours sur l'union (ñep) á pμovías) et la liberté (zepi èλeveplas). Il la peignait plutôt sous les couleurs de son imagination, qu'avec les sévères beautés de la vraie liberté, qu'un peuple appelé par la voix de la religion priait l'Éternel de lui accorder. On travaillait, on chantait, on priait ; et jamais Tyr, Carthage, Tarente ni Athènes, aux temps de leurs prospérités, ne déployèrent plus d'activité que n'en montraient les Hellènes, impatients de venger des siècles d'outrages.

La Grèce, vue de ce côté, présentait un spectacle digne de l'admiration de la chrétienté; mais combien son horizon politique était différent au delà du Danube! Les boyards de Jassy étaient venus à bout de déterminer les Turcs à entrer dans les provinces ultra-danubiennes. On prétendit même alors qu'ils n'y pénétrèrent qu'avec l'autorisation du congrès rassemblé à Laybach, et de l'aveu de la Sainte-Alliance, qui permit ainsi de verser le sang des chrétiens.

Alexandre Hypsilantis retiré à Tergovitz, avec un parc de trois pièces d'artillerie de petit calibre, enlevées de la porte des prisons de Bukarest, restait cependant aussi tranquille dans son quartier général que le vainqueur de Cannes l'était à Capoue, en feignant de se repaître d'illusions, qui servaient à abuser ses partisans. C'étaient des ar

naoutes, des cosaques, des lanciers, des pandours, des gens tirés des mines de sel, et des hétéristes fort braves sans doute, mais tellement enthousiastes, qu'ils ne rêvaient que prodiges et victoires, avec une admirable insouciance.

Ces bandes hétérogènes, à entendre le chef et les membres de son conseil, qui étaient Cantacuzène, Christari, médecin, Lassani, homme très-décrié, et Orphanos, commis aux écritures dans la factorerie grecque de Bocaori, négociant d'Odessa; ces bandes étaient destinées à entrer dans un cadre régulier composé d'une réserve commandée par Démétrius Hypsilantis, qui devait passer le Pruth à la tête de seize mille hommes et de vingt pièces d'artillerie. On nommait les généraux, les colonels, les majors qui s'y trouvaient; et la chose, qu'il est encore difficile d'expliquer autrement qu'en disant qu'il y a eu un projet désavoué, semblait si évidente, qu'on était généralement rassuré. Aussi, il n'était question dans l'armée d'Hypsilantis, ni de discipline, ni d'ordre, excepté parmi les hétéristes, dont le bataillon, refusant solde et vêtements, menait une vie toute spartiate, en s'exerçant journellement aux manœuvres et à des travaux pénibles. Mais hors du quartier de cette magnanime milice, le camp n'offrait que l'image de l'anarchie. Ce n'étaient, tantôt chez Hypsilantis, et tantôt chez Cantacuzène, que festins, concerts, bals; et la surveillance était négligée au point, qu'un Turc de distinction, déguisé en Arménien, vécut aux dépens des insurgés pour les espionner, et séjourna à Tergovitz tout le temps que leurs généraux y passèrent. Les soldats, à l'exemple de leurs chefs, se régalaient aux dépens des habitants des campagnes, lorsqu'on apprit que les Turcs venaient de passer le Danube.

Le 113 mai, le vizir d'Ibraïlof ayant reçu avis que la division turque sortie de Constantinople, qui avait dévasté Bouïouk-Deyré, remontait le Danube, parut au lever du soleil devant Galatz. Son corps d'armée composé de cinq mille cavaliers et de douze mille fantassins, soutenus par douze pièces d'artillerie de campagne, mettait les chances tellement en sa faveur, que les habitants qui purent se sauver se retirèrent dans l'intérieur du pays. Les Grecs auraient pu sans déshonneur les imiter; mais quoique leur général Athanase d'Agrapha, qui commandait ces braves, montant au nombre de deux cents, n'eût que ces forces, tous résolurent unanimement d'attendre les barbares de pied ferme. On avait pour appui des retranchements en terre à moitié ruinés, que les Russes avaient élevés pendant la dernière guerre, afin

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