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accourus vers eux avec des soldats déterminés, ils résolurent de remonter le Pruth. Afin de faciliter le transport des munitions et des canons, ils s'embarquèrent sur des bateaux plats, où ils placèrent neuf bouches à feu, sept cents livres de poudre, des cartouches et des vivres. Naviguant ensuite le long du rivage, sous la protection d'un détachement de cavalerie qui côtoyait le fleuve, ils arrivèrent à Phalsi, d'où ils se rendirent à Jassy, au nombre de cinq cents hommes. Ils venaient se ranger sous les ordres de Cantacuzène; mais il était déjà trop tard pour se maintenir dans cette ville. Le pacha d'Ibraïlof, qui avait repris l'offensive, s'avançait à marches forcées vers l'orient de la Moldavie.

Les Turcs qui avaient constamment suivi Hypsilantis, inondaient la haute Valachie, tandis que son armée se fondait de jour en jour. L'inquiétude évait visible, même parmi les chefs. Les soldats, à l'exception de ceux de George l'Olympien, qui formaient un corps de cinq cents hommes, avec quelques Grecs sortis des bandes de Colocotroni', attachés depuis longtemps au service des hospodars; les soldats d'Hypsilantis n'attendaient que le moment de se débander. Le seul bataillon sacré, placé au milieu d'eux, semblait s'animer d'un courage nouveau en apprenant qu'il allait bientôt en venir aux mains avec les oppresseurs de la Grèces. Les rues de Rimnik retentissaient des hymnes patriotiques des jeunes hétéristes. Mais une poignée de braves ne pouvait maintenant avoir d'autre but que celui de combattre et de mourir avec gloire.

Cantacuzène, plus attaché sans doute à la vie, songeait à se tirer du mauvais pas où il se trouvait engagé. Il envoya dans cette intention du côté de Romano cinq cents cavaliers, sous la conduite de l'Épirote Ghikas et du Servien Vladen, avec ordre de se replier si l'ennemi se montrait en forces supérieures. Pour lui, évacuant aussitôt Jassy, il se rendit avec six cents hommes à Stinka, plateau voisin de la rive droite du Pruth, éloigné d'une demi-lieue du village de Skullen. Une pareille conduite fit naître des soupçons sur le compte de ce prince qui fut taxé tour à tour, et non sans quelque raison, de

1 On ne s'étonnera pas de voir des palicares de Colocotroni en Valachie, tandis que leur capitaine se trouvait en Morée, quand on saura que les milices grecques au service des hospodars étaient tirées en grande partie des corps d'armatolis de la Hellade.

lâcheté et de trahison par les Grecs venus de Galatz, qui n'étaient pas tentés d'imiter sa prudence.

Plus indignés qu'affectés de la conduite de Cantacuzène, les officiers de la faible garnison de Galatz, s'étant réunis le 16 juin, élurent à l'unanimité, pour taxiarques, Athanase et Kontogonės. Mais il fallait quitter Jassy, l'ennemi s'avançait; déjà Cantacuzène s'etait enfui sur les terres de Russie; on devait effacer la honte de sa défection par une action éclatante: cette pensée était au fond de tous les cœurs, et elle devint le cri général des braves, qui marchèrent aussitôt vers le Pruth.

Le même sentiment animait le bataillon des hétéristes. L'armée d'Hypsilantis avait passé l'Alouta ou Oltau, le 17 juin, pour prendre position au monastère de Dragachan, situé à deux lieues de Rimnik; Skullen et Dragachan allaient voir renaître les beaux jours de la Grèce!.... Comme dans ces chasses royales des monarques de l'Orient, où l'on met des armées en campagne pour traquer le gibier; après que les fauves timides, épouvantés par le bruit des clairons, sont tombés dans les rets, les lions qui se sont retirés à pas lents, rappelant leur courage, se préparent à une fin digne d'eux, de même les enfants des Grecs, poussés à bout, se disposaient à mériter un trépas héroïque. Le bataillon sacré, appuyé à la rive droite de l'Oltau, non loin des frontières de la Transylvanie; la phalange d'Athanase, acculée à l'extrémité orientale de la Moldavie, sur le bord du Pruth, devaient renouveler le même jour le mémorable combat des Thermopyles. Les Grecs, dans ces positions éloignées, semblaient s'être entendus pour étonner leur siècle et la postérité.

A la tête du bataillon des hétéristes, nom qui rappelait l'ageme des Thébains, mais avec des mœurs toutes pures et généreuses, on voyait, parmi une noble et florissante jeunesse que la mort devait bientôt moissonner, Démétrius Soutzos. Depuis quatre mois ce jeune prince, qui ne soupirait qu'après l'indépendance de sa patrie, avait donné l'exemple de plus hautes vertus, au milieu des prétentions des Phanariotes, qui ne préconisaient la liberté que pour arriver au pouvoir. On remarquait dans les mêmes rangs Diacoulis, d'Ithaque, qui ne devait plus revoir la fontaine appelée du nom d'Aréthuse, près de laquelle il avait passé son enfance; Bordier, de Genève, resté Français de cœur et de sentiments; le taxiarque Lucas, de Céphalonie, né au voisinage du mont Ennéios, consacré à Jupiter; l'Achéen Andronic,

le porte-enseigne Androulis; Pampiolachès, Panagiotis Kontolachès et Methodios Bogaziakias, tous trois de la république de Sphakia en Crète, fle où la liberté, plus ancienne que Minos, s'est conservée au fond des retraites du mont Ida. Ces braves, qui brûlaient de combattre, virent enfin paraître les Turcs le 18 juin; et le 19, contre la sage opinion du capitaine George du mont Olympe, qui voulait passer cette journée en escarmouches, afin d'attendre quelques renforts, Caravia, à moitié ivre, l'ayant emporté dans le conseil, on se décida à accepter le combat.

On se voyait forcé de le recevoir à Skullen, sous des auspices bien moins favorables qu'à Dragachan. Athanase et Kontogonès étaient à peine arrivés à Stinka, qu'ayant trouvé les travaux ébauchés par Cantacuzène mal dirigés, ils résolurent de se rapprocher du Pruth. L'emplacement qu'ils choisirent était encore une espèce de presqu'île qu'il aurait suffi d'isoler par un fossé, pour la fortifier; la cavalerie ne pouvait les y aborder, ni l'artillerie les atteindre, sans que les boulets turcs ne portassent contre les établissements russes situés de l'autre côté de la rivière. C'était dans cette même position que Pierre le Grand avait été réduit à capituler devant le grand vizir1; les Grecs, désavoués au nom de l'empereur Alexandre, allaient venger la mémoire du chef de la dynastie des Romanof. On mit la main à l'œuvre, mais à peine avait-on remué quelques toises de terre, qu'un détachement turc, composé de six cents cavaliers et d'autant de fantassins, se présenta, au coucher du soleil, devant Stinka, d'où on les chassa après leur avoir fait éprouver une perte assez considérable.

Avertis par cette attaque de l'insuffisance de leurs forces pour défendre Skullen, les Grecs profitèrent de la nuit pour brûler ce village, où l'ennemi se serait immanquablement établi et les aurait incommodés en se retranchant dans les maisons. On reprit ensuite le travail de la redoute, où l'on venait d'établir les neuf pièces de canon données par le capitaine Sphaëlos, quand, le 19 juin, à six heures du matin, les Turcs parurent sur les hauteurs de Stinka. Six mille hommes de cavalerie et deux mille fantassins couvrirent dans un instant la plaine comprise entre le Pruth et le Zizias. Alors les Arnaoutes, commandés par Kontos, imitant l'exemple des lâches auxiliaires campés aux Thermopyles 2, lorsqu'ils eurent connaissance de l'arrivée des Perses à

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l'entrée du défilé, désertèrent en masse et passèrent le fleuve pour se réfugier en Russie.

Honneur au courage malheureux! L'Europe qui a dédaigné les Grecs leur décernera un jour des couronnes. Athanase, resté avec quatre cent quatre-vingt-cinq soldats, a prononcé le serment qu'ils répètent, de mourir glorieusement! Il range sa troupe en bataille, et, suivi d'un nommé Apostolos de Leucade, il se jette ensuite dans un bateau et traverse le Pruth, pour faire ses derniers adieux à ses amis, qui se trouvaient témoins du combat prêt à s'engager. C'étaient des vieillards, des négociants et des familles de la Moldavie, mais tous Grecs d'origine, qui s'étaient soustraits à la mort en cherchant un asile sur le territoire russe. Pressé par eux de ne pas se sacrifier aussi évidemment, il leur demande comment lui et les siens pourraient à l'avenir supporter les regards de leurs compatriotes, s'ils apprenaient qu'ils ont fui sans coup férir devant les Turcs? Il se rembarque, en achevant ces mots, et dès qu'il a repris son poste, un corps de troupes russes préposé à la garde de la frontière, ainsi que les Grecs rassemblés au lazaret, jettent un cri immense : ils prennent Dieu à témoin qu'Athanase et sa troupe sont perdus, ils les supplient et les conjurent de se retirer auprès d'eux 1!

Les braves déterminés à combattre les saluent. Un parlementaire vient sommer Athanase de livrer ses armes au puissant vizir d' lbraïlof. Dis à ton maître qu'il vienne les prendre, répond le nouveau Léonidas.

Aussitôt les barbares poussent de longs hurlements, s'ébranlent, se précipitent en menaçant de tout écraser, lorsqu'un feu bien dirigė, portant la confusion parmi eux, les arrête et les force à reculer. Ils frémissent, ils réunissent leurs masses, ils font une seconde charge, et les soldats d'Athanase, contraints de plier, donnent le temps à quatre cents Turcs de s'emparer de Skullen, où ils s'établissent. Alors deux cents Grecs s'élancent contre les infidèles, et, après un combat de quinze minutes, les spectateurs postés sur la rive gauche du Pruth virent sortir des ruines du village qui venait d'être repris environ cent ma hométans, les autres ayant été tués ou enlevés par les chrétiens,

1

L'officier russe qui leur témoigna cet intérêt fut disgracié quelques mois après, pour avoir menacé les Turcs de les châtier, si quelques-uns de leurs boulets ombaient sur le poste qu'il était chargé de protéger.

qui en amenèrent vingt-cinq en vie dans leur batterie. Les Turcs, écumant de rage à cet aspect, recommencèrent des assauts qui couvrirent chaque fois les Hellènes d'une gloire impérissable.

A la suite d'une de ces charges, on remarqua Spiros Alostros, de Zante, atteint d'une balle à la poitrine, tamponner sa blessure avec les lambeaux de sa chemise, et continuer à se battre, jusqu'à ce que, suffoquant par l'effet de l'hémorragie, il laissa couler son sang avec lequel il écrivit un billet à sa mère, pour la féliciter d'avoir perdu son fils mourant pour la patrie; il finissait par ces mots : evaxept Haplos. Non loin du héros accoudé sur la terre on remarquait Sebastopoulos, de Chios, retranché derrière quelques cadavres dont il s'était fait un épaulement, combattant et succombant après avoir immolé une foule de barbares.

Il venait d'expirer quand tous les regards se portèrent sur un jeune homme, son nom n'est pas venu jusqu'à nous, qui après s'être attaché à la poursuite d'un cavalier, saisissant son cheval par la queue, saute en croupe et poignarde son adversaire.

Il revenait avec la tête du Turc à la main, lorsque Athanase, Jean Konthogonès, Apostolos, de Leucade, et l'Épirote Kontos, qui n'avait pas suivi l'exemple de ses coupables Arnaoutes, sortis des retranchements et perdus de vue pendant quelques instants au milieu des ennemis, reparurent chargés de dépouilles, et leurs sabres dégouttants de sang. C'était après la huitième charge et autant d'heures de combat, que ces braves, manquant de vivres, exposés à la chaleur du soleil, venaient de faire cette excursion. Leurs fusils, échauffés par des décharges presque continuelles, n'étaient plus maniables; leurs petits canons étaient à peu près inutiles, depuis qu'ils n'avaient pour projectiles que des morceaux de fer et des pierres. Cependant leur valeur ne se démentait pas. Il fallait des moyens extraordinaires pour les réduire, et l'ennemi étant parvenu à mettre six pièces de gros canon en batterie devant leurs retranchements tandis qu'il faisait marcher ses réserves, une trentaine de soldats, la plupart blessés, sortis de la redoute se précipitèrent dans le Pruth, où ils trouvèrent la fin de leurs souffrances.

Quelques critiques ont remarqué que ces expressions n'étaient pas du grec vulgaire. Je le sais; mais Alostros et ses camarades parlaient et écrivaient habituellement l'hellénique.

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