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Il leur restait des vengeurs! Athanase et Kontogonès (il fant proclamer les noms de tous les héros), qui étaient leurs taxiarques; Apostolos, de Leucade; les deux frères Mengleris, de Céphalonie; Sphaëlos; George Xénocratès et Nicolas Touzonnidès, de Thessalonique; Gabriel Sendocakis, de Constantinople; Sebastopoulos, de Chios; Sophianos, de Cos; l'Épirote Kontos; le Servien Inzès, Panagioti Lagos, âgé de quinze ans ; Nicolas Pysaksès, de Janina; l'Achéen Alexandre, et plusieurs autres, au nombre de cinquante, parmi lesquels se trouvaient plusieurs Sphaciotes, s'étant jetés tête baissée au milieu des ennemis, y trouvèrent une mort digne de leur courage.

Mais, sort digne à jamais d'envie et de larmes! ces braves venaient à peine d'exhaler leurs âmes généreuses, lorsqu'au milieu d'un tourbillon de poussière on découvrit sur la rive du Pruth, l'étendard du phénix, emblème de l'hétérie. C'était le corps des cavaliers grecs, du taxiarque Ghikas, détaché en observation à Romano par Cantacuzène, qui, informé du mouvement de l'ennemi, accourait au secours de ses camarades de Skullen. Hélas! il n'était plus temps, et trois coups de canon tirés contre eux par les Turcs les ayant fait suspendre leur course pendant cinq minutes, ils furent bientôt informés du malheur de leurs frères. Frappés de terreur, quelques cavaliers essayent de traverser le fleuve, lorsque le brave Ghikas, natif de Vouno dans l'Acrocéraune 1, s'écrie : « Où fuyez-vous, femmes sans > courage? Reconnaissez la voix de votre chef, redevenez hommes, » et ne souffrez pas que Ghikas ait à lui seul l'honneur de mourir » pour la patrie! >>

Ces paroles et les exhortations du Servien Vladen, second taxiarque de ce corps de cavalerie, ayant rassuré les soldats, tous s'empressent de rejoindre leur drapeau. Ils forment leurs rangs, ils demandent à réparer un moment de faiblesse, et, conduits par Vladen, ils marchent à l'ennemi en entonnant le chant de guerre, Allons, enfants des Grecs. Dans une seule charge, ils abattent deux cents Turcs, tandis que Ghikas embusqué en tirailleur avec quarante des siens, les tient en échec, et les force de s'éloigner à une distance assez respectueuse pour que sa troupe pût effectuer le passage du Pruth, qu'elle exécuta en bon ordre dès que la nuit fut arrivée.

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Tandis qu'Athanase et ses braves succombaient aux bords du Pruth,

Voyez tome 1, pages 48, 257, de mon Voyage dans la Grèce.

l'armée grecque de Dragachan, qui s'était décidée à combattre, ne voyait pas sans inquiétude approcher le moment fatal. Alexandre Hypsilantis, quoique supérieur en forces à l'ennemi, ne montrait qu'hésitation. Il n'avait osé entrer à Bukarest, dès que l'empereur Alexandre l'eut fait désavouer par ses consuls; et, depuis ce temps, il ne semblait plus manoeuvrer que pour exécuter un ordre qui lui aurait prescrit d'évacuer la Valachie, sans ramener les fougueux hétéristes, victimes égarées de l'honneur, qu'on avait lancés au milieu des provinces ultra-danubiennes. Pour accomplir le dernier acte du drame dont il avait été le provocateur, sans se douter de la partie secrète de son rôle, il s'était décidé à ranger ou à faire ranger son armée en bataille, à la rive gauche de l'Oltau.

Au midi du monastère de Dragachan, qui a donné son nom à cette contrée, s'ouvre un espace libre, enveloppé de forêts traversées par la rivière de Topologou, dont les sources se trouvent à onze lieues environ au nord, dans les glaciers du mont Laïti. Après avoir établi trois ponts sur l'Oltau, la division du prince fut placée immédiatement à leurs débouchés. On détacha en même temps en explorateur le capitaine George du mont Olympe, et on plaça, à la distance de cinquante toises l'un de l'autre, les corps armés des bey-zadès George et Nicolas, frères d'Hypsilantis; celui de Caravia; les lanciers et les cosaques; en portant en première ligne le bataillon des hétéristes, qui se composait de douze cents hommes, avec cinq petites pièces de

canon.

Il était dix heures du matin, lorsque quatre mille janissaires débouchant brusquement des bois, en poussant les cris de Allah et de Mahomet, se dirigent rapidement contre le bataillon sacré. Les canonniers courent aussitôt à leurs pièces qu'ils avaient laissées à la garde des cosaques pour déjeuner, ils cherchent leurs lances à feu, des traîtres les avaient enlevées. Obligés de demander de rang en rang un briquet et de l'amadou, les hétéristes sont, de prime abord, obligés de repousser à la baïonnette les barbares, que le feu de l'artillerie achève de rompre. Ralliés hors de portée, les Turcs se forment par pelotons, mais, rejetés de nouveau en arrière, c'était le moment où les hétéristes, deux fois victorieux, devaient être secourus. La cavalerie turque s'avançait contre leur carré, lorsque Caravia et ses Arnaoutes, au lieu de les soutenir, se replient au galop sur le corps du prince Nicolas, jeune homme rempli d'honneur, qui commande inu

tilement aux siens de se porter en avant. Les lâches suivent le mouvement de défection imprimé par Caravia ; ils entraînent la brigade d'Alexandre Hypsilantis, qui n'était pas à son poste, et en moins de dix minutes la plaine est balayée.

Le bataillon sacré (à ce nom, quel Français retiendra ses larmes? immobile, envoie, reçoit, rend mort pour mort et succombe. Cinquante de ses guerriers qui s'étaient fait jour la baïonnette à la main, entendant battre le rappel, reviennent sur leurs pas et tombent vietimes de ce stratagème employé par les Osmanlis, qui s'étaient emparés des tambours des hétéristes. Ils ne sont plus, les Turcs célèbrent leur victoire par des chants impies, quand l'intrépide George du mont Olympe, aussi rapide que l'éclair, fond sur eux, les sabre, les disperse, s'empare de l'artillerie des chrétiens, reconquiert le drapeau du Ph nix, et rentre avec ces trophées à Rimnik. Couvert de sang et de blessures, il demande où est Hypsilantis, dans quel lieu se trouve l'armée !

On lui apprend que l'Oltau, gonflé par les pluies et la fonte des neiges, a rompu les ponts aussitôt qu'il a eu franchises rives ; que les soldats dispersés s'enfuient de toutes parts, et qu'Hypsilantis, avec son état-major, a fait sa retraite sur Kosia. Il renonce à suivre ses traces, il n'a plus rien de commun avec des déserteurs de la cause de l'indépendance; et la patrie, présente à son esprit, lui inspire la pensée de se jeter en partisan dans les montagnes de la haute Valachie, où on le verra bientôt opérer une diversion favorable à l'insurrection des Hellènes.

Les fuyards, arrivés à Kosia', s'y étant trouvés au nombre de quatre mille, les chefs de l'insurrection, intéressés à se débarrasser d'eux, recoururent à un moyen qui ne pouvait être imaginé que par des officiers du siècle de Manuel Comnène... Le quatrième jour après leur arrivée, on entend tout à coup sonner les cloches et tirer des salves de mousqueterie, pendant que les prêtres, suivis d'une foule nombreuse, se rendaient à l'église pour y chanter un Te Deum. Les princes venaient, disait-on, de recevoir des lettres qui leur annonçaient que l'Autriche avait déclaré la guerre à la Turquie, et que les troupes de l'empereur étaient entrées à Kinnen, ville éloignée de douze lieues. On se félicitait d'un secours si inespéré, on s'embrassait,

- Monastère situé à quatre lieues au nord de Rimnik.

on allait se venger; mais dès qu'il fut nuit, Hypsilantis et les siens prirent la fuite en abandonnant les victimes de leurs,suggestions.

Elles étaient loin de soupçonner une semblable perfidie, quand trouvant, au point du jour, le monastère de Kosia désert, on crie de toutes parts à la trahison. Aussitôt les pandours donnent le signal du pillage de leurs propres frères d'armes, on se bat, on s'égorge, les mêmes dépouilles sont prises et reprises vingt fois. Ceux qui fuient se noient, les uns dans les débordements de l'Oltau, les autres au passage de la Loutra ; et ceux que le hasard sauve trouvent, en arrivant au lazaret de la tour rouge, Hypsilantis avec son état-major.

Ce fut au sortir de ce poste sanitaire, quelques jours plus tard, que le prétendant au trône de la Grèce fut arrêté, avec ses frères, par les Autrichiens, et conduit à Montgatz, lieu qui aurait dû le faire expirer de honte, s'il se rappela que ce fut dans cette forteresse que l'épouse de Tékéli soutint un siége si long et si glorieux contre toutes les forces de l'empire germanique. Telle fut la fin de l'insurrection des provinces ultra-danubiennes.

Hypsilantis prisonnier n'inspirera jamais cet intérêt qu'on accorde aux infortunes imméritées, si on examine sa conduite, avant, pendant et après l'insurrection. Considéré sous le premier de ces aspects, on le voit entouré de gens sans aveu, se donnant, sans mandat, pour le représentant de la Grèce, tandis qu'on serait tenté de croire qu'il ne réclamait des serments et ne sollicitait des adhésions, que pour prouver à l'empereur de Russie une influence qui l'aurait fait choisir comme l'agent le plus propre à conduire une vaste entreprise. Il avait regardé, à cet effet, les provinces ultra-danubiennes comme un avant-poste d'où il devait marcher sur Constantinople, tandis que ses agents soulèveraient les populations chrétiennes de la Turquie d'Europe.

La Russie, sur laquelle Hypsilantis fondait ses espérances, en réfléchissant qu'elle était dans un demi-état d'hostilité contre la Porte Ottomane, faisait craindre à celle-ci une guerre d'autant plus dangereuse, qu'Ali-pacha lui causait des embarras dont l'issue était douteuse; et, dans l'état de collusion mutuelle où l'insurrecteur s'était placé avec les Grecs, il n'avait plus prévu d'obstacle. Il voulait renverser l'empire ottoman, sans s'inquiéter comment remplacer ce corps qui, malgré sa caducité, tient cependant un rang dans le monde. L'indépendance était le texte de son improvisation politique, et dans

quel moment la proclamait-il! c'était en concurrence avec les révoltes de Naples et du Piémont. Mais, dira-t-on, ses plans étaient découverts, il lui était impossible de reculer! Alors Hypsilantis devait, en tirant l'épée, ne plus nourrir d'autre pensée que celle de vaincre ou de mourir.

Au contraire, à peine a-t-il entendu la protestation d'un consul russe contre sa levée de boucliers, qu'il hésite. Désavoué par le cabinet qui l'avait compromis, il croit qu'il ne peut obtenir la grâce de son aveugle dévouement qu'en se montrant docile à sa voix. Il se traîne jusqu'aux portes de Bukarest sans oser s'y montrer; il rétrograde quand il faut marcher à l'ennemi, et, au lieu de se dévouer avec les hétéristes, il fuit en tendant des mains suppliantes aux agents chargés de l'enchaîner. C'est après une telle ignominie, que celui qui s'était intitulé représentant et agent de la Grèce ose adresser un ordre du jour injurieux à ceux qu'il avait traîtreusement abandonnés1!

De quel front put-il tracer ces lignes, celui qui ne sut pas mourir à Dragachan? Cette réflexion me conduit à une observation que j'aime à faire à la décharge d'un homme malheureux, que ses geôliers n'ont aucun droit de retenir dans les fers, puisqu'il n'était ni sujet ni officier de S. M. apostolique. Il en est de même du fameux ordre du jour qui nous paraft faux par le lieu de sa date, puisqu'il porte la rubrique de Rimnik, le 20 juin, tandis qu'Alexandre Hypsilantis se trouvait, dès le 19, à trois heures après midi, réfugié à Kosia. On peut donc regarder cette pièce comme imposée, ou peut-être même supposée par la politique du cabinet autrichien. Car est-il croyable qu'Hypsilantis ait pu, de son plein gré, mentir impudemment à sa conscience, en rejetant sur d'autres des fautes qui étaient le résultat de son impéritie? Je sais que la lâcheté et la calomnie se servent souvent d'appui mutuel. Mais pourquoi cette pièce tarda-t-elle si longtemps à être

} « Soldats, leur dit-il, non, je ne souillerai pas ce nom si beau et si honorable en >> vous l'appliquant. Lâches troupeaux d'esclaves, les trahisons et les trames que vous aviez ourdies me forcent à vous abandonner. Désormais tout lien entre vous > et moi est rompu. Je porterai seulement au fond de mon âme la honte de vous » avoir commandés. Vous avez démenti vos serments, vous avez trahi Dieu et la >> patrie; vous m'avez aussi trahi au moment où j'espérais vaincre ou mourir avec >> vous. » Puis, apostrophant, désignant par leurs noms, rayant des contrôles de son armée plusieurs chefs qu'il vouait au mépris, il secouait la poussière de ses pieds contre les infâmes.

Ce fait est une des premières violations du droit des gens que le tribunal vė– mique de Mayence a depuis appliqué dans un sens plus étendu.

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