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relle, car la fortune était partout contraire aux Grecs sur le continent. Mais des martyrs leur montraient qu'ils n'appartenaient plus à la terre que pour combattre. Le ciel était désormais leur avenir et leur patrie!

La réponse hautaine de la Porte Ottomane à la note des ministres européens avait été suivie du martyre de Cyrille, archevêque honoraire de l'éparchie du mont Hémus, prédécesseur de Grégoire, et membre du synode de l'église d'Orient. Parvenu au terme d'une extrême vieillesse, car il était plus que nonagénaire, il fut livré aux bourreaux et pendu publiquement dans le quartier du Phanal. A Andrinople on infligea le même supplice à Dorothée Proïos, archevêque métropolitain de cette éparchie. Ce prélat, renommé pour sa vie exemplaire, après avoir fait ses humanités en Italie, était venu en 1800 perfectionner ses études à Paris, où il fut admis, en qualité d'élève externe, à l'École polytechnique. De retour dans sa patrie, il avait professé les sciences exactes au collège de Couroutchesmé, près de Constantinople; et ses vertus l'avaient élevé au second trône de l'église d'Orient, quand la persécution frappa sa tête innocente. Le même jour, la basilique fondée par le savant Eutrope, l'un des premiers évêques de la Thrace, perdit son archiprêtre, huit de ses ecclésiastiques les plus distingués, ainsi que vingt des premiers négociants grecs d'Andrinople, qu'on attacha au gibet dressé devant la porte de l'église métropolitaine.

Leurs biens furent confisqués au profit du sultan, qui fit ensuite égorger Eugène, archevêque d'Éphèse; Joseph, ancien archevêque de Thessalonique, ainsi que cent quatre-vingt-cinq exarques et chefs des principales abbayes de son empire. Plusieurs prêtres furent empoisonnés pour dissimuler le nombre des meurtres dans les lieux où l'on avait encore intérêt à ménager les chrétiens; mais on décapita devant l'Alaï-kiosque, sous les yeux mêmes du Grand Seigneur, ravi de voir couler le sang chrétien, Mavrocordatos et Chantzerys, princes du Phanal, avec une foule de marchands parmi lesquels on reconnut Démétrius Paparigopoulos, banquier de la sublime Porte, qui lui était redevable de fortes sommes d'argent ; un autre banquier nommé Aphendoulis, des courtiers, des changeurs, et d'anciens barataires, coupables de posséder des biens dont le despote ne pouvait s'emparer qu'en les sacrifiant à sa cupidité.

'On connaît encore, rue Saint-Jacques à Paris, l'humble restaurant où ce martyr vénérable allait prendre son dîner à vingt-deux sous.

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Ce fut au milieu de ces scènes atroces', que la Porte obtint des ministres européens, non contents d'avoir favorisé ses armements, la promesse que les consuls qui relevaient de leur juridiction n'accorderaient plus de refuge au peuple proscrit. Ainsi, au nom des monarques chrétiens qui règnent au dix-neuvième siècle, il fut défendu à leurs agents de tendre une main secourable à des vieillards, à des femmes et à des enfants sans défense. L'ordre s'étendit aux capitaines des vaisseaux du commerce, auxquels il fut interdit de se charger de chrétiens pour les dérober à l'apostasie et à la mort; et, chose inouïe, on osa sacrifier ainsi le plus beau de nos priviléges en Turquie, privilége basé sur les capitulations, maintenu par la fermeté de nos ambassadeurs, en autorisant les mahométans à visiter les vaisseaux couverts du pavillon de France, pour y saisir les victimes soustraites à leur férocité.

Les choses ne se présentaient guère sous un aspect plus favorable du côté de la Hellade. Vers le milieu d'avril, les paysans de l'Attique avaient formé des rassemblements partiels dans les montagnes; mais leurs exploits s'étaient bornés à voler des moutons, et à rançonner quelques Turcs isolés, quand les Diacriens, informés de la mort du patriarche Grégoire, annoncèrent, par l'extermination de quelques Turcs, qu'ils brisaient le joug de l'obéissance. Alors l'alarme se répandit dans la plaine; et le cadi d'Athènes, s'imaginant retenir ses administrés dans le devoir par les liens du serment, exigea 2, dit-on, de l'archevêque et des primats, de jurer fidélité à leur légitime souverain.

J'ignore si un pareil serment eut lieu, et si des chrétiens outragés dans le chef de leur église le devaient en conscience au successeur des califes, dont les mains fumaient encore du sang du patriarche Grégoire. Je dirai plus : la raison, privilége que la Divinité a accordé à l'homme pour discerner le juste de l'injuste, d'accord avec la religion, condamnant la fausse légitimité de l'usurpateur du trône des Constantins; car le prétendu droit de conquête n'étant que celui de la force, il ne devient légal qu'autant que la justice le sanctionne; s'il y eut serment, il dut être considéré comme extorqué et frappé moralement de nullité fondamentale.

Voyez Raffenel, Hist. des événements de la Grèce, pages 80 et 81. Paris, 1822. 2 Voy. le journal du ministère turc, intitulé Spectateur oriental, no 3. 18 avril 1821. 3 Nihil ratione esse divinius. Cic. 1 de Nat. Deorum.

Cependant, rassurés par cette mesure, les Turcs, qui ne voyaient paraître aucun ennemi, niaient leur existence; et on aurait pu la révoquer en doute, si on n'avait pas remarqué qu'il disparaissait de moment à autre des gens suspects qui ne revenaient plus. Cette annonce d'un orage qui se formait au loin nécessitant quelques mesures de précaution, les chrétiens, d'accord avec les Turcs, résolurent de veiller à la sûreté publique, et on établit des corps de garde aut portes d'Athènes. On vivait ainsi sur le provisoire, lorsqu'un émissaire envoyé par les insurgés vint avertir le vaivode qu'une bande peu nombreuse de voleurs grecs mal armés se trouvait aux environs de Marathon, où il était facile de les surprendre et de les exterminer. Aussitôt le fanatisme musulman s'enflamme! On prépare une expédition contre des misérables, qu'il suffisait de joindre pour en faire justice, en se promettant, au retour, de traiter les chrétiens de l'At tique comme ceux de Constantinople; car, en tout pays, la capitale donne le ton aux provinces.

Pénétrés de l'idée de leur supériorité, huit cents Turcs, espèce la plus poltronne que la terre de Cécrops ait jamais nourris, partent en chantant des versets du Coran. Ils allaient rougir le champ de victoire de Miltiade du sang des Grecs dégénérés! C'était pour eux une partie de plaisir; ils venaient de dépasser les prolongements de l'Hymette et du Brilessus, ils avançaient dans la plaine de Marathon, quand douze cents Grecs, se levant tout à coup du milieu des tombeaux de leurs ancêtres, attaquèrent de toutes parts les infidèles. La frayeur paralyse leurs bras, aucun ne songe à se défendre, et une centaine, auxquels la peur rend des forces, étant parvenus à regagner Athènes, ils y répandent une telle épouvante, que la population turque prend aussitôt le parti de se renfermer dans la citadelle.

Il en était temps; car les Grecs, ayant suivi les pas des fuyards, ne tardèrent pas à s'emparer de la ville, où ils signalèrent leur entrée par le pillage de quelques maisons turques, l'ennemi, avant de se retirer, leur ayant donné motif d'exercer ces sortes de représailles.

Le bruit de l'occupation d'Athènes par les insurgés s'étant répandu, Eleusis, Mégare, et les grandes bourgades de l'isthme, arborèrent l'étendard de la croix. Les Grecs et les Schyptears belliqueux de cette contrée, guidés par l'hétériste Dikaios, diacre de l'église orthodoxe, marchent vers le défilé, d'où le commandant turc s'était prudemment enfui dès les premiers symptômes de l'insurrection. Ils s'en emparent,

franchissent les monts OEniens, entraînent les populations des hameaux d'Examili1 et paraissent devant Corinthe.

Les Turcs, informés, quelques heures d'avance, de leur approche, s'étaient réfugiés dans la citadelle, forteresse aérienne impossible à escalader, et non moins difficile à réduire par le moyen de l'artillerie. Ce fut là que se terminèrent pour le moment les progrès de l'insurrection, dont l'autre extrémité touchait aux Thermopyles, où le brave Diacos, protopalicare d'Odyssée, se préparait à combattre le corps d'armée détaché par le sérasquier Khourchid-pacha.

On se trouvait également en présence de l'ennemi sur le terrain de l'isthme. Jousouf-pacha, après avoir repoussé les bandes de l'archevêque Germanos, avait aussitôt expédié deux mille quatre cents hommes, sous les ordres d'Elmas-bey et d'Achmet Dem de Philatès, avec ordre de se rendre, en contournant les montagnes, à Tripolitza. Achmet Dem, si doux, si généreux, qui avait offert des secours empressés au consul de France, n'était pas plutôt entré à Vostitza, que, reprenant le caractère naturel aux Turcs, il avait fait mettre à la broche et rôtir à petit feu quelques chrétiens tombés entre ses mains, tandis que son collègue se divertissait à brûler les églises et les maisons. Après cette expédition, les exterminateurs, laissant à main gauche Corinthe, n'eurent pas plutôt pénétré dans l'Argolide, que les habitants de sa capitale, restés soumis à l'autorité du sultan, après avoir consigné leurs armes à ses délégués, coururent à leur rencontre. Ils leur apportaient l'hommage de leur soumission et de riches présents, se flattant d'obtenir à ce prix la protection due à la fidélité.

Ils étaient rentrés avec cette espérance, lorsqu'au milieu de la nuit sept cents Argiens, arrêtés à domicile, sont froidement décapités. Le feu est mis dans plusieurs quartiers de la ville; des femmes et des enfants périssent au milieu de l'incendie; et ceux qui parviennent, au nombre de plus de six mille, à se sauver, répandent, avec le récit de cette catastrophe, le désir de la vengeance, dans les régions les plus inaccessibles de l'Arcadie.

Les villages de la plaine de Mycènes sont évacués en un clin d'œil ; ceux de la Trézénie, de l'Épidaurie, de l'Hermionide, de la Cynurie et de la Laconie en deçà de l'Eurotas, s'insurgent, persuadés qu'il n'y

1 Voyez tome IV, ch. 110, de mon Voyage dans la Grèce.

a de salut pour eux que dans la résistance à des barbares, qu'aucune concession ne peut fléchir. Malgré ce mouvement spontané, Achmet Dem, et quelques jours après Elmas-bey, quoique harcelés et affaiblis par des pertes d'hommes, parvinrent à se jeter dans Tripolitza, que les Grecs n'inquiétaient encore qu'à une très-grande distance.

Tandis que les Turcs travaillaient ainsi à se faire des ennemis irréconciliables, l'apparition des Grecs descendus du mont Panachaicos, et une violente secousse de tremblement de terre arrivée le 29 avril à six heures du matin, commencèrent à mettre les troupes de Jousoufpacha en alarme. Le lendemain on vit arriver à Patras des blessés, bientôt après on signala quelques voiles suspectes à l'horizon; et, le 2 mai à cinq heures du soir, on entendit de toutes parts crier aux armes les chrétiens étaient aux portes de l'acropole.

Plusieurs mahométans se réfugient au consulat de France, où ik restent cachés jusqu'au moment du signal qui rappelle les insurgés dans la montagne. Le lendemain et le jour suivant, des combats d'avant-poste s'engagent, on brûle réciproquement les métairies des agas, et ce qui restait encore de maisons de la ville sur pied. L'horizon prend un aspect sinistre; et le consul de France, certain de succomber ou d'être bientôt forcé de quitter son poste, voulant ne songer à son salut qu'après avoir mis en sûreté jusqu'au dernier des chrétiens qui s'étaient retirés sous le pavillon sauveur du roi, essaye de tenter un dernier effort.

Depuis un mois, M. Hugues Pouqueville n'avait été occupé qu'à faire embarquer les femmes, les enfants et les dépôts confiés à sa sollicitude. Chaque nuit il expédiait quelques barques; et il avait été constamment heureux, lorsqu'il apprit, le 6 mai, à son réveil, qu'une femme d'âge, logée dans une cabane attenant à sa demeure, venait d'être trouvée égorgée et les bras coupés. Cet attentat, de triste augure, commis dans l'obscurité, ne tarda pas à expliquer des intentions qui se manifestèrent par des voies de fait plus directes. Les Schypetars guègues, levant le masque, franchirent à plusieurs reprises les murs d'enceinte du consulat ; et Jousouf-pacha ne voulant ou ne pouvant pas les réprimer, on dut craindre le massacre de ce qui restait de réfugiés dans la maison de France'.

1

<< Il ne s'en trouvait heureusement plus que onze, » dit le consul dans une de ses lettres, qui étaient cachés dans l'église; « mais lorsque je leur annonçai qu'il

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