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On pourvut à leur sûreté, et bientôt les combats recommencèrent. Les vivres destinés aux besoins de la garnison turque tombaient chaque jour entre les mains des insurgés, qui poussèrent des patrouilles jusque sur les glacis de la forteresse, où elles eurent l'audace d'incendier une maison appartenant au gouverneur. Vainement celui-ci voulut rétablir les aqueducs, ses troupes furent battues, jusqu'au moment où des milliers d'Arnaoutes, accourus à son secours, forcèrent les Grecs à rétrograder vers les montagnes, d'où il sortirent, le trente mai, pour engager une affaire générale.

La plaine était couverte de feu, de fumée et de carnage, lorsqu'à quatre heures après midi on signala dans le lointain le pavillon blanc! C'était celui de la frégate française l'Ariège, commandée par M. le capitaine de Leuil, qui apportait les premières consolations au consul du roi, qu'il reçut sur son bord, lorsque toute espérance lui semblait ravic, car il était sans pain et dans un abandon complet depuis plusieurs mois.

Les Schypetars mahométans qui se trouvaient dans ce moment aux prises avec les Grecs n'étaient que l'avant-garde de plusieurs bandes armées que Khourchid-pacha avait détachées contre les Moraïtes. Ils furent cependant repoussés avec perte au milieu des ruines de Patras, où ils apprirent les succès de leur sérasquier dans l'Épire.

» fallait partir, il y eut une scène déchirante. — Qu'allons-nous devenir? Il faut » mourir ! Je les rassure, en leur annonçant que j'ai fait porter des provisions » sur la barque. C'était le dernier sac de biscuits qui me restait. — Vous ne serez » point attaqués ; je vous donne une escorte de huit hommes. La nuit est obscure; >> les Turcs effrayés sont retirés au château partez. Alors tous se prosternent » devant l'autel, et jamais prières plus éloquentes ne furent adressées à Dieu. Une » femme, improvisant un hymne, célèbre et bénit le nom des Bourbons; et les » prières auraient duré jusqu'au jour, si on n'avait pas forcé ces malheureux à » s'éloigner. En sortant de l'église, ils se précipitent au pied du mât de pavillon, >> qu'ils embrassent. Je leur remets un boyourdi ture que j'avais obtenu pour sauver >> la tête d'un chrétien, en ordonnant à l'escorte, s'il survenait quelque difficulté, de >> dire hardiment que ces gens s'embarquaient avec la permission du vizir, et » d'exhiber ce papier sans hésitation, certain que j'étais que personne ne saurait le » lire. On prétendit que la précaution était inutile. J'insistai; on céda, et on s'ache» mina. On était persuadé qu'il n'y avait personne en ville, lorsque, arrivés à la » plage, des Turcs, embusqués dans une maison de la douane, crièrent d'arrêter. >> Il fallut obéir, et sans le boyourdi, qu'on présenta avec hauteur, tout était perdu. » Après avoir fait semblant de le lire, on permit à la barque de pousser au large. »> Ainsi fut sauvé le dernier convoi des chrétiens réfugiés sous le pavillon de France, dernier trésor que le consul du roi conserva intact et presque entièrement respecte.

Nous avons dit ailleurs qu'indépendamment de la forteresse et da château de Litharitza, le vizir Ali occupait militairement l'île située au milieu du lac de Janina. Il avait empêché la population grecque de s'en éloigner, quoiqu'elle eût mis tout en œuvre pour obtenir l permission de se retirer dans le canton de Zagori avec les Janiotes, qui s'y étaient retirés depuis le commencement du siége. Dès lors le chrétiens n'entrevirent plus la délivrance que dans la perte du rebelle; et, informés que Khourchid songeait à attaquer leur île, ik lui fournirent des renseignements propres à son succès. Ce dévouement était de nature à leur mériter sa protection; il leur en avait donné la promesse, et, afin que les choses se passassent de manière à tout concilier, ils avaient gagné à prix d'argent le commandant, qui lui céda le terrain dès que son escadrille se présenta. Les Grees charmés virent donc arriver sans crainte les troupes impériales; mas à peine eurent-elles pénétré dans leur village, retraite jusqu'alors paisible d'une peuplade chrétienne de sept cents âmes, que le sang innocent commença à couler.

Dans un moment, dans un clin d'œil, les Grecs sont égorgés on garrottés; les femmes et les filles deviennent l'objet de la brutalité des chefs et des soldats, qui rivalisent de luxure et de cruauté. Les maisons sont livrées au pillage, et les monastères à la profanation. Les tabernacles des églises sont brisés; le viatique est dérisoirement jeté aux pourceaux; les images des saints sont foulées aux pieds; les soldats tirent au sort les vases sacrés, et les églises deviennent la proie des flammes.

Au milieu de ce désordre, l'historien perd de vue les Hydriotes enchaînés sur la flottille: ils n'ont jamais revu leur patrie. Mais comment dire les douleurs des mères éplorées, des filles pudiques flétries, des vieillards et des pères de famille, lorsqu'on les traîna au milieu du camp de Khourchid-pacha? Il leur avait promis son appui, et ils étaient esclaves. Il leur avait fait annoncer leur délivrance, et on les vendait à l'encan. Il avait solennellement juré de respecter les autels; et les églises réduites en cendre, les prêtres égorgés, lui reprochaient son parjure, quand un homme, renommé de tout temps pour son intégrité, osa intercéder en faveur des chrétiens.

Démétrius Athanase, élevant la voix en faveur de ses coreligionnaires, obtint du sérasquier Khourchid l'ordre de briser les fers des insulaires, qui ne pouvaient ni ne devaient être considérés comme esclaves.

Une proclamation, publiée dans le camp, enjoignit aussitôt de les remettre en liberté, mais les barbares refusèrent de les délivrer, en déclarant qu'ils n'avaient pris les armes que pour faire du butin et des esclaves. Le sérasquier dut alors promettre deux cent cinquante piastres pour chaque individu, qu'il racheta de ses deniers, au nombre de cinq cents. Mais il ne put ou ne voulut pas arracher des mains du pacha de Tricala la fille d'un nommé Samariniotis de Janina, avec laquelle son ravisseur s'enfuit en Thessalie, après l'avoir forcée à renier la divinité de J.-C., pour embrasser le mahométisme.

La conduite d'un vizir devenu humain était trop extraordinaire pour ne pas cacher quelque perfidie. On applaudissait à la généro-. sité de Khourchid, lorsque Omer Brionès accusa devant son tribunal le chef d'une des principales familles de Calaritès, d'avoir reçu des sommes considérables d'Ali-pacha, qu'on disait destinées à être réparties entre les chrétiens qui survivraient à la révolution de l'Épire. Celui qui avait fait cette révélation à Omer Brionès était en fuite, ainsi qu'il arrive dans les conspirations de cette espèce; et l'individu dénoncé nominativement étant mort, l'accusation retomba sur un de ses plus proches parents. Il passait pour riche, et c'était à ses dépens que le sérasquier voulait s'indemniser de ce qu'il venait de débourser avec tant de regret pour le rachat des chrétiens.

L'accusé, appelé devant Khourchid, ayant été interpellé au sujet d'une somme de trente mille sequins d'or (trois cent soixante mille francs), qui lui avaient été confiés par Ali-pacha, n'eut pas plutôt nié l'existence du dépôt, qu'il fut livré aux bourreaux. Ils avaient ordre de l'appliquer à la question; et pendant qu'ils lui versaient de l'huile bouillante sur la poitrine, un geôlier albanais, complice des desseins d'Omer Brionès et de Khourchid, feignant d'être touché de ses souffrances, lui conseilla de dire qu'il avait reçu dix mille piastres, et qu'on pourrait savoir la vérité qu'on voulait connaître, si on interrogeait les primats de l'Anovlachie 2.

Cette déclaration ne fut pas plutôt rapportée au sérasquier qu'il fit appeler ceux qu'on venait de lui désigner. Ils attestèrent par serment qu'ils n'avaient aucune connaissance des faits allégués par un délateur immoral; et qu'on accusait à tort un malheureux, auquel

'Calaritès. Voyez mon Voyage dans la Grèce, tome II, pages 176 à 192.
2 Anovlachie. Voyez mon Voyage dans la Grèce, tome II, ch. 39, 40 et 41.

on aurait dû présenter en face son dénonciateur. J'entends, s'écria Khourchid, il n'y a pas eu d'argent donné ? Je vous en ferai bien convenir; qu'on les emmène.

<< Alors,» dit George Tourtouri, syndic des primats de Calaritès, dont j'emprunte le récit, que les Grecs transcriront un jour dans le martyrologe de leur émancipation, « on nous conduisit dans la salle » des tortures, où l'on voyait des colliers en fer, des haches, des te»> nailles, des fouets, avec divers instruments de supplice, et on nous >> abandonna à nos réflexions. Au bout d'une heure, l'Albanais, con»seiller de l'iniquité, s'étant approché de nous, voulut nous per» suader de promettre de l'argent, pour obtenir notre élargissement. » Il s'agissait, disait-il, de nous sauver, en payant plus de trois cent » soixante mille francs qui seraient retombés à la charge de nos >> administrés, et nous répondîmes par le refus d'accéder à une pro>> position qui nous aurait rendus coupables de lâcheté en conve»nant d'un délit dont nous étions innocents.

>> On nous laissa donc livrés de nouveau à nous-mêmes pendant >> une heure ; et le sérasquier nous ayant fait comparaître en sa pré>> sence, nous le trouvâmes occupé à interroger la victime qui était » la cause innocente de nos maux. Le tyran la pressait de déclarer » ce qu'elle avait fait des trente mille sequins qui lui avaient été >> remis par Ali-pacha. Puis, prêtant un moment l'oreille à un de ses >> conseillers, qui lui dit en turc que nous étions tous d'intelligence, >> il apostropha de nouveau l'accusé, en s'écriant avec fureur : Tu as » avoué, chien d'infidèle, à l'officier qui vient de me le dire, que tu as » touché vingt mille sequins. Qu'en as-tu fait? parle, je te tiens » quitte du reste. Seigneur, vous savez le contraire; voici... » J'entends, ces Cafres veulent des témoins à décharge! qu'on les em » mène, et qu'ils soient pendus.

» Au même instant, vingt scélérats se précipitent sur nous; quatre >> d'entre eux m'entraînent, et je me retrouve avec mes collègues dans » la salle des tortures. Un quart d'heure s'écoule. On apporte des >> cordes; les bourreaux nous lient étroitement les bras; un d'eux me » jette le lacet au cou, je marche au supplice, suivi des condamnés, » lorsqu'arrivé au pied de l'échelle, Omer Brionès, qui s'était rendu >> auprès de Khourchid, dès qu'il avait eu connaissance de notre con>> damnation, enjoint aux bourreaux de suspendre l'exécution. >> Il parle au sérasquier de notre probité, de notre innocence, du

>> danger qu'il y aurait à nous sacrifier dans les circonstances pré>> sentes, et il parvient à faire révoquer l'arrêt de mort.

>> Nous sommes immédiatement rendus à la liberté; et, par un » de ces contrastes qu'on ne trouve qu'en Turquie, les bourreaux >> nous invitent à nous rafraîchir avec eux. Le maître a parlé ; ils >> nous traitent avec autant de civilité qu'ils avaient déployé de fu>> reur, et la main qui devait nous étrangler nous présente humble»ment le café. Ils n'oublient pas de la tendre pour demander des » étrennes, le payement de la corde, celui de leurs peines et de nos » dépouilles, qui leur étaient dévolues et que nous leur donnâmes; >> satisfaits d'en être quitte pour une longue agonie et de l'argent, >> qui n'est rien, quand on remonte des portes du tombeau à la vie, » pour être témoin du châtiment de ses oppresseurs. >>

C'était une sorte d'échec pour Khourchid-pacha, aux yeux des musulmans, d'avoir été obligé de racheter des chrétiens faits esclaves par ses soldats, et de se trouver dans la nécessité d'épargner les primats de Calaritès, qui étaient d'autant plus susceptibles d'être pendus en bonne politique, que leurs vertus les rendaient chers aux chrétiens, car en Turquie on n'est pas honnête homme impunément.

Cette maxime, relative aux inconvénients de la probité dans les gouvernements absolus, fut soutenue dans le conseil des Osmanlis par Ismaël Pacho-bey, que nous allons voir entrer en scène par des sacriléges. Il pérora, et les raisons qu'il donna furent d'autant mieux senties par le sérasquier, que les derniers courriers de Constantinople lui avaient apporté la nouvelle de la défaite des bandes d'Hypsilantis et du supplice du patriarche. Pouvait-il rester en arrière, après de tels exemples? Le temps des concessions était passé ; il fallait adopter une marche franche, écraser les chrétiens, et ne parler désormais d'amnistie que pour les abuser.

Cette résolution étant unanime, Ismaël Pachô-bey, zélateur hypocrite, comme tous ceux qui cherchent à couvrir les désordres de leur vie par des exagérations religieuses, informé qu'un nouvel évêque, promu au poste de Hiéroméri, venait d'arriver dans la Thesprotie, suscita contre lui les Turcs de Philatès, qui le dénoncèrent comme un agent secret des insurgés. Le bâtiment qu'il montait en venant de Constantinople avait touché à Corfou, avant d'aborder à l'embouchure de la Thyamis; fallait-il d'autres preuves pour déclarer qu'il était un conspirateur? Son arrestation fut aussitôt décrétée, et on l'amena enchaîné avec un

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