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sélictar Ismaël-Podez, en leur confiant des postes éloignés, tandis qu'on tirerait parti d'une troupe suspecte, qui deviendrait peut-être fidèle, étant une fois compromise.

Les choses étant réglées de la sorte, le sérasquier décida de réunir le surlendemain un grand divan, dans lequel il remettrait à Omer Brionès le diplôme de pacha de Bérat. Après cette cérémonie il fut convenu qu'on l'initierait au secret de l'entreprise méditée. Cette grâce accordée à un homme brave ne pouvait que rehausser son courage, et le porter à justifier qu'il la méritait, par quelque action importante.

Au moment d'une crise pareille, les anciens, remplis de l'idée de la divinité, auraient vu sans doute Jupiter assis au faîte de l'Olympe, pesant dans ses balances d'or les destinées des satrapes et des soldats, prêts à s'égorger sous les remparts de la moderne Dodone; mais ces temps, qui mêlaient aux maux cruels de la guerre l'idée consolatrice de combattre en présence des immortels, ont cessé ; et les balances d'or du roi des dieux et des hommes sont remplacées chez les Turcs par la faux meurtrière de la tyrannie. Le despotisme, accoutumé à ne considérer les hommes que comme un troupeau d'esclaves nés pour obéir, venait d'adresser à Ismaël l'ordre de s'emparer de Litharitza dans le délai de quinze jours, d'après la nouvelle parvenue depuis quelques mois à Constantinople qu'il y avait brèche au corpsde cette place.

Cette espèce de commandement spécial, appelé adalet namé, était sorti de la bouche du sultan qui avait chargé la khasnadar Ousta, Dilbesté, de dire aux chefs des eunuques noirs de transmettre cette parole suprême émanée de la Porte de félicité, à Khalet-effendi, qui la notifiait à Ismaël-pacha. L'adalet namé, pareil à tous les actes de la diplomatie turque, conçus sur le ton de l'injure et de la menace, sans prévoir si la brèche faite au rempart de Litharitza n'était pas réparée, enjoignait, prescrivait, ordonnait qu'on montât à l'assaut, et finissait par ce formulaire d'usage, adressé aux pachas et à l'armée : « Dans le » cas de désobéissance, chacun de vous sera puni suivant son rang » et son état; j'en jure par l'âme de mes ancêtres. »

Ismaël, accoutumé aux protocoles barbares de la diplomatie du sérail, ayant réuni le divan dans leque il proclama Omer Brionès pacha de Bérat et d'Avlone, y fit donner lecture de l'adalet namé, en recommandant à chacun de se tenir prêt à faire son devoir dès que l'occasion s'en présenterait, sans parler d'un assaut impossible à

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tenter. Le lendemain, il conféra au nouveau pacha, avec la pelisse d'honneur, l'investiture de sa dignité, et les Schypetars ayant salué avthentis (maître), le nouveau Musaché vali-cy, passèrent sous son étendard. Des largesses faites aux Toxides et aux Iapyges, quelques Tchélenks ou aigrettes en fer-blanc, distribuées à titre de récompenses militaires à plusieurs d'entre eux, ayant terminé cette journée, Ismaël, qui avait retenu à souper Omer Brionès, lui communiqua la lettre interceptée que Cara Ali écrivait aux Souliotes, en lui faisant part de ce qu'il avait combiné avec Dramali.

Omer, ravi de trouver une occasion de témoigner sa reconnaissance au sultan, proposa non-seulement d'éloigner Tahir Abas et ses complices, mais de les égorger à l'instant si on le jugeait utile au bien du service. Il répondait du succès, et ce dévouement donnant la mesure de ce qu'on pouvait attendre de son audace, Ismaël lui persuada, non sans peine, d'ajourner cette résolution jusqu'après le succès qu'il se flattait d'obtenir avec sa coopération. On s'en tint donc, pour le moment, à écarter les quatre agas suspects, en les envoyant en détachement du côté de Protopapas, afin d'observer quelques mouvements insurrectionnels qui venaient d'éclater dans la vallée du Pogoniani.

Ali Tébélen, qui comptait sur les Souliotes, avait pensé à soulever en masse les paysans grecs de la partie du Zagori qui avoisine le mont Papingos, afin d'entraîner avec eux ceux de la haute Perrhébie. Dans ce but, il avait secrètement fait débarquer Alexis Noutza à l'extrémité du lac de Labchistas, avec la commission de faire insurger de proche en proche les quarante-deux bourgades du Zagori, dont il était le vaivode. Au moyen de cette manœuvre, les impériaux tombaient frappés par une multitude d'ennemis sortis des embuscades du Pinde et des montagnes qui entourent le bassin de Janina, dès qu'il serait parvenu à les forcer de lever le siége du château qu'il défendait depuis cinq mois. Ainsi les mouvements excités dans le canton de Pogoniani étaient les avant-coureurs de la levée en masse que le proscrit avait méditée. Soit hasard, soit instinct, le sérasquier, au lieu de s'alarmer, y vit un moyen d'occuper son armée sans lui communiquer le but de

Tchélenk, distinction militaire créée en 1326 après la bataille de Mohacz, gagnée par les Turcs contre les Autrichiens; on la porte au turban, mais seulement à l'armée. En 1798 on persuada à Sélim III de former un ordre du Croissant à l'usage des infidèles; mais ni lui ni aucun Turc n'ont jamais voulu le porter. Voyez Dohsson, tome 11, page 427.

son opération que la moindre indiscrétion pouvait faire échouer. Il avait, par l'entreprise d'Omer-pacha, trouvé moyen d'éloigner les agas qui lui étaient suspects, Tahir-Abas et ceux qui avaient été écartés de la sorte, arrivés au village de Protopapas situé à l'entrée de la vallée de Pogoniani, terre antique des Molosses, y avaient à peine établi leur logement, qu'un Grec demanda à les entretenir en secret. Tahir Abas, enveloppé du sayon de poil de chèvre, qu'il ne quittait, ni lorsque l'hiver couvrait la plaine de neige, ni quand la canicule échauffait les montagnes déboisées de la Hellopie, craignant que ce ne fût un espion d'Ismaël, lui fait signe de la main qu'il ait à se retirer. Le Grec insiste, et l'ancien chef de la police d'Ali lui ordonne, d'une voix sombre, de s'expliquer. L'inconnu articule le nom d'Alexis. « Personne ne t'écoute-t-il?-Non, seigneur. - Approche, » et lui présentant un de ses pistolets; «< approche, te dis-je. — Lis, et calme »tes soupçons. Assieds-toi ici,» reprit Tahir en lui faisant prendre place à côté de lui, « tu es un fidèle. » Allumant ensuite un morceau de pin résineux qui sert à l'éclairage des Épirotes, il brise le sceau de la lettre qu'il lit avec une froide attention. Il la remet aux agas qui apprennent qu'Alexis Noutza, dont ils n'avaient plus entendu parler depuis son entrée dans le château du lac, venait de reparaître dans les montagnes de Kalpaki; il invitait les agas à se joindre à quelques Zagorites qu'il avait déjà réunis. A cet effet, il leur conseillait de prétexter la nécessité de poursuivre les révoltés; d'écrire à Pacho-bey, en lui demandant main-forte contre Alexis Noutza, comme étant le provocateur des désordres qu'il était instant de réprimer.

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La lettre de Tahir Abas et des agas, écrite dans le sens que leur avait prescrit Alexis Noutza, étant parvenue au sérasquier Ismaël, il prévint aussitôt les pachas de se tenir prêts à partir dans la nuit du 25 au 26 janvier, sans désigner les corps qui seraient mis en mouvement, ni ceux destinés à rester pour la garde du camp. On se prépara; et la nouvelle qui tenait chacun en alerte, ayant promptement transpiré au château du lac, remplit de joie l'impatient Ali, ravi d'être parvenu à opérer une diversion qui lui livrait ses ennemis dans des proportions presque numériquement égales aux forces qu'il allait diriger contre eux.

Ismaël, non moins satisfait, se réjouissait d'un succès prêt à le venger, et dès que la nuit fut venue, il chargea Omer Brionès de se

mettre en marche avec une forte division. Ses instructions lui prescrivaient de longer le revers occidental du mont Paktoras jusqu'au village de Besdouno, et après y avoir stationné une partie de la nuit, de rétrograder par le flanc opposé des coteaux, de façon qu'à la clarté des étoiles, les sentinelles postées au haut des tours ennemies, trompées par la blancheur des capes de ses soldats, pussent rapporter à Cara Ali que les Souliotes venaient d'arriver au poste de Saint-Nicolas, lieu qu'il leur avait assigné dans sa lettre interceptée. Cela fait, il pourvoit à l'approvisionnement des batteries, à ce que les chevaux soient tenus en état, et les cavaliers prêts à monter en selle. On devait s'ébranler au point du jour afin de poursuivre le transfuge Alexis (telle était la nouvelle du camp); on entretient le feu des bivacs, les patrouilles circulent, les vedettes poussent les cris prolongés de prenez garde à vous: ce sont les seuls bruits qu'on entend à de longs intervalles.

A chaque heure on informe Ali Tébélen des mouvements du camp impérial. Des sentinelles ont vu partir des troupes, d'autres ont été aperçues prenant position du côté de Saint-Nicolas. Tout s'explique ; les Souliotes sont arrivés, et Omer Brionès avec ses Toxides sera de grand matin au delà du village de Protopapas. Le soin qu'on met à entretenir le feu des bivacs, les cris répétés des gardes avancées, sont des ruses de guerre connues qui servent à masquer la faiblesse de l'ennemi. Le jour doit éclairer la défaite de Pachô-bey et des Osmanlis! ainsi raisonnait Ali.

De sa garnison qui se montait à cinq mille hommes, il se propose de n'en laisser que douze cents à la garde de la forteresse. Tandis qu'il s'avancera en personne, afin de se réunir aux Souliotes, bien résolu de ne pas les laisser entrer dans la place: on attaquera les batteries; une fois prises, on se portera contre le camp retranché, vers lequel on dirigera l'artillerie enlevée aux Turcs, ainsi que celle de ses deux châteaux. La flottille, appareillant au moment de la sortie, débarquera un détachement de cent cinquante hommes à la tête de la chaussée de Castritza, pour couper la retraite aux fuyards. Les choses étant ainsi réglée, le satrape s'étend sur une peau de lion, en demandant qu'on le laisse reposer pendant quelques heures. Le soin de l'avertir dès que le jour paraîtra est confié à la douce Vasiliki. On se retire, la fille de Plichivitzas entre dans le souterrain, et dès que la herse qui en ferme l'entrée est close, Ali s'endort, tandis que la compagne de ses alarmes veille à ses côtés.

Ismaël était moins tranquille que le proscrit. Attentif aux moindres mouvements, une violente inquiétude fit palpiter son cœur, quand les ombres de la nuit furent remplacées par les premières clartés de l'aurore qui blanchissaient les faîtes du Pinde. Il détache aussitôt quelques-uns de ses tchoadars vers les vizirs et les pachas, pour les prévenir de se tenir prêts; et tous lui répondent que l'armée n'attend que ses ordres.

Soudain une vive canonnade, partie des châteaux du lac et de Litharitza, annonce que les assiégés méditent une sortie. Alors Ismaël communique aux généraux le plan médité pour venger leurs affronts, et tous promettent de s'illustrer par des prodiges de valeur. Les soldats, partageant l'ardeur de leurs chefs, jurent de se signaler, et les cris de Ya gazi, ya chédid, la victoire ou le martyre, font retentir les airs, dès que l'iman azem ou grand aumônier élevant la voix a répété la formule d'excommunication lancée contre Cara Ali. Chacun rangé à son poste fait ensuite silence afin d'entendre le commandement, lorsque la fumée épaisse de l'artillerie qui enveloppait les châteaux, se dissipant brusquement, leur laisse apercevoir l'ennemi presque au pied de leurs batteries. Le soleil se levait dans cet instant, et la canonnade jointe au bruit de la mousqueterie salue son apparition, en lançant la mort dans les rangs opposés.

Les Schypetars de Cara Ali, précédés d'un détachement d'aventuriers français, italiens et suisses, débris belliqueux de nos bataillons, à qui tout pays était bon pourvu qu'on y fit la guerre, s'encouragent, et, bravant le feu mal dirigé des Osmanlis, abordent la première redoute défendue par Ibrahim Aga Stambol. Ce favori du mufti, plus instruit en théologie (car le Coran qu'il savait par cœur lui avait mérité le titre de khafous dans sa jeunesse) qu'expérimenté dans l'art de la guerre, regretta sans doute le temps où, sacristain de la mosquée de Sainte-Sophie, il voyait du haut de ses minarets lever tranquillement l'astre du jour sur les rives du Bosphore. Il prend la fuite, dès qu'il entend briser les palissades, et il se réfugie dans l'enceinte du camp retranché. Il est traité de lièvre par les Kersales rangés sous le drapeau de pourpre du Romili vali-cy Sélim, qui commande

Toute cette partie de la narration du combat est extraite du rapport d'un des secrétaires d'Ali-pacha, et j'ai cru devoir la donner avec les couleurs orientales qu distinguent cette pièce singulière quoique très-exacte.

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