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Depuis quelque temps des murmures circulaient dans la ville de Patras. Chaque province devant supporter, suivant l'usage, ses dépenses locales, les frais de son administration, ceux que nécessitent l'entretien des places fortes, le transport des vivres et des munitions, le logement des troupes ; le sultan, qui n'a d'autocrate, dans ce cas, que le nom, puisqu'il ne peut établir de nouveaux impôts sans être en contravention avec la loi religieuse, a recours au Djibayat ou Tékialif-schacca, taxes vexatoires. Le titre odieux donné à ces calamités censées passagères fait que le peuple les supporte, tant qu'il a de quoi payer; et les Patréens avaient à ce titre donné jusqu'à la natte sur laquelle couchaient leurs enfants, quand ils voulurent savoir où passaient les sommes qu'on leur arrachait sous trente dénominations différentes.

Ils se plaignirent d'abord de leurs administrateurs, et des deux côtés on se dénonça au lieutenant général que Khourchid-pacha avait laissé à Tripolitza. Celui-ci, séduit par les primats, qui appuyaient leurs raisons antipopulaires des arguments irrésistibles usités en Orient, se décida pour le parti de la violence. Au lieu d'examiner l'état de la question, il expédia un moubaschir 2, chargé de faire arrêter trois individus désignés comme instigateurs des réclamations, de les charger de fers et de les envoyer à Tripolitza. Quoique actif, l'envoyé du lieutenant général, prévenu dans sa démarche, trouva à son arrivée à Patras que deux de ses victimes désignées s'étaient sauvées dans les montagnes, et il n'arrêta qu'un des prétendus séditieux, qui fut saisi pendant la nuit du 11 au 12 février, et traîné dans les prisons du vaivode.

Le 12 au matin, les Patréens informés de l'arrestation de leur avocat, manifestèrent leur indignation par des clameurs, et le soulèvement devint aussi général que spontané. Les boutiques furent fermées; on prit les armes, et on fit serment d'obtenir de gré ou de force l'individu incarcéré pour avoir soutenu la cause des malheureux, en invoquant la justice à l'appui de la vérité. Puis voyant qu'on était sourd à leurs plaintes, les habitants, s'étant rendus à la métropole, contraignirent l'archevêque Germanos d'aller trouver le vaivode, auquel il déclarerait de leur part qu'ils mettraient le feu à son palais,

Voyez État de l'empire ottoman, par Dohsson, tome III, page 386, édit. in-folio. 2 Moubaschir, commissaire.

qu'ils se porteraient aux dernières extrémités s'il n'élargissait pas l'homme arrêté à la réquisition du mousbaschir, et qu'ils se rendraient ensuite à Tripolitza, pour s'y justifier et obtenir satisfaction. Un Grec, que le vaivode députa vers cette multitude, fut battu et renvoyé avec des paroles outrageantes. Déjà on préparait des torches pour incendier les maisons, des coups de fusil se faisaient entendre, quand le vaivode épouvanté relâcha le détenu, en faisant complimenter sur leur bravoure ceux qu'il ne pouvait châtier, sans oublier cependant d'informer Khourchid de ce qui venait d'arriver.

Cette marche était celle du despotisme; mais les fureurs d'un peuple flatté sont quelque chose de plus dangereux que celles d'un prince gâté par l'adulation 1. Le calme était à peine rétabli à Patras, que d'autres symptômes de mécontentement se manifestèrent dans l'Arcadie Cisalphéenne.

Les Schypetars mahométans de Lâla, restés depuis trop longtemps impunis, et devenus par conséquent plus qu'audacieux, venaient de rompre avec le gouverneur de la Morée, dès qu'ils avaient su Khourchid-pacha sorti de la presqu'île. Irrités d'avoir vu passer aux dernières enchères les fermes qu'ils étaient dans l'habitude de louer des vizirs du Péloponèse, entre les mains d'autres traitants, ils se constituèreut en révolte, afin de se faire rendre ce qu'ils appelaient leurs priviléges accoutumés. Ils auraient dû s'adresser aux autorités turques pour obtenir le redressement des prétendus griefs dont ils se plaignaient. L'affaire suivait son cours naturel; mais ils s'en prirent aux chrétiens. Ainsi, au lieu de recourir au caïmacan, les Laliotes se répandirent dans les campagnes de l'Élide, où, ne trouvant que des paysans désarmés, ils massacrèrent les uns, emmenèrent les autres en esclavage, et commirent d'horribles dégâts. Enhardis par ces excès, ils menaçaient d'exterminer les populations chrétiennes de Calavryta et de Gastouni, lorsque celles-ci, s'étant adressées au lieutenant général de Khourchid, obtinrent la permission de s'armer, de lever des troupes à leurs frais, et de repousser la force par la force.

Les Grecs de Patras, qui venaient d'obtenir une concession jusqu'alors inouïe du vaivode de l'Achaïe, les mahométans de Lâla insurgés d'une autre part contre l'autorité du sultan, auxquels on opposait des chrétiens, firent naître dans l'esprit des consuls étrangers

Plat. de Rep., lib. vi.

résidant à Patras, des conjectures aussi fausses sans doute que la politique du gouvernement ottoman. Les agents britanniques, plus susceptibles de haine que de réflexion, accusaient avec une impudence répréhensible le consul russe Vlassopoulo (qu'ils dévouaient ainsi aux poignards des Turcs), d'avoir suscité le mouvement des Patréens. Ils puisaient le principe de leurs raisonnements dans la politique du cabinet de Pétersbourg, accusé d'une suite non interrompue de projets d'envahissement contre la Turquie, sans tenir compte qu'il n'avait jamais appelé les Grecs aux armes que pour les abandonner à la rage des Osmalis, quand sa politique s'était emparée de quelquesunes de leurs provinces.

Les exemples étaient récents; mais quoique sur le terrain de la Morée, encore jonché des ossements de cinquante mille chrétiens sacrifiés dans l'insurrection de 1770, les consuls de S. M. B. ne voyaient que l'aigle du Nord prête à fondre sur la Grèce, et à déchirer dans ses serres l'empire du croissant. Les Grecs eux-mêmes, se faisant illusion au sujet de cette puissance que tant d'infortunes n'avaient pu leur faire oublier, contribuaient à propager une illusion funeste à leur cause. Ils faisaient des vœux pour le monarque orthodoxe, qu'ils nommaient leur autocrate; les vaisseaux hydriotes, Spetziotes et psariens, dont les huit dixièmes naviguaient sous pavillon russe, n'armaient depuis quelque temps qu'en course et marchandise, ainsi que cela se pratique lorsqu'on prévoit une guerre prochaine. Enfin des hommes plus exercés à apprécier le cours du raisin de Corinthe qu'à découvrir la cause du malaise des Grecs et des Turcs, ne pouvaient que se tromper. Par une conséquence naturelle, ils devaient induire en erreur leurs gouvernements, restés étrangers comme tant d'autres à la politique intérieure de la Turquie, parce que les ambassadeurs chargés de les instruire ont cela de commun avec les sultans, de ne juger de l'empire ottoman que d'après ce qui se passe à Constantinople, et de ne voir que par les yeux des drogmans, hommes aussi ignorants que les membres du divan de sa hautesse.

La Russie, au contraire, servie par des consuls grecs, aurait été parfaitement informée, si des préventions nationales, qui ne leur montraient les Turcs que sous des couleurs défavorables et odieuses,

'Les consuls d'Angleterre, d'Autriche, à l'exception de ceux de France et de Russie, n'étaient à Patras que des courtiers de commerce.

n'avaient égaré leur jugement. Les rapports de ces agents moscovites depuis 1814 (j'en ai lu un très-grand nombre) ne parlaient des Ottomans que comme d'un peuple plus que dégradé, en appelant ennemis du genre humain les Anglais, à cause qu'ils soutenaient un gouvernement décrépit et caduc. Leur haine s'envenimait encore du souvenir récent de la vente de Parga, injure faite à la chrétienté par un ministère qu'il était injuste de confondre avec un peuple généreux, qui aspire à civiliser les parties les plus reculées du globe. Une pareille contradiction entre les grands desseins de la nation anglaise et les œuvres iniques de son cabinet, aurait dû faire soupçonner que la justice prendrait son tour dans le conseil britannique; mais, il faut le dire à leur décharge, les consuls de Russie devaient parler d'après ce qui se passait sous leurs yeux. Que pouvaient-ils penser, quand le lord haut commissaire Maitland, non content d'avoir sacrifié quatre mille Parguinotes au criminel Ali, ne cessait d'avilir les peuples spirituels des îles de cette heptarchie, aussi douce que les mers, quelquefois follement irritées, qui baignent ses beaux rivages? Ainsi l'indignation faisant place à la raison, ils crurent se venger à leur tour en accusant les Anglais d'être les véritables insurrecteurs de la Morée. Ils avaient ouvertement assisté Ali Tébélen dans sa rébellion; et deux petits bâtiments du commerce britannique, chargés de munitions de guerre, adressés à Pierre Mavromichalis, qu'une corvette turque captura dans le golfe de Laconie, servirent de prétexte pour dire que l'Angleterre voulait s'emparer du Péloponèse.

Ces conjectures, sans porter entièrement à faux, n'étaient néanmoins alors que spécieuses; mais Russes, Anglais, Hétéristes, personne n'était prêt à seconder un mouvement que chacun aurait voulu diriger et exploiter à sa manière. Ces derniers, qui souhaitaient l'insurrection, avaient calculé que, pour réussir, elle ne devait éclater qu'au mois de septembre, temps auquel, le congrès assemblé à Leybach étant terminé, et la révolte de Naples réprimée, aucune inculpation de connivence avec les carbonaris ne devant alors atteindre les Grecs, celui qu'ils appelaient leur autocrate pourrait avouer les efforts d'un peuple infortuné qui n'avait pour but que de briser le joug des ennemis de la croix.

Cette temporisation était sage1; mais Ali, assiégé depuis six mois,

'Il est probable que, si l'empereur Alexandre eût été à Pétersbourg, au lieu de se trouver à Laybach, les choses auraient pris un aspect différent.

et que de nouvelles forces menaçaient d'accabler, avait intérêt à nåter l'explosion d'un événement sur lequel il fondait l'espoir de sa délivrance. Ainsi le soulèvement des Patréens était l'ouvrage de ses émissaires, qui avaient également poussé, sans qu'ils s'en doutassent, les Laliotes du mont Pholoé à s'armer contre le vizir de Morée, dans l'intention de retenir Khourchid-pacha dans cette province, ou de le forcer à y rentrer, pour veiller à la sûreté de ses trésors et de son harem qu'il avait laissés à Tripolitza. Enfin Ali avait besoin d'opérer des mouvements capables d'attirer l'attention de la Porte au delà des frontières de l'Épire. Son agent Constantin B... avait neutralisé, pendant le cours de la campagne de 1820, les régences barbaresques; et, comme il ne répondait pas qu'elles ne se réunissent bientôt au capitan-bey, il devenait urgent de les mettre aux prises avec la marine des Hydriotes, qui ne pouvait manquer de s'engager dans une insurrection générale des Grecs. Un de ses émissaires, nommé Thémilis, natif de Patmos, qu'il croyait revenu à Smyrne, reçut en conséquence la mission de remuer les esprits des principales îles de l'Archipel, et de s'entendre avec Alexandre Hypsilantis, chef de la grande Synomotie ou conjuration des Hétéristes, qu'il était allé trouver en Bessarabie, longtemps avant le siége de Janina.

Les princes du Drogmanat, avec lesquels Ali avait des rapports, étant très-versés dans la politique de l'Europe, penchaient aussi en faveur de l'opinion de ceux qui ne voulaient opérer le mouvement qu'aux approches de l'automne. Ils avaient répondu à Thémilis qu'on ferait assister jusqu'à ce temps Ali Tébélen par les Souliotes et les armatolis. Il était nécessaire, disaient-ils, de temporiser; l'escadre ottomane rentrant à Constantinople au mois d'octobre, et les armées turques se disséminant à cette époque, ce serait alors le moment de proclamer l'insurrection. Les bâtiments en chargement dans la mer Noire seraient de retour aux fles de l'Archipel. Alors les Grecs, ayant devant eux plus de six mois pour se préparer, se trouveraient en mesure de soutenir au printemps de l'année 1822 la lutte entreprise en faveur de l'indépendance.

Vaines résolutions! Tandis que les Phanariotes et les Hétéristes se confondaient en théories, Ali Tébélen soufflait le feu de la révolte ; et les peuplades de la Hellade, écrasées sous le poids des vexations, n'aspiraient plus qu'au moment d'une révolution, qu'elles regardaient comme le dernier remède à leurs maux. La force des choses avait

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