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conduit les Turcs et les Grecs sur un terrain qui ne pouvait plus nourrir les opprimés et les oppresseurs 1.

Khourchid-pacha entrait à Larisse, lorsqu'il apprit l'émeute de Patras et les mouvements des Laliotes. Occupé d'intérêts qu'il jugeait plus importants, il renvoya la connaissance de ces affaires à son divan-effendi 2. Ce ministre, plein de l'esprit de suprématie ordinaire aux ulémas, ayant rédigé le grand bouïourdi de colère, adressé au lieutenant général qu'il avait laissé à Tripolitza, Khourchid y apposa son sceau sans daigner le lire. Il ordonnait de punir les mécontents, et de les faire rentrer dans le devoir sans réplique (moutlac); cela devait suffire pour faire tomber sur la poussière quelques vils Moraïtes. Quant aux Laliotes qui ne demandaient qu'à piller, comme ils ne vexaient que des chrétiens, il daignait ajourner leur châtiment jusqu'à son retour de l'armée, temps où il prendrait connaissance de leurs réclamations. Pour lui, flatté du titre de Romili vali-cy et de sérasquier que le sultan lui conférait en rangeant sous ses ordres Ismaël, Dramali, ainsi que tous les vizirs, pachas, beys, aïans et agas de Romélie, il ne s'occupa plus que du soin d'arganiser l'armée avec laquelle il devait marcher contre Ali Tébélen.

Chaque homme qui reçoit du sultan l'investiture d'un grand pouvoir devrait le regarder comme un signe funeste. Mais tel est l'empire de

« Les plus timides d'entre les Grecs ont déjà pris la fuite, écrivait le consul français de Patras à cette époque; d'autres se préparent à les suivre; et plusieurs consuls font des arsenaux de leurs maisons, comme s'ils étaient à la veille d'un siége. Je crois devoir me conduire dans cette circonstance comme dans des moments où le danger était plus imminent. Les portes du consulat de France restent ouvertes. J'ai des fusils, du canon, mais ni poudre ni balles. Malgré cela, je suis invincible, car j'ai placé ma confiance en celui qui met un frein à la fureur des flots, et me crois si certain d'être respecté, que je n'ai pas le moindre mérite à être brave; enfin, si mes espérances étaient trompées, je n'aurais pas éprouvé les terreurs de l'agonie. »

M. Hugues Pouqueville, qui avait annoncé la catastrophe, écrivait, peu de temps après le premier mouvement des Patréens, qu'on venait de mettre une garnison de cinq cents Turcs à Lépante, qu'on approvisionnait la citadelle de Patras nouvellement restaurée; que les Grecs, qui n'attendaient qu'un signal pour éclater, continuaient à y traîner les canons qui devaient bientôt les foudroyer, et que le calme n'était qu'apparent. En effet les Turcs, rassurés par cette fausse soumission, se laissèrent abuser jusqu'au dernier moment.

Espèce de scribe impérial, pareil à ceux que les anciens satrapes des rois de Perse avaient auprès d'eux pour requérir l'exécution des firmans des monarques de Babylone. Voyez Hérodote, Thalie, ch. 128.

la fatalité sous l'influence d'un gouvernement tyrannique, qu'on ne pense pas plus à une mort qui est presque aussi inévitable en montant aux dignités, qu'en habitant au sein d'une ville en proie à la contagion. Khourchid, qui avait beaucoup vécu, et si souvent bien mérité de son gouvernement, au lieu de mettre sa tête à couvert, en se retirant dans quelque couvent de Bektadgis ( car le glaive ne frappe jamais la demeure de l'Islamite séparé du monde), s'applaudissait de faire encore une fois du bruit parmi les esclaves prêts à devenir comme lui la pâture des vers. On lui avait écrit de Constantinople que douze mille hommes, réunis à lénidgé1 en Macédoine, formeraient le noyau de son armée, et quand ils arrivèrent à Larisse, il n'en trouva que quatre mille. Une prétendue division de huit mille autres soldats, recrutés aux environs de Serrès, n'était au fond que de deux mille Guéunullus, aussi misérables que mal équipés; enfin l'Achaïe, où il avait ordonné une levée de gens de guerre, ne lui ayant envoyé que deux cent quatre-vingts soldats, il dut adresser un appel aux janissaires Thes saliens. On fit en conséquence une battue à Zeïtoun, à Volo, à Pharsale, à Patradgik et à Larisse qui, ayant donné trois ortas, chacun de cinq cents hommes, portèrent l'armée de Khourchid à seize mille soldats, en y comprenant ses propres troupes, et il se disposa à passer le Pinde.

Le moment de porter un coup décisif à Cara Ali, pressait. Les agas, qui du camp d'Ismaël s'étaient rendus dans la Selléide, devenus missionnaires d'insurrection, agissaient dans des directions différentes, afin de faire révolter les Grecs et les Schypetars. Déjà le sélictar Ismaël Podèz qui parcourait le Musaché avait réuni un grand nombre de Toxides mécontents; Tahir Abas appelait les armatolis d'Agrapha

1 Iénidgé, ville. Voyez tome II, ch. 59, de mon Voyage.

2 Orta. Cette différence entre les contrôles et l'effectif de l'armée est telle, dit Mouradjea Dohsson, qu'à Constantinople, où le nombre des janissaires est évalué à cent vingt mille, il n'y a pas toujours sur ce nombre trois mille hommes présents aux casernes. Les ortas qui entrent en campagne reçoivent par tête une demi-ocque de pain (21 onces) et deux ocques (88 onces) de viande de mouton par chaque escouade de cinq hommes. Les drapeaux des ortas portent la marque des différents corps de métiers que cette milice dégradée exerce en temps de paix, afin de pouvoir subsister. Ainsi le xive orta, qui est celui des buluks ou boulangers, a pour enseigne des pains ou des pelles à four. Le LXXXI® et le xcve, qui sont ceux des djémats ou bouchers, le xxvIII, qui est celui des ohdgis ou sagittaires, le XIX®, appelé des buluks ou vedettes, les cohortes des samsoudjis ou gardiens des bouledogues, des zagardjis ou meneurs de chiens, ont leurs enseignes particulières.

au secours des Souliotes et d'Ali Tébélen. Hago Bessiaris soulevait la Cassiopie, Jousouf Zaza agitait la Chaonie, Hassan derviche cherchait à débaucher les Chimariotes, restés fidèles à la cause du capitan-bey, et Alexis Noutza enrôlait les Zagorites.

L'armée d'Ismaël, environnée de tant d'ennemis, n'existait plus, depuis son dernier succès, qu'au milieu des alarmes. Chaque jour aux prises avec les guérillas de la Selléide et les armatolis de Stournaris, qui s'était enfin prononcé contre le sultan, elle voyait leurs bandes, descendues jusqu'aux Catzana Choria, arrêter et piller ses fourrageurs en vue du camp impérial. Les assiégés, de leur côté, recommençaient à faire des sorties. On présumait que Cara Ali avait de bonnes nouvelles; car les chants d'allégresse de ses soldats se faisaient entendre dès que le soleil était couché. Pour comble d'inquiétudes on savait que Békir Dgiocador, qui avait essayé de franchir le pas de Coumchadèz à la tête de dix-huit cents hommes, avait été repoussé avec perte de son convoi et des plus braves de ses soldats. Khourchid était informé de ces détails, lorsqu'il vint camper à Tricala, où il reçut un renfort de six mille Macédoniens, et une quantité considérable de provisions de bouche.

La position d'Ismaël-pacha, malgré les espérances dont Ali Tébélen se repaissait, était donc prête à s'améliorer, mais les choses ne se présentaient pas sous un aspect aussi favorable dans le midi de l'Épire. Békir Dgiocador, irrité de sa défaite, avait signalé son retour à Prévésa par des mesures de rigueur, ordinaires à ceux qui croient qu'on brise les résistances en proscrivant et en faisant tomber des têtes. Des arrestations, des concussions exorbitantes et quelques supplices avaient suivi son retour. Plusieurs étrangers avaient été bannis; on avait traîné beaucoup de chrétiens en prison; et la bienfaisance de M. Dubouchet Saint-André, consul de France, eut dès ce moment occasion de se manifester en sauvant, entre plusieurs infortunés, Marc Gaïos, neveu de Jérotéos, ancien archevêque de Janina. Une corvette de notre marine déposa cet homme estimable, ainsi que sa famille, à Leucade, d'où la politique anglaise, après avoir délibéré pour savoir si elle ne le livrerait pas aux Turcs qui demandaient sa tête, l'obligea d sortir pour se réfugier à Hydra.

La terreur que Békir croyait inspirer n'ayant eu d'autres résultats que d'augmenter le nombre des ennemis, Hago Bessiaris et les Souliotes profitèrent de l'avantage que son impolitique leur donnait pour

soulever la Cassiopie, jusqu'au village de Candja dont ils s'emparèrent. A cette nouvelle, le vaivode de Prévésa jugea à propos de leur opposer Porphyre, métropolitain d'Arta, qui les avait si vaillamment excommuniés, au refus du pieux Gabriel, dont la sage maxime était que les ministres du Seigneur sont et doivent rester à jamais étrangers aux intérêts politiques du monde.

L'archevêque adressa aussitôt des homélies guerrières aux Grecs de l'Amphilochie, afin de les engager à s'armer contre les Souliotes excommuniés, ennemis de Dieu et rebelles à l'autorité du successeur légitime des califes ou vicaires de Mahomet. Ils devaient tomber sous les coups des fidèles raïas du sultan; et il annonçait la victoire ou le martyre à des chrétiens qu'il voulait exciter contre des chrétiens armés pour la cause de la religion et de l'indépendance.

Malgré ces exhortations, les Grecs étant demeurés insensibles à son appel, il se trouva forcé de recourir aux ergates ou terrassiers, employés aux travaux de l'agriculture. Ces descendants des Téléboëns du Nérite, de Méganisi, de Calama et de Castos, qui viennent chaque année cultiver la campagne d'Arta, s'étant équipés comme ils purent, leur général, Porphyre, s'achemina incontinent avec cinq à six cents soldats de cette espèce, auxquels il fit compter le salaire (“Hμepo Kápatov) d'une semaine, pour attaquer les Souliotes embusqués à Candja. Mais comme on devait s'y attendre, le chef et ses soldats, qui marchaient en chantant des litanies et en maudissant les guerriers de la Selléide, prirent la fuite aux premiers coups de fusil tirés de la rive droite de l'Arachthus. Ils se dispersèrent comme des corbeaux (±àv Kapáxaža:;)', et Porphyre ne se crut en sûreté qu'en se réfugiant auprès de Békir Dgiocador, où il trouva plus commode de passer désormais son temps qu'à courir de nouvelles chances de guerre, depuis surtout que les Souliotes lui eurent écrit qu'ils le feraient pendre s'il se présentait devant eux autrement qu'avec le livre révéré des saints évangiles.

Les choses étaient sur ce pied dans l'Épire, où l'on avait enlevé une foule d'otages tirés de Vonitza, d'Ambrakia et de l'Acarnanie, que Békir avait emprisonnés dans le château d'Arta, quand l'ordre de Khourchid, envoyé à son caïmacan, fut connu à Patras. Un boïourdi de ce gouverneur, adressé aux vaivodes, molla et cadi, leur enjoignait « de rechercher les auteurs des derniers troubles; de les saisir et de

'Extrait du rapport fait par le capitaine Diamante Zervas.

» les envoyer à Tripolitza, quels que fussent leur religion, leur rang, » et la nation à laquelle ils pourraient appartenir. » Malgré ce qui s'était passé, et le ton d'un pareil commandement, il aurait peut-être obtenu un résultat efficace, s'il n'avait pas été suivi d'un second ordre conçu en ces termes : « Nous, caïmacan du très-puissant Morèh vali>>cy Khourchid-pacha (auquel Dieu veuille accorder prospérité et fin

heureuse), de l'avis de notre grand conseil ordonnons à vous, ar» chevêques, évêques, et notables Grecs des villes et villages du pays » de Morèh, de vous lever au reçu du noble firman que nous vous » adressons, et de vous transporter dans notre résidence de Tripolitza, > afin d'y jouir du bonheur incomparable de la protection que nous >> vous accorderons, et de la contemplation de notre magnifique puis»sance. Enjoignons aux raïas qui vivent à l'ombre des ailes d'or de >> notre glorieux monarque, de déposer sur-le-champ les armes; de >> remettre celles qu'ils possèdent à nos vaivodes, sans lever la tête, » qu'on leur permet de conserver cette année au prix d'un double

kharatch, et sans prêter l'oreille aux discours séditieux des ennemis » de notre sainte religion et du glorieux kan, fils de kan, sultan » Mahmoud. Que cela soit exécuté sans réplique. 25-12 février 1821.D

Cet ordre ne fut pas plutôt connu du public, que le clergé et les notables, informés qu'il n'avait point l'assentiment de tous les chefs mahométans de la Morée, car Kyamil, bey de Corinthe1, s'y était opposé en plein conseil, crurent pouvoir le décliner en employant les ressources ordinaires de la corruption. Les montagnards à qui le caïmacan permettait de conserver leur tête au moyen d'une double capitation, ennuyés de payer et de souffrir, répondirent au noble boïourdi par des chansons aussi anciennes que le génie de la liberté. Excités par Théodore Colocotroni, qui venait de reparaître dans les gorges du mont Olénos avec sept hommes armés, ils chantaient, à quelques variantes près, comme le soldat d'Athénée 3: « Un fusil, un sabre ou » une fronde, à défaut d'autres armes, voilà mes trésors! avec le » fusil, le sabre et la fronde, j'aurai des champs, des moissons et du > vin! J'ai vu des agas prosternés à mes pieds; ils m'appelaient leur seigneur et leur maître. Je leur avais arraché le fusil, le cime

3

1 Kyamil-bey. Voyez tome IV, pages 22, 23, etc., du Voyage dans la Grèce. Colocotroni. Voyez tome III, page 523 du Voyage dans la Grèce.

3 Athen., lib. x, cap. 7, et Suid. in Pind.

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