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» terre, les pistolets en vermeil, et l'yatagan précieux, ouvrage des » Bosniaques. O Grecs! levez vos fronts humiliés, prenez le fusil, le >> sabre et la fronde, et nos oppresseurs nous nommeront bientôt >> leurs seigneurs et leurs maîtres. »

Ils tremblaient déjà, ces superbes oppresseurs, humiliés par trois défaites que les Souliotes leur avaient fait éprouver; et Békir-aga, informé que Tahir Abas s'était réuni à Odyssée dans les montagnes de l'Étolie, écrivit à Nothi Botzaris pour renouer les négociations. Après en avoir délibéré avec les membres du sénat de Souli, le polémarque répondit au vaivode de Prévésa, qu'avant d'écouter aucune proposition on exigeait trois cents bourses ', à titre d'arriéré de la solde due aux Souliotes, pour le temps qu'ils avaient servi sous les drapeaux du Grand Seigneur.

Cette demande ayant été octroyée, et l'argent envoyé, on convint de se réunir à Loroux, où Békir Dgiocador et des députés choisis par les chrétiens se rendirent. Après le formulaire des compliments fallacieux usités entre des maîtres irrités et des esclaves victorieux, Békir, de qui devaient procéder les ouvertures de paix, ayant proposé aux Souliotes amnistie et oubli du passé, ceux-ci répondirent dédaigneusement que, n'ayant besoin de pardon ni d'oubli pour des faits qui leur étaient personnellement honorables, ils demandaient avant tout que la Porte reconnút leur indépendance, comme autonomes de la Selléide. Alors, le vaivode étant obligé de déclarer qu'il n'avait pas de pouvoirs pour traiter sur ce pied, on se contenta de régler un armistice d'un mois, pendant lequel ses courriers auraient la liberté de circuler, de Prévésa à Janina, aller et revenir, sans qu'ils fussent inquiétés en aucune manière. On se sépara ensuite, sans rien préjuger relativement aux droits de souveraineté, dont chacun souhaitait intérieurement de remettre la décision au sort des armes.

Au milieu de ce conflit, où il est essentiel de suivre attentivement des détails que l'histoire dédaigne à tort, parce que, quittant rarement le séjour des capitales, elle se contente, à l'exemple des ministres des princes, d'apprécier le mouvement des masses, sans descendre au milieu des hameaux habités par le peuple; on comprendra sur quel terrain allait s'engager la lutte entre les opprimés et leurs tyrans. Avec quels moyens de fanatisme, de souvenirs, de ressenti

Trois cents bourses, environ 120 mille francs.

ments, de vengeance, on était prêt à s'égorger de part et d'autre, au nom de Dieu, de la religion, des autels, du droit de conquête et de l'indépendance! Ainsi Békir Dgiocador n'eut pas plutôt souscrit la convention de Loroux, qu'il se repentit d'avoir compté trois cents bourses à des infidèles réprouvés par la loi, qui ne méritaient que les supplices réservés aux rebelles. Ses regrets furent encore augmentés, lorsqu'en rentrant à Prévésa, il y vit aborder la cavalerie de Khourchid, six compagnies des bombardiers envoyés de Constantinople, quatre mille hommes aux ordres de Jousouf-pacha de Serrès, l'escadre du capitan-bey, forte de onze voiles de guerre, et le trésor de l'armée. Il voulait déchirer le pacte qu'il avait conclu; mais il en fut empêché par le capitan-bey, qui lui fit entendre que l'argent donné se retrouverait, si l'on parvenait à détruire les Souliotes; et qu'au lieu de les effaroucher, il convenait de les tenir dans une fausse sécurité. A cet effet, il fallait non-seulement se taire, mais encore éloigner surle-champ de Prévésa la division militaire de Jousouf-pacha, ainsi que les bombardiers, en publiant qu'on les envoyait en cantonnement à l'Arta, jusqu'à la fin de mars, tandis que, sans s'arrêter dans cette ville, ils tomberaient à l'improviste sur les postes des Souliotes établis à Coumchadèz et aux Cinq-Puits, qui seraient ainsi massacrés.

Cet avis ayant été approuvé, sans que personne conçût l'idée que c'étaient un crime de violer la convention de Loroux, tant, sur ce point, la conscience de tout musulman est rassurée par le précepte qui dit qu'on ne doit point de foi aux chrétiens, on ne pensa qu'à précipiter l'exécution de ce projet. Jousouf-pacha était charmé de saisir une occasion de se distinguer. Il baisa deux fois avec respect la poitrine du capitan-bey, en le nommant son père. Il lui procurait la gloire d'exterminer des mécréants, et de se présenter le premier, avec une tribut de têtes, de nez et d'oreilles, au seuil de la tente de Khourchid-pacha, qui, suivant toute apparence, serait alors campé devant les châteaux de Cara-Ali.

On était au 28 février; et Békir Dgiocador ayant fait crier par la ville qu'il mettait angarie sur tous bâtiments et barques qui étaient au port, les troupes furent embarquées au moment précis où l'imbat1 permet et favorise la navigation du golfe Ambracique. L'escadre lé

Imbat, vent du dehors. Voyez, pour ce qui concerne la description et la navigation du golfe Ambracique, le tome II, ch. 38 de mon Voyage dans la Grèce.

gère du capitan-bey formait l'avant-garde d'une multitude de barques ioniennes, battant pavillon anglais, qui déposèrent, au mouillage de Salagora, les barbares, ravis de l'idée de surprendre et d'exterminer les guerriers de la Selléide.

La troupe de Jousouf-pacha ayant payé à coups de bâton le salaire des marins ioniens qui l'avaient transportée à Salagora, ceux-ci se retirèrent du côté des pêcheries de Mazoma, afin d'y attendre les vents de terre qui devaient les ramener à Prévésa '.

Amarrés aux digues de ces vastes viviers, quelques patrons, qui entendaient la langue turque, ayant appris, durant la traversée, le projet des mahométans contre les Souliotes, car toute la division militaire de Jousouf-pacha en était imbue, convinrent de prévenir leurs frères de Souli du danger qui les menaçait. Ils chargèrent, en conséquence, un banni de Parga, nommé Andréas, de remonter l'Aréthon avec un caïque, et de se rendre en diligence à Candja, afin de donner avis au poste des Souliotes qui s'y trouvait des desseins des Osmanlis. Une pareille commission, confiée à un Parguinote, ne pouvait être exécutée qu'avec empressement.

Andréas s'élance, au coucher du soleil, avec son monoxylon, monté par deux autres Grecs; traverse les lagunes, remonte le cours du fleuve, et, arrivé à la troisième heure de la nuit à Candja, il informe le protopalicare Souliote qui y commandait des desseins de l'ennemi. Celui-ci, avec une égale rapidité, transmet cette nouvelle à Marc Botzaris, qui était descendu à Coumchadèz ; et à trois heures du matin l'alarme étant répandue dans toutes les embuscades des chrétiens, ils se préparèrent au combat comme à un jour de fête.

La distance entre Salagora et le pas de Coumchadèz est de huit heures de marche, sur une route semblable à nos voies royales. Les Turcs, fatigués la plupart du mal de mer, ayant perdu du temps à se reposer, n'étaient parvenus au pont d'Arta que vers minuit; et ils n'arrivèrent à l'entrée du défilé que deux heures avant le lever du soleil. Leur colonne s'avançait à bas bruit; déjà ils avaient environné le caravanserai de Coumchadèz, et ils attendaient le jour pour attaquer les chrétiens, qui ne pouvaient se soustraire à leurs coups, quand un cri terrible, accompagné d'une vive fusillade, les consterna. Ils croyaient tenir les Souliotes cernés dans le caravanserai, tandis que

1 Voyez le plan du golfe Ambracique dans mon Voyage de la Grèce, tome II.

ceux-ci étaient embusqués sur leurs flancs. Cependant ils se précipitent contre ce poste, d'où un feu meurtrier les éloigne, et ils tentent aussi inutilement d'escalader les montagnes pour en déloger les Grecs. Repoussés, vaincus, épouvantés, ils fuient en désordre, en laissant au pouvoir des chrétiens cent trente morts ou blessés ; et ils se retirent à l'Arta, confus d'avoir échoué dans une entreprise formée sous les auspices du parjure et des ombres de la nuit.

Une pareille infraction à l'armistice conclu à Loroux faisait craindre à Békir Dgiocador la reprise imédiate des hostilités, quand une lettre du polémarque de la Selléide, Nothi Botzaris, vint le rassurer. Opposant la ruse à la trahison, celui-ci mandait au vaivode de Prévésa, que, « convaincu de sa loyauté, il s'était empressé, dès qu'il avait eu » connaissance de ce qui était arrivé à Coumchadèz, d'assurer ses >> compatriotes qu'on ne pouvait attribuer la violation d'une con>>vention sollennelle qu'à quelque intrigue des propres ennemis de » Békir; et qu'il attendait de lui à cet égard des explications dignes » de la franchise de son caractère. >>

Cette démarche de la part du chef des vainqueurs ayant fourni un prétexte de disculpations à Békir, il se hâta de désavouer Jousoufpacha; et, de part et d'autre, on s'en tint aux termes de l'armistice. Chaque parti avait en cela son arrière-pensée et ses espérances. Les Turcs attendaient l'arrivée de Khourchid pour rejeter les Souliotes dans leurs montagnes. Ceux-ci, comptant sur les promesses d'Ali, soupiraient après les ides de mars, en faisant allusion à la fête de l'Annonciation, qu'ils nomment Evangélismos temps auquel ils se flattaient de voir éclater un coup inattendu.

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Un pressentiment secret leur disait que l'équinoxe du printemps leur amènerait des chances favorables. Ils avaient entendu parler de mouvements au delà du Danube, de mouvements au sein de l'Archipel, de mouvements en Morée; il devait arriver quelque chose d'extraordinaire. On leur avait écrit, du camp des armatolis d'Agrapha, qu'un courrier, expédié par Alexandre Hypsilantis aux capitaines grecs de l'Epire, avait été assassiné à Naoussa en Macédoine, sans qu'on sût ce qu'on avait fait de ses dépêches, ni quel était son meurtrier. Malgré ce contre-temps, le jour de la liberté ne pouvait être éloigné. Les mahométans étaient à leur tour persuadés que

• Evayyeλioμóc, la bonne nouvelle.

l'heure de la vengeance approchait. Ainsi, des deux côtés, on s'observait, on dissimulait et on se trompait, en attendant le signal des combats à mort qui allaient s'engager, entre les chrétiens et les Turcs.

On s'imagina qu'il allait être donné, quand Khourchid-pacha, après avoir franchi le Pinde à la tête d'une armée de vingt-quatre mille hommes, arriva le 2 mars à midi, au camp impérial de Janina.

Dès que sa tente fut dressée, Ali Tébélen le fit saluer de vingt et un coups de canon, et lui envoya un parlementaire porteur d'une lettre de félicitation sur sa bienvenue. Le sérasquier, qui avait ses raisons pour ménager le proscrit, après lui avoir répondu amicalement, ordonna de lui rendre, coup de canon pour coup de canon, le salut militaire, et fit publier dans le camp la défense de flétrir désormais de l'épithète d'excommunié un personnage de la haute valeur et de l'intrépidité du lion de Tébélen. Il lui accorda en même temps, dans ses discours, le titre de vizir, qu'il n'avait jamais, disait-il, démérité de conserver; et il annonça qu'il n'était descendu dans l'Épire que comme pacificateur. En conséquence, dès le 3 mars au matin, Khourchid envoya Machmoud, pacha subrogé de Larisse, à la place de Dramali, auprès d'Ali Tébélen.

Nous venons de dire qu'un courrier, expédié par Alexandre Hypsilantis, avait disparu, au mois de novembre précédent, à Naoussa en Macédoine, et que cet événement tenait les Souliotes dans une perplexité fâcheuse, relativement aux espérances qu'on leur avait transmises. Cet émissaire de l'Hétérie, nommé Hypatas, parti de Léchénof, en Bessarabie, où le foyer de la Synomotie fermentait, avait été expédié, à la première nouvelle de la guerre commencée par le sultan contre le satrape de Janina, avec des lettres d'Alexandre Hypsilantis adressées aux capitaines grecs de l'Épire. Sans entrer dans les détails de l'événement qui devait relever la Grèce, le prince invitait les polémarques, chefs de la Selléide, et autres, à seconder Ali-pacha dans sa révolte contre la Porte Ottomane, mais à ménager de telle sorte leurs intelligences avec lui, qu'ils pussent, en tout état de cause, se détacher à volonté de son parti; ne devant avoir en vue que de s'approprier ses trésors, pour les faire servir au triomphe de l'affranchissement de la Hellade. Tel était le texte de la lettre d'Hypsilantis, qui avait donné d'autres instructions verbales à son envoyé.

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