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CHAPITRE IV.

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Considérations politiques.-Portrait d'Alexandre Hypsilantis. - Sa conduite jugée. Ses agents. Signalement de quelques Hétéristes. Proclamation. - Perfidie et lâcheté des boyards. Entreprise de Théodore Vladimiresco. - Mouvements des Hétéristes. Révélation de leurs projets. - Leurs intelligences prétendues avec la Russie. Noms des membres de leur comité directeur. Leurs ressources pécuniaires et militaires. - Germanos, archevêque de Patras; son origine, son caractère. - Quitte Patras avec les archontes grecs. - Frayeurs des Patréens. Églises abandonnées. - Théodore Colocotroni, ses desseins. Germanos rentre à Patras. Déclaration qu'il fait. Terreur des Turcs. Dangers qu'il court. Les Turcs quittent Calavryta et Vostitza. Allocution de Germanos aux Grecs. Il les appelle à la liberté sous l'étendard de la croix; prend le commandement des troupes. Intrigues du consul anglais; courrier mystérieux qu'il expédie à Constantinople. Affaires de l'Épire; réponse d'Ali Tébélen aux Souliotes. Attente générale de l'insurrection.

Pareils aux dieux de Thèbes, qui étaient sourds et muets dans les temps de calamité, les ministres des puissances chrétiennes à Constantinople, ne rendant aucune réponse aux dépêches des consuls établis à Patras, les laissaient sans direction. Livrés à eux-mêmes, ceux d'Angleterre et de Russie, après s'être mutuellement accusés, transformaient leurs demeures en forteresses, tandis que le consul de France, protecteur des chrétiens, leur accordait un généreux asile, en déjouant la surveillance d'une police sanguinaire. Chacun s'inquiétait, faisait des projets ou formait des conjectures. Les Turcs et les Grecs s'observaient. Mille résolutions se succédaient dans les conciliabules des oppresseurs et des opprimés.

Le sultan ne s'était pas aperçu que la persévérance dans ses formes despotiques avait usé le sceptre d'Ottman. Enivré de sa puissance incontestée dans le harem, il n'entendait pas la voix éternelle qui l'avertissait «< que le dominateur, le seigneur des armées, allait lui > retirer les hommes de cœur, les hommes de guerre, les vieillards, » les personnes d'autorité et ceux qui peuvent donner des con

seils1, » parce qu'il avait toujours vécu séparé d'un peuple qu'il foulait aux pieds. Son autorité était sur le point de finir dans la Grèce, où la puissance souveraine de la religion criait au peuple, par l'ordre de ses ministres « que les premiers confesseurs du Christ marchaient » au supplice, sans prendre garde s'ils étaient suivis d'autres martyrs; » qu'on devait hommage à Dieu seul, et un témoignage éclatant à la >> croix 2. >>

Ali Tébélen, en s'élevant au pouvoir par l'extermination des beys et des agas héritiers du système féodal, introduit par Roger, roi de Sicile, et par les croisés, maîtres dans cette partie de l'Orient qu'ils démembrèrent, avait préparé de loin l'affranchissement des communes de la Hellade. Cet acheminement vers une régénération sociale avait été senti depuis longtemps par les Épirotes, auxquels j'avais entendu dire qu'Ali, mourant après les avoir délivrés de leurs beys ou barons, était le précurseur de leur liberté future, qu'ils appelaient le triomphe de lacroix. Jusque-là, il y avait une application rigoureuse des principes tendant à l'accomplissement d'une période politique qui touchait à son dénoûment, quand un de ces hommes assez habiles pour apercevoir un grand mouvement, mais incapables de le diriger, voulut s'en emparer, l'exploiter et jouer le rôle de ce génie étonnant qui recueillit et dévora l'héritage sanglant de la révolution française.

Alexandre Hypsilantis, officier dépourvu de talents positifs, ignorait, avant tout, « que les dieux ne laissent rien concevoir de grand » que ce qu'ils inspirent 3. » Élevé, suivant l'usage des soi-disant princes du Phanal, par des précepteurs qui lui avaient appris à parler correctement plusieurs langues, il était savant, sans cette instruction mâle qui est le résultat des études classiques; poëte, sans feu sacré ; aimable, sans urbanité; soldat, sans être militaire; quoiqu'il eût perdu le bras droit à l'affaire de Culm, on ne pouvait guère dire, à cause de cela, qu'il était brave. Mais ce qui caractérisait spécialement Alexandre Hypsilantis, c'était la vanité ordinaire aux Phanariotes, leur esprit d'intrigue, dont le terme ambitieux se bornait à devenir

Isaï. 3, 1-3.

Ces citations sont tirées de l'allocution d'un des prélats directeurs de la guerre sacrée.

2 Extrait des circulaires répandues à cette époque dans la Grèce par quelques evêques.

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hospodar des peuples abrutis de l'antique Dacie, et une faiblesse de caractère telle, qu'il se laissait dominer par des personnes indignes de l'approcher. Cependant, le titre de général au service de Russie, je ne sais quelles décorations dont il était couvert, une réputation qu'il avait su se composer parmi les chrétiens, auxquels il racontait le grand crédit dont il jouissait auprès de l'autocrate orthodoxe, les vues constantes de ce monarque sur la Turquie, l'armée rassemblée sur le Pruth qu'il leur montrait, la direction publique de la société des Hétéristes qui lui était confiée, avaient attiré auprès de lui une foule de Grecs ravis de le seconder.

Enthousiastes de leur patrie et du monarque que Hypsilantis ne cessait d'associer à l'idée de leur affranchissement, les chrétiens étaient persuadés que ses paroles étaient l'expression politique du cabinet de Pétersbourg. Comment, sans cela, un officier supérieur aurait-il osé conspirer ouvertement, au milieu de la Besserabie, sous les yeux des chefs civils et militaires de l'empereur Alexandre, contre une puissance qu'on n'aurait pas eu le dessein formel de traiter bientôt en ennemie? Comment les gouverneurs d'Odessa et des autres places nouvellement arrachées au Grand Seigneur auraient-ils souffert qu'on jouât le ballet des Souliotes sur leurs théâtres ? Comment auraient-ils toléré que les Turcs, qui approchaient de leurs comptoirs pour y trafiquer, fussent l'objet de dérisions publiques et d'avanies humiliantes, que le fanatisme des chrétiens irrités regardait comme de justes représailles des maux que leurs frères enduraient en deçà du Danube? N'était-il pas évident que la Russie exerçait déjà des droits de suzeraineté sur la mer Égée, quand les huit dixièmes de la marine marchande grecque naviguaient avec ses couleurs? Rarement dans leurs relâches à Constantinople, les bâtiments d'Hydra, de Spetzia et de Psara, protégés par la légation russe, y séjournaient sans avoir de démêlés avec les autorités turques. Plus souvent encore ils bravaient jusques aux convenances, lorsque, cinglant au plus près de terre, toutes voiles dehors, le pavillon russe déployé, le sultan voyait défiler sous ses fenêtres ses esclaves émancipés par une puissance dont il semblait plutôt le capitaine de port que l'allié jouissant de la plénitude de ses droits de souveraineté. Quelles conséquences les Grecs devaient-ils raisonnablement tirer de ces faits? Pouvaient-ils

1 Représenté en 1816 à Odessa.

croire qu'il existât à Pétersbourg deux gouvernements procédant en sens inverse? Loin de là, on les flattait que le congrès rassemblé à Troppau, agissant au nom de la sainte alliance établie dans l'intérêt des peuples, et non pas pour délibérer sur des cas de conscience, s'occupait d'améliorer le sort des habitants de la patrie de Thémistocle; que la société des Hétéristes, fondée à Vienne en 1814, de concert... Mais je m'arrête, comme cet écrivain de l'antiquité, averti par un génie qui lui défendit de révéler les mystères d'Eleusis.

Malgré une aussi éclatante protection de la part des Russes en faveur des Grecs, la conduite d'Alexandre Hypsilantis réfléchissait une couleur d'intrigue qui aurait dû faire naître des soupçons contre son importance, si l'on avait pu lui supposer les moyens de soutenir une grande entreprise. Dès le commencement du mois de septembre 1820, il avait envoyé à Bukarest Thémélis, que j'ai nommé précédemment, avec un nommé Xanthos, tous deux originaires de Patmos, qu'il avait chargés de recevoir, en son nom, le serment que les chefs des Arnoutes devaient lui prêter, en sa qualité de représentant de la nation grecque, titre vague, sur lequel il ne donnait aucune explication. Ils devaient ensuite s'adresser à Constantin Ducas, agent connu du vizir Ali-pacha de Janina, qui leur procurerait les moyens de s'aboucher avec les capitaines schypetars de la Valachie.

Les émissaires d'Hypsilantis, qui voulaient à tout prix une révolution, sans discuter le titre du prétendu représentant de la nation grecque, arrivèrent à Bukarest, capitale de la Valachie, où résidait alors Alexandre Soutzos. Cet hospodar, connu par sa souplesse dans les négociations, n'était plus que l'ombre de lui-même. Riche de vingt millions de piastres, fruit de deux années de gouvernement et de concussions, son but, comme celui de son prédécesseur Caradja, était de se sauver avec les dépouilles des Valaques, dès que sa santé lui permettrait de pouvoir passer en chrétienté. Le premier soin des émissaires, qui se présentaient comme sujets russes, fut en conséquence de le faire pressentir sur leurs projets; et, s'il n'en devint pas complice, il ne put les ignorer. Rassurés par son silence, par l'assentiment tacite du consul de Russie, Thémélis et Xanthos tinrent sans difficulté

'Arnoutes. C'est avec des milices composées de Schypetars et de Grecs de la Romélie, qui prennent le nom des premiers, que sont formées les gardes et les principales troupes des hospodars de Valachie et de Moldavie.

leurs conciliabules avec les capitaines arnoutes, qui s'empressèrent de jurer fidélité au représentant de la nation grecque, à l'exception d'un Epirote nommé Sava.

Ce chef des Schypetars, qui cachait, sous les dehors d'une physionomie heureuse, la duplicité d'un Toxide de l'Argyrine, pressé par ses amis, répondit : que, n'ayant jamais connu de maître que Dieu et son épée, il ne jurerait obédience à personne; qu'il était prêt à marcher avec les siens contre les oppresseurs de sa patrie, quand il en serait temps; que, pour arriver à ce but, Hypsilantis devait, au préalable, s'entendre avec lui, afin d'organiser la Bessarabie, en avisant aux moyens de procurer des armes et des munitions de guerre aux chrétiens de cette province; et on se sépara dans ces termes, qui ne furent ignorés de personne à Bukarest.

Thémélis et Xanthos, après avoir ainsi rempli leur mission, partirent accompagnés du Thessalien Perrèvos, ancien major au service de Russie et de France, qui venait d'arriver en poste de Pétersbourg à Bukarest; d'un capitaine marchand nommé Gaëtani, de Mantzarakys et de l'archimandrite Grégoire Dikaios, tous chefs de la synomotie ardente des Hétéristes, avec lesquels ils se dirigèrent vers Ismaëlof, où Alexandre Hypsilantis s'était rendu pour recevoir leurs rapports et leur communiquer ses ordres ultérieurs. Réunis au lazaret de cette ville, qui fait maintenant partie du gouvernement russe de Kichénof en Bessarabie, Hypsilantis, s'étant empressé de venir les trouver, les confirma dans l'idée, généralement répandue, que les difficultés existantes entre le cabinet de Pétersbourg et la Porte Ottomane étaient sur le point de finir par une rupture que l'année 1821 verrait éclater. Puis, rentrant dans ses vues particulières, il leur raconta évasivement les intelligences qu'il avait à Constantinople, ses projets de confédération avec les Serviens, en insistant sur la nécessité « de faire procéder son autorité de la volonté générale de tous les >> chrétiens. Cette condition étant de rigueur pour mériter, » disaitil, « une protection toute-puissante,» il assigna à chacun de ses agents un poste particulier, en leur recommandant « d'employer >> leurs efforts auprès des notables orthodoxes, pour le faire reconnaître >> en qualité de chef suprême de la Grèce, en l'invitant par écrit, à se >> mettre à la tête du mouvement projeté. » Il remit, en conséquence, à chaque missionnaire de l'Hétérie une formule d'accession, qui avait été dressée par le secrétaire Lassani, en leur recommandant la plus grande célérité.

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