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Cela étant fait, Perrèvos eut ordre de passer en Épire, Mantzarakys dans l'Archipel, l'archimandrite Dikaios en Morée, et Thémélis à Smyrne, d'où il devait étendre ses rapports vers Psara, Spetzia et Hydra. Un article spécial, remis au dernier de ces agents, lui prescrivait de s'appliquer à gagner les Hydriotes, qu'on savait opposés à des projets qu'ils regardaient, non sans quelque raison, comme contraires à leurs intérêts maritimes. Enfin, comme la saison s'avançait et que la navigation de la mer Noire allait cesser, Hypsilantis pressa ses amis de hâter leur départ, en leur donnant des crédits qui furent religieusement acquittés par les trésoriers mystérieux de l'Hétérie, établis à Péra, sous la protection de la légation russe 1.

Munis d'instructions et de fonds nécessaires à leur voyage, les agents d'Alexandre Hypsilantis se rendirent à Galatz afin de s'y embarquer sur le navire du capitaine Gaëtani. Celui-ci ne se trouvant pas prêt à mettre à la voile, Perrèvos et Dikaios passèrent sur un navire qui les déposa, au bout de cinq jours de navigation, à Constantinople. Pressés d'arriver à leur destination, ils n'y séjournèrent que le temps nécessaire pour faire légaliser leurs passe-ports par la chancellerie russe ; et les Hétéristes byzantins leur ayant procuré le moyen de s'embarquer sur un sacolève, ils se rendirent à Volo, dans le golfe Pagasétique, où des caloyers, prévenus de leur arrivée, leur accordèrent l'hospitalité dans un monastère du mont Pélion.

Thémélis et Mantzarakys, moins zélés, sans doute, que Perrèvos, ayant prolongé leur séjour à Galatz, sous prétexte d'affaires particulières, n'arrivèrent à Constantinople que dans les premiers jours de décembre, au moment où Xanthos, après l'expiration de sa quarantaine à Ismaëlof, rejoignait Hypsilantis à Kichénof en Bessarabie. Thémélis, qui connaissait particulièrement Jean Callimaque, alors grand drogman de la Porte, ne manqua pas de le rechercher et de lui communiquer les projets d'Hypsilantis, ainsi que le plan général de l'insurrection projetée, qui était, suivant cet émissaire, de la nature suivante.

L'affranchissement de la Grèce avait, à l'entendre, obtenu l'assentiment de l'empereur Alexandre, qui avait fait transmettre, par son

'on parlait à cette époque de faire nommer M. Minciaki, qui est Italien de naissance, au consulat de Livourne, afin de l'éloigner de Constantinople, où sa présence déplaisait aux Grecs.

ministre Capo d'Istria, des instructions particulières au général Hypsilantis. Celui-ci, de concert avec quelques professeurs du lycée Richelieu, avait rédigé et fait imprimer à Odessa les proclamations qui devaient appeler les Moldaves et les Valaques aux armes et tous les Grecs à l'indépendance. On avait formé une caisse militaire, composée des dons des principaux habitants de Moscou et de Taganrock, dont l'effectif en numéraire se montait à plus de cinq millions de francs, déposés à Odessa. Ses administrateurs étaient Ambroise, natif de Vostitza en Morée, Comparoulis de Kèli, ville de la Bessarabie, Séraphin, Xénos et un négociant de Philippopolis, qui correspondaient avec Mavros, banquier établi à Constantinople. Ce publicain, natif de Naxos, était devenu, de domestique de l'ambassadeur russe Tamara, l'arbitre des destinées de la régénération de la Grèce. Trésorier de l'Hétérie, c'était à lui qu'on avait dû adresser vingt-deux mille fusils; et comme Thémélis assurait que Mavros s'entendait avec le baron de Strogonof, il était impossible de douter du succès de la plus sainte des insurrections, qui devenait ainsi très-légitime 1.

Soit que le grand drogman connût déjà ces desseins hasardés, ou qu'il voulût y rester étranger, il accueillit Thémélis avec réserve ; mais, dès ce moment, il ne goûta plus de repos, et il avait déjà plusieurs fois offert sa démission au grand vizir, lorsque la nouvelle de la mort du prince Soutzos fut connue à Constantinople. Constantin Callimaque, frère de Jean, appelé à lui succéder, hésita à accepter cet emploi sur le bruit que les Hétéristes avaient fait empoisonner son frère pour s'emparer de ses trésors. La chose était peu vraisemblable, en réfléchissant que Soutzos, livré à l'influence du consul russe de Bukarest, qui connaissait les projets des Hétéristes, aurait facilement prévenu un pareil attentat. L'hospodar était mort, le 1 février 1821, des suites d'une maladie de langueur, en emportant avec lui la malédiction, justement méritée, de ses administrés.

Les boyards, qui sont les seigneurs indigènes de la Valachie, ayant, suivant un usage immémorial, établi un divan provisoire, venaient de manifester le vœu formel d'adresser de très-humbles remontrances à la Porte Ottomane, pour la supplier de renouveler leurs anciennes capitulations, en vertu desquelles ils avaient le droit

'Nous rapportons ces faits sans les garantir, tels qu'ils furent divulgués.

d'élire un prince de leur nation 1. Ils étaient fondés en principe, et déjà l'alarme circulait parmi les Phanariotes, race de tout temps vouée à l'intrigue, lorsqu'un foyer d'insurrection, inconnu jusqu'alors aux Hétéristes, se manifesta à Kzernètz, ville située à l'extrémité occidentale de la Valachie.

Un homme obscur, Théodore Vladimiresco, ancien chef de pandours, sortant d'un repaire ignoré, rassemble ses soldats, désigne les boyards comme des sangsues publiques, fait pendre ceux qu'il saisit, proclame l'abolition des impôts, grossit sa bande de tous les paysans attirés par l'avidité du pillage, et s'achemine vers Bukarest. Vainement le divan valaque essaye de le calmer par des paroles de paix: le torrent emporte tout sur son passage, et les principaux boyards ayant à leur tête le prince Brankovan, le plus riche d'entre eux, suivis des consuls des puissances étrangères, fuient, en laissant la protection de leur ville au chef des Arnoutes Sava, qui commandait un corps de deux mille cavaliers parfaitement équipés.

Le calme renaît aussitôt, la police est maintenue par Sava. Une main invisible a suspendu la marche de Théodore Vladimiresco. L'horizon commençait à s'éclaircir, lorsque les deux lieutenants

Le dernier des hospodars indigènes fut Bassaraba ou Constantin Brankovan, sacrifié aux intrigues des Phanariotes en 1714. Mavrocordatos, sorti de cette caste, lui succéda en 1731. Suivant un recensement fait à cette époque, on comptait en Valachie 147,000 familles. En 1745, ce nombre était réduit à 33,000 par l'émigration, ou par des soustractions faites aux contrôles. Constantin du même nom qui lui succéda fut destitué en 1741, rétabli en 1744, réintégré en 1756, révoqué en 1759, restauré en 1761, et disgracié complétement en 1763. Les interrègnes furent remplis par sept princes, dont trois de la famille Racovitza et quatre de celle de Ghikas.

Voici la liste des Grecs, Valaques et Moldaves, tous hospodars ou princes, qui ont été pendus ou décapités par ordre de la Sublime Porte, depuis 1714 : 1716. Le prince Cantacuzène et son père, noyés.

1719. Jean Mavrocordatos, empoisonné.

1737. Jean Hypsilantis, syndic des pelissiers de Constantinople, souche des princes de ce nom, pendu.

1740. Constantin Ghikas, décapité.

1760. Jean Soutzos, pendu.

1765. Stravraki, pendu.

1769. Grégoire Callimaque, décapité.

1777. Grégoire Ghikas, poignardé.

1778. Bogdan, décapité.

1786. Petraki della Zecca, décapité.

1806. Handjerly et Alexandre Soutzos, décapités.

1812. Démétrius Morousis, pendu.

du prince Callimaque, nommé hospodar, à peine entrés à Bukarest, y font naître de nouveaux troubles. Ils parlent d'une armée turque prête à passer le Danube pour châtier les rebelles; ils lancent des proclamations, auxquelles Théodore répond en leur signifiant que leur prétendu prince n'eût pas à entrer en Valachie sans son ordre, et sans avoir octroyé au préalable une charte, dans laquelle il déclarerait << qu'au peuple valaque seul appartiendrait à l'avenir le droit » de s'imposer et de demander compte de l'emploi des deniers >> publics. >>

Les lieutenants de Callimaque ', étourdis de cette déclaration, implorèrent aussitôt l'appui de Sava, qui se contenta de leur fournir une escorte avec laquelle ils se retirèrent précipitamment au delà du Danube. Au même moment Théodore Vladimiresco expédiait un émissaire au grand vizir, pour l'informer des projets d'Hypsilantis et des Hétéristes, espérant, par cette révélation, supplanter Callimaque dans le gouvernement de la Valachie, et devenir hospodar à sa place.

Ce plan aurait vraisemblablement réussi, car que pouvaient signifier les mots de charte, d'imposition légale, adressés par un chef de pandours à de misérables paysans valaques, vêtus de peaux de bêtes, sortis du fond de leurs tanières, où ils vivent terrés comme les ours des monts Carpathiens, si ce n'était pour masquer des vues ambitieuses? Théodore, en frappant les boyards, avait eu en vue d'écarter des compétiteurs puissants; de même qu'en parlant de droits populaires, il tendait à prévenir les Hétéristes dans leurs desseins, qu'il aurait fait tourner à son profit, si une circonstance impossible à prévoir n'eût traversé ses projets.

Un émissaire de l'Hétérie, nommé Aristide, envoyé par Hypsilantis pour engager les chefs de la Servie à accéder au plan d'insurrection générale, ayant été saisi aux environs de Viddin par les autorités turques, auxquelles le consul d'Autriche résidant à Bukarest l'avait signalé, il fallut hâter l'explosion des événements. La Porte tenait le plan des conjurés; on en donnait l'avis de Constantinople à Hypsilantis, qui se décida à éclater, sans y être préparé,

'Le lendemain de sa nomination, l'hospodar expédie de Constantinople un phanariote qualifié de lieutenant chargé de le représenter jusqu'à son arrivée. Voyez Sallony.

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et il se trouva, à son début, prévenu par Théodore Vladimiresco, avec lequel il ne tarda pas à entrer en conflit d'autorité et d'ambition.

Telle fut sommairement la marche des intrigues qui attirèrent sur les provinces transistriennes le double fléau d'une insurrection irréfléchie et d'une invasion désastreuse. Par une proclamation imprimée à Odessa et datée de son quartier général de Iassy, le 24 mars 1821, Alexandre Hypsilantis, qui prenait, on ne sait encore aujourd'hui même pourquoi, le titre de régent du gouvernement, annonçait aux Grecs que le temps d'expulser les Turcs de l'Europe était enfin arrivé. Puis, élevant la voix au nom des fantômes d'une antiquité préconisée en phrases de rhéteur de la basse grécité, celui qui, sous le nom spécieux de religion et de patrie, rêvait, comme on l'a su depuis, une restauration composée de duchés, de marquisats, de comtés et de baronnies, appelait aux armes un peuple que la main de Dieu seul pouvait retirer de l'abîme. Mais le ciel avait sans doute permis cette aberration, pour faire servir les intrigues des Russes, l'ambition d'Hypsilantis, ses revers, les fureurs des mahométans, les crimes d'Ali Tébélen, et jusqu'aux injustices politiques de la chrétienté, au triomphe immortel de la croix.

O stultitia crucis! Un homme né de parents pauvres, nourri parmi les pâtres du mont Ménale, élevé au sein d'une ville obscure de la Morée, austère dans sa vie, de mœurs irréprochables, dévoré d'un zèle ardent pour la maison du Seigneur, allait arborer enfin cette croix de douleur et d'espérance, ce signe auguste des chrétiens, qui devait être celui de la régénération des Grecs.

Germanos (l'historien doit faire connaître cet homme extraordinaire), après avoir étudié à l'école de Dimitzana, sa patrie, conduit par la main de celui qui transforme en héros ses plus faibles créatures, avait dirigé ses premiers pas vers le métropolitain d'Argos, dont il fut grammatiste jusqu'à la mort de ce prélat. S'éloignant alors du Péloponèse, qui sortait à peine de l'épouvantable crise de 1770, il se rendit à Smyrne, où il était appelé par l'archevêque Grégoire, né comme lui dans la vallée de l'Alphée, Arcades ambo. Accueilli avec la tendresse d'un père par ce chef de la première des sept églises de l'Ionie, il s'attacha à son sort lorsque celui-ci fut élevé au trône patriarcal de Constantinople. Il le suivit lorsqu'il en descendit quelques années après pour se rendre en exil au mont Athos, où,

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