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celier du consul de France à Prévésa,' envoyé auprès de Khourchidpacha, était à peine entré au logement qu'on lui avait désigné, qu'il reçut la visite d'une bombe qui l'obligea d'en sortir précipitamment. Ce coup d'adresse était dû à l'ingénieur Carretto, qui jeta, le lendemain, une grêle de boulets et d'obus au milieu d'un groupe de Francs attirés par la curiosité du côté du Téké, où Khourchid faisait élever une batterie. «Il faut, dit Ali, dégoûter ces petits faiseurs » de rapports de l'envie de venir écouter aux portes; j'ai assez fourni » matière à discourir. La Franghia ne doit me connaître, à l'a» venir, que par mon triomphe ou par ma chute, qui lui laissera de >> longues inquiétudes à calmer.» Puis, après avoir gardé un moment le silence, il ordonna aux crieurs publics d'annoncer à ses soldats l'insurrection de la Valachie et de la Morée! et cette nouvelle, proclamée du haut des remparts, arriva presque aussitôt dans le camp des impériaux, où elle répandit une consternation générale.

Pendant la nuit du quatorze ou quinze avril, des Tatares expédiés de plusieurs points de la Romélie, au sérasquier, lui avaient apporté la confirmation des nouvelles qu'on avait apprises la veille, et qui venaient d'être publiées à Souli par un des membres de la grande Hétérie, Perrèvos, parvenu à rejoindre ses anciens frères d'armes de la Selléide. Les Grecs, prompts à s'enflammer, avaient aussitôt salué, avec des transports d'allégresse, l'aurore de leur liberté; mais, hélas ! cette liberté était loin de leur être acquise.

Le 15 avril à trois heures du matin, Patras et ses ruines, encore fumantes, sont tout à coup agitées par un tremblement de terre, qui réveille les assiégeants et les assiégés. Deux heures après, une vive canonnade du château annonce l'approche du secours que les Turcs attendaient. Jousouf-pacha, prévenu que les chrétiens avaient retiré le corps d'observation placé à Sichéna, était sorti du château, situé sur le cap Rhion, et venait de pénétrer dans l'acropole. Le consulat de France se remplit de nouveau de femmes et d'enfants qui poussent des cris lamentables. Infortunés! des flots de sang commençaient à couler.

Déjà la chancellerie d'une puissance étrangère désigne et nomme

'Franghia, pays des Francs; c'est sous ce nom que les Turcs désignent la chré

tienté.

'Sichéna. Voyez, pour la position de ce village et des lieux dont il est ici question, le tome III, page 512, de mon Voyage dans la Grèce.

les victimes que les exterminateurs doivent abattre. Elle sème le découragement parmi les Grecs, qu'elle abhorre à cause des rivalités de commerce, que son esprit cupide, qui ne conçoit rien de noble, n'a pu surmonter. Elle menace, elle qui était hier retranchée sous ses verrous. Elle publie que les forces entrées dans le château avec Jousouf-pacha, se montent à quinze cents hommes; que cinq mille Turcs ont passé l'isthme de Corinthe; que trois mille cinq cents autres sont arrivés de Missolonghi, et que l'escadre du capitan-bey est au moment de paraître. Et c'étaient des chrétiens qui proclamaient ces résultats honteux des plans qu'ils avaient suggérés aux Ottomans! des hommes investis d'un caractère public osaient tenir un pareil langage! La peur, qui ne raisonne pas, s'emparant aussitôt d'un peuple aussi facile à s'exalter que prompt à tomber dans l'excès du découragement, les Grecs hésitent, et ne reconnaissent pas à ces traits le génie de ceux qui ont vendu Parga.

A huit heures du matin, on signale un brick de guerre arrivant à toutes voiles; les Grecs prétendent qu'il est Hydriote, d'autres soutiennent qu'il est Turc; on se trouble, on s'interroge: la frayeur se peint sur tous les visages. Le bâtiment approche, il hisse son pavillon; il est ottoman, et il salue la forteresse, qui lui répond.

Une clameur générale ébranle les airs. Mille et mille voix font retentir les échos du cri de Kyrie eleison, auquel les Turcs répondent par ceux de Allah et de Mahomet. Les primats, précédés du labarum, donnent le signal de la fuite. Insensés! où portent-ils leurs pas? Jousouf-pacha n'a amené avec lui que trois cents hommes! Cette voix n'est pas écoutée; ils s'éloignent, au nombre de plus de dix mille, tandis qu'une multitude de familles se précipitent sur le rivage de Saint-André, où se trouvaient ancrés quarante-deux petits bâtiments de transport. Le consul de Russie, M. Vlassopoulo, désigné aux poignards, soutenant son épouse malade et à moitié mourante, se dirige du même côté avec ses domestiques. La forteresse fait un feu terrible; des femmes et des enfants se jettent à la mer pour rejoindre les vaisseaux qui les attendent; heureusement les boulets ne peuvent les atteindre. Les consuls de Suède et de Prusse s'embarquent; ceux d'Espagne et d'Autriche donnent asile aux chrétiens qui ne peuvent fuir; la maison de France en est remplie.

Dix heures du matin. Les Turcs ne paraissent pas peut-être qu'ils regardent la fuite des Grecs comme une ruse de guerre; ou bien,

aussi lâches qu'eux, ils n'osent se montrer. Mais non, le feu qui se manifeste dans le quartier le plus rapproché du château annonce que les barbares sont sortis de leur repaire. On entend des cris perçants, des coups de fusil, le brisement des portes des maisons, peut-être que l'amour du pillage va suspendre la fureur des mahométans.

Tout a fui! L'archevêque Germanos, resté avec vingt hommes dans une maison, résolu à se défendre à outrance, allait périr, lorsqu'un Grec nommé Apethamenos lui annonce que toute résistance est inutile. Il le conjure de se retirer, au nom du ciel, de la patrie, et du consul français qui l'avait envoyé pour le prévenir de l'approche des ennemis. Le prélat dépose sa couronne archiépiscopale, quitte ses pelisses, ses insignes, et s'éloigne en pleurant. Il arrive au bord de la mer; il monte sur un esquif. Les vaisseaux, chargés d'une foule de chrétiens arrachés à la mort, appareillent et mettent à la voile.

A midi on prévient le consul français que deux Guègues mahométans demandent à lui parler au nom de Jousouf-pacha. Il ordonne d'ouvrir; et, s'étant avancé à leur rencontre, ils le saluent de la part du sérasquier, qui lui faisait offrir une garde de sûreté, qu'il refuse eu montrant le pavillon du roi, jusqu'alors son unique sauvegarde, et en le priant de lui renvoyer ses janissaires. A ces mots, un des prétendus Guègues, Servien d'origine, arraché à sa famille, qu'on avait forcé de changer de religion, rappelle au consul qu'il a été tchoadar attaché au palais de Véli-pacha, où il l'avait connu, et le prie de le recevoir à son service, en promettant de ne jamais le quitter; mais sa proposition ne put être acceptée, et quelques sequins donnés aux deux envoyés de Jousouf servirent à les éconduire.

Cependant le feu augmentait; et le faubourg tout entier de Vlatéro, situé à la partie septentrionale de Patras, présentait l'image d'une fournaise, dont le bruit sourd, mêlé au fracas des maisons qui s'écroulaient, ne peut se comparer qu'à l'éruption d'un volcan. Des ruisseaux d'huile enflammée, plus ardents que les laves du Vésuve, coulaient jusqu'au rivage de la mer, où l'on commençait à apercevoir des monceaux de têtes et des poteaux auxquels on avait pendu plusieurs chrétiens. D'un autre côté, quelques hordes de cavaliers turcs, qui avaient débouché sur le plateau de Psyla Alonia, poursuivaient les Grecs. Ils venaient de saisir une malheureuse créature, qu'ils traînaient au château, quand le consul de France, oubliant le danger, vole au-devant des barbares, et leur arrache leur proie. Ils la cèdent

sans résistance; c'était la mère d'un major russe nommé Sava, âgée de cent dix ans, qui, ne pouvant suivre sa famille, s'était cachée au milieu des blés, où les tigres l'avaient traquée. Elle fut ainsi sauvée, et la sollicitude de son libérateur fut récompensée quand il eut rassemblé autour d'elle trois générations d'enfants qui faisaient la gloire de cette femme. Mais elle était privée de la vue, et il fallut la rassurer en lui nommant son bienfaiteur. Alors ses yeux, morts à la lumière, se ranimèrent pour verser des larmes, qui devaient couler encore avec plus d'abondance, lorsqu'en arrivant à Ithaque elle apprit de la bouche du major Sava qu'un second fils, qu'elle chérissait, avait été décapité par les Turcs, qui avaient vendu comme esclaves son épouse et quatre enfants, objets de sa tendresse.

Telles furent les angoisses et les sollicitudes du consul français pendant cette journée funeste, qui devait être signalée pour la première fois, après plus d'un siècle d'esclavage, par la cérémonie religieuse de la fête des palmes. Mais le sang des martyrs seul la sanctifia; et, à la chute du soleil, les barbares, chargés de butin, fatigués de carnage, se retirèrent dans le château, après avoir mis de nouveau le feu aux maisons qu'ils avaient saccagées.

Le ravage des flammes succéda ainsi aux ravages des Turcs; et le consul de France, de concert avec ceux d'Autriche et d'Espagne, qui honoraient alors leurs souverains par des sentiments d'humanité, mais depuis... avait passé une partie de la nuit sur pied, quand des femmes à demi mourantes, sorties du milieu des ruines et des moissons où elles s'étaient cachées, se traînèrent à la lueur de l'incendie jusqu'à la barrière extérieure de l'enceinte consulaire, où l'on avait appendu l'étendard des lis. Cramponnées aux barreaux, tremblantes et voulant pourtant être entendues, elles demandent d'une voix plaintive qu'on sauve la vie des enfants qu'elles tiennent élevés comme des offrandes à la divinité, et qu'on reçoive avec eux les mères qui les nourrissent. La porte s'ouvre aussitôt pour les admettre; et aucune infortune n'éprouve ni dédain, ni refus. Le fidèle et le musulman ont droit à un abri protecteur sous le pavillon des enfants d'Henri IV; la chapelle de saint Louis est devenue le refuge des veuves et des orphelins.

Le 16 avril au matin, les Turcs, qui n'avaient osé poursuivre l'armée grecque, enhardis par leur succès de la veille, descendirent de nouveau dans la ville, qu'ils recommencèrent à saccager, en annonçant le

dessein de la détruire de fond en comble. Alors le consul de France s'étant entendu avec ceux d'Espagne et d'Autriche, les engagea à tenter un dernier effort pour sauver les restes de Patras, qui recélaient encore une foule de chrétiens dévoués à une mort certaine. On demanda une entrevue à Jousouf-pacha, sous prétexte de conférer avec lui au sujet des garanties qu'il avait promises aux agents des puissances étrangères.

Le messager porteur de cette demande ayant rendu une réponse favorable, la députation sortit de la maison de France à huit heures du matin, précédée de deux Turcs, et escortée de quinze Ioniens armés de toutes pièces. Jamais on ne vit un spectacle plus horrible! des cadavres sans tête, des membres épars, des lambeaux de chair, marquaient les traces du chemin qui conduisait à l'antre des cannibales. Là, on glissait sur des mares de sang figé, recouvert des cendres de l'embrasement. Plus loin il fallait passer des ruisseaux d'huile, de vin, d'eau-de-vie, qui coulaient. Dans d'autres endroits le chemin était obstrué par des meubles et des marchandises en feu. Il fallait prendre de longs détours pour éviter des murs qui s'écroulaient; lorsque, parvenus sur les glacis, un derviche, tenant une tête à la main, se présenta au consul français en l'accablant d'injures. Ailleurs des soldats et des nègres chargés de butin, ou traînant par les cheveux des femmes et des enfants, faisaient retentir les airs de leurs hurlements. Non, jamais de pareilles images n'ont affligé la vue des hommes les consuls sont entourés d'une foule de victimes qu'on conduisait devant le vizir. Ils veulent éviter leur rencontre, et ils se trouvent au milieu d'une palissade, où des Grecs empalés expiraient lentement en se recommandant à la Reine des anges. Ils reconnaissent parmi les suppliciés des prêtres priant pour leurs bourreaux, qui les abreuvaient d'outrages, en leur disant avec raillerie de prier leur Dieu crucifié, celui qu'ils nommaient le fort, de venir les délivrer. Enfin les consuls des rois chrétiens, qui avaient défilé au milieu des martyrs, entrèrent dans la citadelle.

Jousouf-pacha, assis sur le pan ruiné d'un tombeau turc, leur sourit, les invite à s'asseoir, se répand en politesses simulées, les assure de leur sûreté, de celles de leurs nationaux, promet de faire éteindre l'incendie et de punir de mort quiconque tenterait de le rallumer. Puis, se plaignant avec ménagement de n'avoir pas été servi par eux avec le zèle du consul d'Angleterre, qui lui avait frayé le chemin

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