perles ne se charge pas de coquilles; et ceux qui prétendent à la vertu ne s'empressent point pour les honneurs. Certes, chacun peut entrer en son rang, s'y tenir sans violer l'humilité, pourvu que cela se fasse négligemment et sans contention. Car, comme ceux qui viennent du Pérou, outre l'or et l'argent qu'ils en tirent, apportent encore des singes et perroquets, parce qu'ils ne leur coûtent guère et ne chargent pas aussi beaucoup leurs navires; ainsi, ceux qui prétendent à la vertu ne laissent pas de prendre leurs rangs et les honneurs qui leur sont dus, pourvu toutefois que cela ne leur coûte pas beaucoup de soin et d'attention, et que ce soit sans en être chargés de trouble, d'inquiétude, de disputes et contentions. Je ne parle néanmoins pas de ceux desquels la dignité regarde le public, ni de certaines occasions particulières qui tirent une grande conséquence; car, en cela, il faut que chacun conserve ce qui lui appartient, avec une prudence et discrétion qui soit accompagnée de charité et de courtoisie. MAIS CHAPITRE V. De l'humilité plus extérieure. AIS Vous désirez, Philothée, que je vous conduise plus avant en l'humilité, car à faire comme j'ai dit, c'est quasi plutôt sagesse qu'humilité; maintenant, donc, je passe outre. Plusieurs ne veulent ni n'osent penser et considérer les grâces que Dieu leur a faites en particulier, de peur de prendre de la vaine gloire et complaisance; en quoi certes ils se trompent. Car, puisque, comme dit le grand docteur Angélique, le vrai moyen d'atteindre à l'amour de Dieu, c'est la considération de ses bienfaits, plus nous les connaîtrons, plus nous l'aimerons, et, comme les bénéfices particuliers émeuvent plus puissamment que les communs, aussi doivent-ils être considérés plus attentivement. Certes, rien ne nous peut tant humilier devant la miséricorde de Dieu que la multitude de ses bienfaits, ni rien tant humilier devant sa justice, que la multitude de nos méfaits. Considérons ce qu'il a fait pour nous et ce que nous avons fait contre lui, et comme nous considérons par le menu nos péchés, considérons aussi par le menu ses grâces. Il ne faut pas craindre que la connaissance de ce qu'il a mis en nous nous enfle, pourvu que nous soyons attentifs à cette vérité, que ce qui est bon en nous n'est pas de nous. Hélas! les mulets laissent-ils d'être lourdes et puantes bêtes, pour être chargés des meubles précieux et parfumés du Prince? « Qu'avons-nous de bon que nous n'ayons reçu? et si nous l'avons reçu, pourquoi nous en << voulons-nous enorgueillir? » Au contraire, la vive considération des grâces reçues nous rend humbles; car la connaissance engendre la reconnaissance. Mais si, voyant les grâces que Dieu nous a faites, quelque sorte de vanité nous venait chatouiller, le remède infaillible sera de recourir à la considération de nos ingratitudes, de nos imperfections et de nos misères. Si nous considérons ce que nous avons fait, quand Dieu n'a pas été avec nous, nous connaîtrons bien que ce que nous faisons, quand il est avec nous, n'est pas de notre façon ni de notre crû; nous en jouirons voirement et nous en réjouirons, parce que nous l'avons; mais nous en glorifierons Dieu seul, parce qu'il en est l'auteur. Ainsi, la sainte Vierge confesse que Dieu lui a fait choses très-grandes; mais ce n'est que pour s'en humilier et magnifier Dieu : « Mon âme, dit« elle, magnifie le Seigneur, parce qu'il m'a fait « choses grandes. >> Nous disons maintes fois que nous ne sommes rien, que nous sommes la misère même et l'ordure du monde; mais nous serions bien marris qu'on nous prît au mot et que l'on nous publiât tels que nous disons. Au contraire, nous faisons semblant de fuir et de nous cacher, afin qu'on coure après nous et qu'on nous cherche; nous faisons conte nance de vouloir être les derniers et assis au bas bout de la table, mais c'est afin de passer plus avantageusement au haut bout. La vraie humilité ne fait pas semblant de l'être, et ne dit guère de paroles d'humilité; car elle ne désire pas seulement de cacher les autres vertus, mais encore et principalement elle souhaite de se cacher soi-même. Et, s'il lui était loisible de mentir, de feindre ou de scandaliser le prochain, elle produirait des actions d'arrogance et de fierté, afin de se recéler sous celles-ci et y vivre du tout inconnue et à couvert. Voici donc mon avis, Philothée ou ne disons point de paroles d'humilité, ou disons-les avec un vrai sentiment intérieur, conforme à ce que nous prononçons extérieurement; n'abaissons jamais les yeux qu'en humiliant nos cœurs; ne faisons pas semblant de vouloir être les derniers, que de bon cœur nous ne voulussions l'être. Or, je tiens cette règle si générale, que je n'y apporte nulle exception; seulement, j'ajoute que la civilité requiert que nous présentions quelquefois l'avantage à ceux qui, manifestement, ne le prendront pas, et ce n'est pourtant pas ni duplicité ni fausse humilité; car, alors, le seul offre de l'avantage est un commencement d'honneur, et, puisqu'on ne peut le leur donner entier, on ne fait pas mal de leur en donner le commencement. J'en dis de même de quelques paroles d'honneur ou de respect, qui, à la rigueur, ne semblent pas véritables; car elles le sont néanmoins assez, pourvu que le cœur de celui qui les prononce ait une vraie intention d'honorer et respecter celui pour lequel il les dit; car, encore que les mots signifient avec quelques excès ce que nous disons, nous ne faisons pas mal de les employer, quand l'usage commun le requiert. Il est vrai qu'encore voudrais-je que les paroles fussent ajustées à nos affections, au plus près qu'il nous serait possible, pour suivre en tout et partout la simplicité et candeur cordiale. L'homme vraiment humble aimerait mieux qu'un autre dît de lui qu'il est misérable, qu'il n'est rien, qu'il ne vaut rien, que non pas de le dire lui-même; au moins s'il sait qu'on le dit, il ne contredit point, mais acquiesce de bon cœur ; car, croyant fermement cela, il est bien aise qu'on suive son opinion. Plusieurs disent qu'ils laissent l'oraison mentale pour les parfaits, et qu'eux ne sont pas dignes de la faire; les autres protestent qu'ils n'osent pas souvent communier, parce qu'ils ne se sentent pas assez purs; les autres, qu'ils craignent de faire honte à la dévotion s'ils s'en mêlent, à cause de leur grande misère et fragilité; et les autres refusent d'employer leur talent au service de Dieu et du prochain, parce, disent-ils, qu'ils connaissent ΙΟ |