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au prochain par les paroles, parce que les autres offenses se font avec quelque estime de celui qui est offensé, et celle-ci se fait avec mépris et contemnement.

Mais quant aux jeux de parole, qui se font des uns aux autres, avec une modeste gaîté et joyeuseté, ils appartiennent à la vertu nommée eutrapélie par les Grecs, que nous pouvons appeler bonne conversation; et par ceux-ci on prend une honnête et amiable récréation, sur les occasions frivoles que les imperfections humaines fournissent. Il se faut garder seulement de passer de cette honnête joyeuseté à la moquerie. Or, la moquerie provoque à rire par mépris et contemnement du prochain; mais la gaîté et gausserie provoque à rire par une simple liberté, confiance et familière franchise, conjointe à la gentillesse de quelque mot. Saint Louis, quand les religieux voulaient lui parler des choses relevées, après dîner : « Il n'est << pas temps d'alléguer, disait-il, mais de se récréer « par quelque joyeuseté et quolibets: que chacun << dise ce qu'il voudra honnêtement. » Ce qu'il disait, favorisant la Noblesse qui était autour de lui, pour recevoir des caresses de Sa Majesté. Mais, Philothée, passons tellement le temps par récréation, que nous conservions la sainte éternité par dévotion.

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CHAPITRE XXVII.

Des jugements téméraires.

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E jugez point, et vous ne serez point jugés, dit le Sauveur de nos âmes; ne condamnez point, << et vous ne serez point condamnés. » << Non, << dit le saint Apôtre, ne jugez pas avant le temps, « jusqu'à ce que le Seigneur vienne qui révèlera << le secret des ténèbres, et manifestera les conseils << des cœurs. >> Oh! que les jugements téméraires sont désagréables à Dieu. Les jugements des enfants des hommes sont téméraires, parce qu'ils ne sont pas juges les uns des autres, et jugeant, ils usurpent l'office de Notre-Seigneur. Ils sont téméraires, parce que la principale malice du péché dépend de l'intention et conseil du cœur, qui est le secret des ténèbres pour nous. Ils sont téméraires, parce que un chacun a assez à faire à se juger soi-même, sans entreprendre de juger son prochain. C'est chose également nécessaire, pour n'être point jugé, de ne point juger les autres et de se juger soi-même; car, comme Notre-Seigneur nous défend l'un, l'Apôtre nous ordonne l'autre, disant : « Si nous nous jugions nous-mêmes, nous

<< ne serions point jugés. » Mais, ô Dieu, nous faisons tout le contraire; car ce qui nous est défendu, nous ne cessons de le faire, jugeant à tous propos le prochain; et ce qui nous est commode, qui est de nous juger nous-mêmes, nous ne le faisons jamais.

Selon les causes des jugements téméraires, il y faut remédier. Il y a des cœurs aigres, amers et âpres de leur nature, qui rendent pareillement aigre et amer tout ce qu'ils reçoivent, « et convertissent, comme dit le prophète, le jugement en << absinthe, ne jugeant jamais du prochain qu'avec << toute rigueur et âpreté. » Ceux-ci ont grandement besoin de tomber entre les mains d'un bon médecin spirituel; car cette amertume de cœur leur étant naturelle, elle est malaisée à vaincre, et bien qu'en soi elle ne soit pas un péché, mais seulement une imperfection, elle est néanmoins dangereuse, parce qu'elle introduit et fait régner en l'âme le jugement téméraire et la médisance. Aucuns jugent témérairement, non point par aigreur, mais par orgueil, leur étant avis qu'à mesure qu'ils dépriment l'honneur d'autrui, ils relèvent le leur propre. Esprits arrogants et présomptueux, qui s'admirent eux-mêmes et se colloquent si haut en leur propre estime, qu'ils voient tout le reste comme chose petite et basse! « Je ne suis pas

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si

<< comme le reste des hommes, » disait ce sot Pharisien. Quelques-uns n'ont pas cet orgueil manifeste, mais seulement une certaine petite complaisance à considérer le mal d'autrui, pour savourer et faire savourer plus doucement le bien contraire duquel ils s'estiment doués. Et cette complaisance est si secrète et imperceptible, que on n'a bonne vue, on ne la peut pas découvrir, et ceux mêmes qui en sont atteints ne la connaissent pas, si on ne la leur montre. Les autres, pour se flatter et excuser envers eux-mêmes, et pour adoucir les remords de leurs consciences, jugent fort volontiers que les autres sont vicieux du vice auquel ils se sont voués, ou de quelque autre aussi grand, leur étant avis que la multitude des criminels rend leur péché moins blâmable. Plusieurs s'adonnent au jugement téméraire pour le seul plaisir qu'ils prennent à philosopher et deviner des mœurs et humeurs des personnes, par manière d'exercice d'esprit. Que si par malheur ils rencontrent quelquefois la vérité en leurs jugements, l'audace et l'appétit de continuer s'accroît tellement en eux, que l'on a peine de les en détourner. Les autres jugent par passion et pensent toujours bien de ce qu'ils aiment, et toujours mal de ce qu'ils haïssent, sinon en un cas admirable, et néanmoins véritable, auquel l'excès de l'amour

provoque à faire mauvais jugement de ce qu'on aime; effet monstrueux, mais aussi provenant d'un amour impur, imparfait, troublé et malade, qui est la jalousie; laquelle, comme chacun sait, sur un simple regard, sur le moindre sourire du monde, condamne les personnes de perfidie et d'adultère. Enfin, la crainte, l'ambition et telles autres faiblesses d'esprit contribuent souvent beaucoup à la production du soupçon et jugement téméraire.

Mais quels remèdes? Ceux qui boivent le suc de l'herbe Ophiusa d'Éthiopie cuident partout voir des serpents et choses effroyables; ceux qui ont avalé l'orgueil, l'envie, l'ambition, la haine, ne voient rien qu'ils ne trouvent mauvais et blâmable. Ceux-là, pour être guéris, doivent prendre du vin de palme; et j'en dis de même pour ceuxci: Buvez le plus que vous pourrez le vin sacré de la charité; elle vous affranchira de ces mauvaises humeurs qui vous font faire ces jugements tortus. La charité craint de rencontrer le mal, tant s'en faut qu'elle l'aille chercher, et quand elle le rencontre, elle en détourne sa face et le dissimule; ainsi elle ferme ses yeux avant que de le voir, au premier bruit qu'elle en aperçoit, et puis croit, par une sainte simplicité, que ce n'était pas le mal, mais seulement l'ombre ou quelque fantôme de mal. Que si par force elle reconnaît que c'est lui

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