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CHAPITRE XXXIV.

Qu'il faut être fidèle ès grandes et petites occasions.

L

'ÉPOUX sacré, au Cantique des Cantiques, dit que son Épouse lui a ravi le cœur par un de ses yeux et l'un de ses cheveux. Or, entre toutes les parties extérieures du corps humain, il n'y en a point de plus noble, soit pour l'artifice, soit pour l'activité, que l'œil, ni point de plus vile que les cheveux. C'est pourquoi le divin Époux veut faire entendre qu'il n'a pas seulement agréables les grandes œuvres des personnes dévotes, mais aussi les moindres et plus basses, et que pour le servir à son goût, il faut avoir grand soin de le bien servir aux choses grandes et hautes, et aux choses petites et abjectes, puisque nous pouvons également et par les unes et par les autres lui dérober son cœur par amour.

Préparez-vous donc, Philothée, à souffrir beaucoup de grandes afflictions pour Notre-Seigneur, et même le martyre; résolvez-vous de lui donner tout ce qui vous est de plus précieux, s'il lui

plaisait de le prendre, père, mère, frère, mari, femme, enfants, vos yeux mêmes et votre vie; car à tout cela vous devez apprêter votre cœur.

Mais tandis que la divine Providence ne vous envoie pas des afflictions si sensibles et si grandes, et qu'elle ne requiert pas de vous vos yeux, donnezlui, pour le moins, vos cheveux. Je veux dire, supportez tout doucement les menues injures, ces petites incommodités, ces pertes de peu d'importance qui vous sont journalières; car, par le moyen de ces petites occasions employées avec amour et dilection, vous gagnerez entièrement son cœur, et le rendrez tout vôtre; ces petites charités quotidiennes, ce mal de tête, ce mal de dents, cette défluxion, cette bizarrerie du mari ou de la femme, ce cassement d'un verre, ce mépris ou cette moue, cette perte de gants, d'une bague, d'un mouchoir, cette petite incommodité que l'on se fait d'aller coucher de bonne heure et de se lever matin pour prier, pour se communier, cette petite honte que l'on a de faire certaines actions de dévotion publiquement, bref, toutes ces petites souffrances, étant prises et embrassées avec amour, contentent extrêmement la bonté divine, laquelle, pour un seul verre d'eau, a promis la mer de toute félicité à ses fidèles; et parce que ces occasions se présentent à tout moment, c'est un grand moyen pour assem

bler beaucoup de richesses spirituelles que de les bien employer.

Quand j'ai vu en la vie de sainte Catherine de Sienne tant de ravissements et d'élévations d'esprit, tant de paroles de sapience, et même des prédications faites par elle, je n'ai point douté qu'avec cet œil de contemplation elle n'eût ravi le cœur de son Époux céleste; mais j'ai été également consolé quand je l'ai vue en la cuisine de son père, tourner humblement la broche, attiser le feu, apprêter la viande, pétrir le pain, et faire tous les bas offices de la maison, avec un courage plein d'amour et de dilection envers son Dieu. Et n'estime pas moins la petite et basse méditation qu'elle faisait parmi ces offices vils et abjects que les extases et ravissements qu'elle eut si souvent, qui ne lui furent peut-être donnés qu'en récompense de cette humilité et abjection. Or, sa méditation était telle: elle s'imaginait qu'apprêtant pour son père, elle apprêtait pour Notre-Seigneur, comme une autre sainte Marthe; que sa mère tenait la place de Notre-Dame, et ses frères le lieu des Apôtres, s'excitant en cette sorte de servir en esprit toute la Cour céleste, et s'employant à ces chétifs services avec une grande suavité, parce qu'elle savait la volonté de Dieu être telle.

J'ai dit cet exemple, ma Philothée, afin que vous

sachiez combien il importe de bien dresser toutes nos actions, pour viles qu'elles soient, au service de sa divine Majesté.

Pour cela, je vous conseille tant que je puis d'imiter cette femme forte que le grand Salomon a tant louée, laquelle, comme il dit, mettait la main à choses fortes, généreuses et relevées, et néanmoins ne laissait pas de filer et tourner le fuseau. «< Elle a mis la main à chose forte, et ses « doigts ont pris le fuseau. » Mettez la main à chose forte, vous exerçant à l'oraison et méditation, à l'usage des sacrements, à donner de l'amour de Dieu aux âmes, à répandre de bonnes inspirations dedans les cœurs, et enfin à faire des œuvres grandes et d'importance, selon votre vocation; mais n'oubliez pas aussi votre fuseau et votre quenouille, c'est-à-dire pratiquez ces petites et humbles vertus, lesquelles, comme fleurs, croissent au pied de la croix : le service des pauvres, la visitation des malades, le soin de la famille, avec les œuvres qui dépendent de celui-ci et l'utile diligence qui ne vous laissera point oisive; et parmi toutes ces choses-là, entrejetez de pareilles considérations à celles que je viens de dire de sainte Catherine.

Les grandes occasions de servir Dieu se présentent rarement, mais les petites sont ordinaires.

Or, qui sera fidèle en peu de chose, dit le Sau<< veur même, on l'établira sur beaucoup. » Faites donc toutes choses au nom de Dieu, et toutes choses seront bien faites; soit que vous mangiez, soit que vous buviez, soit que vous dormiez, soit que vous récréiez, soit que vous tourniez la broche, pourvu que vous sachiez bien ménager vos affaires; vous profiterez beaucoup devant Dieu, faisant toutes ces choses parce que Dieu veut que vous les fassiez.

CHAPITRE XXXV.

Qu'il faut avoir l'esprit juste et raisonnable.

ous ne sommes hommes que par la raison,

et

N c'est pourtant chose rare de trouver des

hommes vraiment raisonnables, d'autant que l'amour-propre nous détraque ordinairement de la raison, nous conduisant insensiblement à mille sortes de petites, mais dangereuses injustices et iniquités, qui, comme les petits renardeaux desquels il est parlé aux Cantiques, démolissent les

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