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mené à la fois par deux partis, également forts et également influents, hier encore adversaires résolus, aujourd'hui alliés loyaux, je veux dire par le parti colonial et par le parti militaire. Bien plus, l'homme qui dirige tout ce mouvement, après l'avoir fait naître, n'est autre que l'empereur lui-même. Guillaume II, aux rares facultés d'assimilation duquel il nous faut rendre un juste hommage, s'est décou.vert, il y a quelques années, des aptitudes toutes spéciales pour la marine; je ne sais s'il a relégué au second plan de ses occupations journalières les partitions d'opéra ou les recettes de cuisine; toujours est-il que récemment ses loisirs de souverain ont été employés à dessiner le modèle d'un cuirassé dernier genre, dont la reproduction en miniature, placée sur un socle de velours rouge surplombé de la couronne impériale, forme le « clou » de l'exposition maritime de Cologne. En tout cas, ses apparitions presque hebdomadaires sur les côtes du Holstein sont la preuve, à n'en pas douter, qu'il préfère désormais naviguer dans le merveilleux golfe de Kiel, à travers son escadre de la Baltique, debout à l'avant d'une minuscule embarcation à pétrole, que de galoper à trois heures « sous les Tilleuls » de sa bonne ville de Berlin, ou même de conduire une charge monstre de cavalerie dans les plaines bavaroises.

Mais laisser supposer, un seul instant, que les ambitions navales et coloniales de Guillaume II n'ont d'autre fondement que le désir de satisfaire ses goûts personnels serait méconnaître, tout à la fois, et le caractère et l'intelligence de l'empereur d'Allemagne. En réalité, qu'on se place au point de vue politique ou au point de vue économique, la question a une portée très grande: si elle offre un intérêt déjà considérable, quand il s'agit de la prospérité de l'Allemagne actuelle, cet intérêt devient tout à fait capital, quand on envisage le développement probable de l'Allemagne future.

Jusqu'aux environs de 1880, l'Allemagne pouvait, à la rigueur, se contenter d'une flotte capable de défendre l'accès de ses côtes et d'empêcher le blocus de ses ports; aujourd'hui, la situation s'est singulièrement modifiée : en effet, sans parler des nombreux groupements allemands dans le Nouveau-Monde, auxquels il est de toute nécessité de montrer, de temps en temps, les couleurs nationales', afin de fortifier et de resserrer les liens, pour le moins économiques, qui les rattachent à la mère-patrie, l'Allemagne possède maintenant des colonies proprement dites, qu'il faut défendre contre les attaques venant de l'extérieur comme de l'intérieur, et c'est à

1 La Deutsche Flotte, dans son numéro du 23 novembre 1899, publie un poème, composé en 1891, par un Allemand établi à Valparaiso, pour célébrer l'arrivée du premier bâtiment de guerre allemand dans le port de cette ville. S'adressant à son fils, l'auteur termine par ces mots : « Gute Nacht! Der deutsche Kaiser halt heute bei dir Wacht! — C'est l'empereur d'Allemagne qui veille ce soir auprès de toi. »

peine si la présence d'un stationnaire à Klein-Popo, à Kamerun, à Lüderitz-Bucht, à Dar-es-Salaam, à Herbertshöhe, à Apia, à KiauTschou, suffit à imposer aux indigènes le respect de l'autorité allemande; il est même d'autres régions où la position prise par l'Allemagne exige, dès maintenant, la permanence d'une division navale tout entière. Comment faire face à toutes ces nécessités, quand on ne dispose que de deux escadres métropolitaines? Et que sera-ce si le partage définitif de la Chine' devance les prévisions des hommes d'État, si l'Allemagne, non contente d'acquérir une influence prépondérante en Palestine, s'efforce de l'étendre à la Perse, si le canal de Panama, venant enfin à être percé et donnant une importance toute nouvelle aux colonies du Pacifique, mettait les puissances propriétaires de stations sur les grandes routes de la Chine, dans l'obligation d'entretenir des forces navales importantes, pour les mettre à l'abri d'un coup de main ?

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Mais, indépendamment de toute considération politique, l'état actuel du commerce allemand suffirait à justifier l'augmentation de la flotte de guerre; dans ces vingt dernières années, en effet, il a progressé à tel point qu'à l'heure présente toutes les mers sont sillonnées, dans tous les sens, de nombreux vaisseaux battant pavillon allemand, el que les plus importantes maisons de Londres ou de Liverpool ont à redouter, sur tous les marchés du monde, la concurrence, souvent heureuse, des armateurs de Brême ou de Hambourg. Or, si tous ces négociants réclament, à grands cris, une flotte qui soit capable de défendre leurs intérêts en temps de paix, on conçoit aisément qu'ils n'ont pas de mal à démontrer quel préjudice irréparable serait porté à la puissance économique de l'Allemagne, si une guerre venait à éclater entre elle et l'Angleterre, par exemple; et il n'est pas jusqu'à l'exposé des motifs du nouveau projet de loi déposé au Reichstag, qui ne rappelle lui-même des articles de revues anglaises, disant que, «< dès le début des hostilités, toute la marine marchande allemande serait détruite et que, si l'Allemagne disparaissait, cha que Anglais deviendrait plus riche! »>

Interrogeons, à ce propos, une très intéressante statistique que publie la Kolonialzeitung dans son numéro du 23 novembre 1899; nous y voyons que l'Allemagne a produit en 1898-99, 6.932.506 tonnes

1 Certains publicistes allemands vont même jusqu'à penser que c'est dans les parages de la Chine que se passeront les prochaines guerres européennes.

2 A la question de l'augmentation de la flotte de guerre se rattache celle des points d'appui. Il est certain que l'Allemagne a été jusqu'ici très peu favorisée sous ce rapport; depuis ces dernières années, elle songe manifestement à rattraper le temps perdu; l'acquisition de Kiau-Tschou est déjà un premier pas fait dans ce sens, et les amabilités de Guillaume II à l'égard des reines de Hollande n'ont pas d'autre but que d'amener le gouvernement des Pays-Bas à lui céder une station dans les îles de la Sonde.

de seigle, 3.359.996 tonnes de froment, 2.242.015 tonnes d'orge, 4.841.446 tonnes d'avoine; que ces quantités n'ont pas suffi à sa consommation et qu'elle a été obligée d'importer 3.330.115 tonnes de ces mêmes céréales. En chiffres ronds, on peut dire que l'importation représente un quart des besoins. La même statistique nous apprend qu'en cas de blocus de ses ports, l'Allemagne manquerait de céréales pendant 102 jours de l'année, alors que la France n'en serait dépourvue que pendant 36; il est vrai que l'Angleterre en serait privée pendant 274, et certains publicistes anglais vont même jusqu'à penser que sa formidable flotte ne suffirait peut-être pas encore à lui assurer ses subsistances de première nécessité. Telle est à peu près la situation, très grave déjà à l'heure actuelle; mais il faut considérer qu'elle se compliquera encore davantage; il est fort peu probable, en effet, que les inventions agricoles permettront de donner à la production une extension beaucoup plus grande; or la population de l'Allemagne croît dans des proportions considérables; dans 70 ans, elle aura augmenté du double, et ce sera alors par millions qu'on comptera les Allemands établis au delà des mers.

En dehors de tout esprit de conquête, l'augmentation de la flotte de guerre nous apparaît donc, pour l'Allemagne, comme une nécessité de tout premier ordre. Le célèbre économiste Schmoller recueillait l'autre jour de longues acclamations «< en tempête », en déclarant devant un nombreux auditoire berlinois, que la politique coloniale de l'Allemagne ne devait pas être une « politique de brigandage », comme la politique anglaise, mais qu'elle devait se borner à un rôle exclusivement économique; il ajoutait qu'aujourd'hui la puissance économique ne pouvait se développer largement si elle n'était soutenue par la force, et il terminait en développant cette idée que, si la grande préoccupation de Guillaume Ier et de Bismarck avait été de fonder l'empire allemand, tous les efforts de Guillaume II devaient tendre à faire de l'Allemagne, au seuil du XXe siècle, une puissance maritime redoutée de tous. C'est la même pensée qu'exprimait le même jour, avec plus d'énergie encore, le publiciste Arthur Dix, quand il écrivait cette phrase: « Deutschland wird eine Macht sein, auch auf den Meeren, oder wird nicht sein » -«l'Allemagne sera forte aussi sur mer, ou n'existera pas. »

Quelques chiffres vont nous montrer très clairement combien sont considérables les sacrifices que l'Allemagne doit faire pour acquérir des forces navales vraiment imposantes. La flotte allemande', qui ne comprend que deux escadres métropolitaines, celle de la mer Bal

Die deutsche Flotte, 7 décembre 1899, page 3. Statistique dressée par le contreamiral Pluddemann.

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tique et celle de la mer du Nord, se compose actuellement de 9 cuirassés de ligne, tous de faible tonnage (5 sont en construction), de 31 croiseurs, dont 14 auxiliaires et non cuirassés, de 21 garde-côtes, de 112 torpilleurs, et enfin de 3 canonnières; en tout 170 bâtiments, alors que la flotte anglaise en compte 377, la flotte française 396, la flotte russe 236; et encore faut-il défalquer, de ce nombre de 170, les vaisseaux-écoles qui ne pourraient rendre aucun service en temps de guerre et tous les vieux bâtiments qui, incapables de tenir la mer, servent maintenant de casernes aux marins de tous ordres qui travaillent dans les chantiers de Kiel ou de Wilhelmshaven. D'autre part, comme la prudence la plus élémentaire impose de ne pas trop dégarnir les côtes, nous ne trouvons dans les mers lointaines qu'une seule force de quelque importance: c'est la division de croiseurs du prince Henri de Prusse, dont le port d'attache est Kiau-Tschou. Et c'est ainsi qu'il y a quelques mois, pour protéger les très nombreux sujets allemands établis au Vénézuéla, le secrétaire d'État de la marine n'a pu envoyer que deux navires-écoles, dont l'équipage se composait presque exclusivement de cadets et de mousses, el que, plus récemment encore, ce fut une petite canonnière le Jaguar, qu'on chargea d'aller prendre possession des Carolines au nom de l'empire allemand!

A cette infériorité, vraiment par trop grande, il était urgent de remédier. L'année dernière déjà, le gouvernement avait dû vaincre bien des résistances pour arracher au Reichstag la loi du sexennat, qui portait à 8 le nombre des vaisseaux de ligne de chacune des escadres métropolitaines; et voici qu'au mois d'octobre dernier, le même gouvernement manifestait l'intention de demander au même Reichstag de se lier les mains d'avance pour trois législatures et de voter les crédits extraordinaires suffisants pour créer deux autres escadres métropolitaines et une division indépendante de six grands croiseurs. C'était vraiment bien téméraire et bien impolitique de proposer au Reichstag cette abdication constitutionnelle, au moment même où le voyage de Guillaume II en Angleterre contrastait si violemment avec les sentiments anti-anglais du peuple allemand. Le gouvernement semble s'être rendu compte de cette imprudence et s'est contenté de déposer un projet d'augmentation de la flotte, dont les crédits seraient couverts par voie d'emprunt et soumis tous les ans à l'approbation du Parlement. La bataille n'a fait du reste que commencer; les propositions gouvernementales ont été accueillies plutôt froidement par le Reichstag; les paroles du prince de Hohenlohe et de M. de Miquel n'ont produit aucune impression sur l'assemblée; le très beau discours de M. de Bülow lui-même n'a valu à l'orateur qu'un succès d'estime personnel; quant à l'amiral Tirpitz, c'est au milieu du tumulte général qu'il a essayé, mais en vain, de justifier

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sa conduite. M. Lieber, du centre catholique, et M. Bebel, du parti socialiste, ont, au contraire, obtenu un vif succès en prenant directement à partie la personne même de l'empereur. Tout semblait donc mal tourner pour le gouvernement. Et voici qu'aujourd'hui les journaux officieux nous rapportent que l'entente est faite entre le gouvernement et le parlement et que le vote des crédits nécessaires à l'augmentation de la flotte est chose assurée. Serait-ce, par hasard, que l'empereur aurait enfin pris la détermination d'accorder au centre catholique le rappel des Jésuites?... Et puis, quand bien même le projet serait repoussé par le Reichstag, nous savons que Guillaume II n'a pas l'habitude de s'embarrasser pour si peu!

La presse européenne s'est beaucoup préoccupée, en ces derniers. temps, de savoir contre qui était dirigée l'augmentation de la flotte de guerre allemande; on a fait remarquer, avec justesse, qu'un conflit entre l'Allemagne, d'une part, et la France et la Russie, de l'autre, se réglerait toujours sur terre, et que, par conséquent, l'ennemi visé ne pouvait être que l'Angleterre ou les États-Unis. Nous croyons que le renforcement de la marine militaire allemande n'est pas fait pour atteindre une nation plus particulièrement qu'une autre, mais qu'en réalité elle les menace toutes, car il est la conséquence logique du formidable développement économique de l'Allemagne pendant ces vingt dernières années. Et si, nous autres Français, nous tenons absolument à tirer une conclusion du projet du gouvernement de Guillaume II, allons la chercher dans les causes qui ont fait naître ce projet, plutôt que dans les résultats qui pourront en découler. Nous verrons alors que l'Allemagne a doublé sa flotte marchande depuis 1880, tandis que la nôtre est restée stationnaire; que Hambourg, ce gigantesque entrepôt, fait à lui tout seul autant d'affaires que tous nos ports français réunis, et que, sur 25.000 navires qui ont remonté l'Elbe en 1898, 56 seulement battaient pavillon français! Méditons ces tristes constatations, et tâchons d'en faire notre profit: c'est la seule morale que nous ayons à tirer pour le moment de l'augmentation de la flotte allemande.

Pierre DECHARME.

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