Images de page
PDF
ePub

de grave imprudence, devront choisir entre ces deux alternatives : ou bien vendre leur navire à perte, mais en totalité et sans réserve aucune, à un sujet neutre, avec la perspective pour tous deux qu'un croiseur belligérant ne tienne aucun compte de la nouvelle nationalité acquise par le navire; ou bien rester sous la protection du pavillon national, dans le port ou en mer, et en subir les risques. Il semble que la prudence conseille aux armateurs avisés de prendre ce dernier parti.

4o Les croiseurs anglais seront toujours plus nombreux que les croiseurs français et les captureront. De plus, les navires marchands ennemis seront formés en convois.

On croit répondre ainsi à l'argument que nous avons émis plus haut, à savoir que pour 6 cuirassés que nous mettrons à flot, l'Angleterre en construira 12. Évidemment, si nous augmentons notre flotte de 10 croiseurs, nos voisins pourront augmenter la leur de 20 unités de la même espèce; mais il faut faire intervenir ici l'idée de tactique. Qui dit cuirassés dit guerre d'escadre, c'est-à-dire réunion en groupe des bâtiments de combat, auquel cas la question du nombre est prépondérante. Nos escadres, nous l'avons démontré, quelle que soit l'importance de notre effort financier, seraient inévitablement écrasées sous le poids du fer. Pour nos croiseurs, dont le champ d'action est sans limites, dans l'immensité des océans, la question du nombre est négligeable, attendu qu'ils opéreront toujours en ordre dispersé. La preuve en est que, si nous supposons un croiseur parti de Brest, par exemple, avec 6 heures d'avance, 4 croiseurs similaires lancés à sa poursuite ne l'atteindront jamais, car jamais ils ne pourront deviner la direction qu'il a prise. Les grandes manœuvres navales sont venues plus d'une fois à l'appui de ce que nous avançons, et aucun marin ne viendra sur ce point nous contredire. La guerre de course, en ordre dispersé, comme la fit l'Alabama qui brava pendant 20 mois la flotte fédérale lancée tout entière à sa poursuite, voilà, pour nos croiseurs, le moyen d'échapper aux croiseurs anglais, plus nombreux assurément que les nôtres. Quant aux convois, il était possible d'en organiser il y a cent ans, parce que les navires d'alors étaient de minuscules bateaux de 3 ou 400 tonneaux dont les frais journaliers pour l'amortissement du capital et l'entretien de l'équipage étaient très minimes. Mais aujourd'hui que les cargo-boats de 3.000 tonnes et de 5.000 tonnes sont monnaie courante, comment arriver à persuader aux propriétaires de ces navires d'attendre patiemment au port, des journées et des semaines entières, que le convoi soit formé, alors que les frais. s'élèvent parfois à plusieurs milliers de francs par jour? La navigation ainsi pratiquée serait absolument ruineuse et ne pourrait lutter contre la concurrence des neutres.

D'autre part, les meilleurs croiseurs anglais seraient attachés aux escadres comme éclaireurs et ceux qui seraient affectés aux convois, réduits à naviguer avec la vitesse du plus mauvais marcheur, seraient les croiseurs de deuxième ordre, plus ou moins démodés. Notre croiseur isolé, s'il se sent plus rapide qu'eux, ce qui sera facilement réalisé si on le veut, pourra se tenir en observation pendant le jour et, la nuit venue, fondre sur le convoi dont les navires, par le seul fait qu'ils sont escortés, sont exposés à tous les risques de guerre.

CONCLUSION

Notre conclusion sera courte. Nous la résumerons en ces quelques lignes :

La politique extérieure de la France, d'où doit dériver logiquement sa politique navale, qu'on le veuille ou non, la met en conflit avec l'Angleterre, et de ce conflit, encore à l'état latent aujourd'hui, peut sortir demain une guerre maritime qu'il faut envisager froidement, mais avec résolution.

Se préparer à la guerre d'escadre contre nos voisins, c'est consentir à des dépenses excessives. Notre industrie métallurgique des gros blindages ne s'en plaindrait pas, je le veux bien; mais nous marcherions sûrement à un Sedan naval, à l'engloutissement en pure perte de centaines de millions, à l'abaissement pour un siècle de la puissance navale de la France, et à la conclusion d'une paix honteuse dont nos colonies feraient les frais.

En cas de guerre avec l'Angleterre, notre ligne de conduite doit consister à nous tenir sur la défensive active, avec nos cuirassés dans nos ports prêts à prendre l'offensive toutes les fois que la lutte pourra être envisagée avec des chances sérieuses de victoire. Les torpilleurs. pendant la nuit et les sous-marins pendant le jour harcèleront sans cesse les forces ennemies faisant le blocus.

Nos colonies doivent développer sans retard leurs moyens défensifs terrestres fortifications, approvisionnements de toute espèce, et corps d'occupation permanent sur le pied de guerre. Il me parait indispensable d'y joindre une défense mobile sérieuse composée de torpilleurs et de petits sous-marins transportables, de construction robuste, comme le Goubet par exemple.

En résumé, notre programme naval doit consister à suspendre la construction des cuirassés et à pousser activement la construction des croiseurs-corsaires à grand rayon d'action, des torpilleurs et des sous-marins.

ÉMILE DUBOC.

SUR

UNE GUERRE ENTRE LA FRANCE ET L'ANGLETERRE

...Il y a quelques années... un conflit entre la France et l'Angleterre paraissait impossible. Aujourd'hui cette éventualité semble la plus redoutable de celles qui menacent la paix du monde. Entre les deux pays, une hostilité, qui pourtant n'a pas de raisons graves, devient de plus en plus aiguë; si l'on n'y prend garde, ce sera bientôt une haine aveugle.

(ERNEST LAVISSE, Revue de Paris, 1er janvier 1900.)

...Personne ne contestera à l'Allemagne d'avoir depuis trente ans travaillé énergiquement au maintien de la paix et personne n'ignore que l'Allemagne ne cherche pas à provoquer la guerre. Mais nous devons employer toute notre vigilance à parer aux dangers qui nous attendent du fait d'une guerre déclarée par l'Angleterre...

(Allgemeine Zeitung, 2 décembre 1899 )

Depuis deux années, le danger d'une guerre avec l'Angleterre est devenu une des éventualités dont il est urgent pour la France de se garer. Les prétextes à conflits ne manquent pas entre les deux nations: Égypte, Siam, Terre-Neuve, Nouvelles-Hébrides, Chine, etc. L'occasion de l'Exposition est excellente; et l'opinion publique admet, peut-être à tort, que la supériorité (qu'on s'exagère sans doute beaucoup des deux côtés du détroit) de la flotte anglaise sur la nôtre permet à la Grande-Bretagne de nous provoquer impunément, où et quand elle voudra, et de racheter par l'éclat de nos défaites le triste retentissement de l'amoindrissement de prestige que les troupes anglaises subissent actuellement, passager ou définitif, dans l'Afrique du Sud. Avant les victoires du Transvaal, l'Angleterre ne comptait déjà plus les excellentes raisons qu'elle avait de nous annihiler sur mer, et je crois inutile d'entrer à ce sujet dans une longue énumération; j'estime cependant qu'il est bon d'exposer les grandes lignes du raisonnement dont la conclusion nécessaire aboutit à notre anéantissement prochain sur mer.

Tout le monde connait aujourd'hui le tort immense que fait à l'Angleterre le développement commercial et maritime de l'Allemagne. La protection de la flotte de commerce de l'empire germanique exige impérieusement une marine de guerre bien supérieure à l'état actuel; l'empereur d'Allemagne obtiendra certainement les accroissements qu'il sollicite avec une si patriotique prévoyance et possédera en 1914-1916 une flotte de guerre de premier ordre. En attendant 1914-1916, l'empire allemand ne pourra disposer que d'une

flotte de deuxième ordre. Il semblerait logique en conséquence que l'Allemagne étant l'adversaire désigné et très faible de l'Angleterre, celle-ci dût l'anéantir d'abord, car en somme la France ne fait courir aucun danger pressant aux industriels de Birmingham, de Sheffield et de Manchester. Il n'est pas douteux que la GrandeBretagne s'imagine venir rapidement, sinon facilement, à bout de réduire la marine allemande, quoique cette dernière doive sans doute faire payer fort cher aux Anglais leurs victoires numériquement probables. Pendant cette guerre, l'Angleterre ne saurait s'abstenir de surveiller notre escadre de la Méditerranée, l'escadre russe de la mer de Chine, et ne mènerait sans doute pas, en raison de ces forces immobilisées, ses opérations avec la vigueur et la rapidité théoriquement envisagées. Cette guerre, en tous cas, ne donnerait nullement à l'Angleterre une compensation équivalente à ses gros risques et la mettrait incontestablement en état d'infériorité marquée vis-à-vis de la France.

Il vaut mieux annihiler d'abord la France, car, si le risque est énorme, combien tentant et irrésistible est l'enjeu : l'Angleterre maitresse de nos belles colonies, régnant définitivement en Égypte, nous englobant économiquement! Quelque sanglantes et acharnées que soient les batailles franco-anglaises, on peut admettre que la guerre, éclatant en 1900 et durant six mois, se terminerait en laissant à l'Angleterre en 1901 une flotte disponible équivalente à la flotte germanique à la même époque, d'autant plus facilement que l'outillage économique de l'Angleterre peut continuer à lui fournir durant la guerre navires et canons, et que les constructions en cours seraient vivement poussées. La préférence que l'Angleterre nous donne en s'attaquant d'abord à nous semble ainsi très logique, et montre que les questions que les hommes d'Etat anglais se sont posées et les réponses qu'ils leur ont faites se résument comme suit:

I. La situation actuelle du développement politique et économique des diverses nations étant telle que l'Angleterre doit nécessairement se heurler prochainement à un adversaire politique (la France), à un adversaire économique (l'Allemagne), et ne peut provoquer ces deux adversaires simultanément, par laquelle des deux nations doit-elle commencer la lutte?

[blocks in formation]

Réponse. Le moment où l'outillage économique de l'Angleterre a sur celui de l'Allemagne une supériorité telle qu'après la guerre franco-anglaise, le reste de la flotte anglaise soit égal, sinon supérieur à la flotte allemande. Ce moment est arrivé, car si l'Angleterre tarde davantage, toutes les nations développant actuellement leurs QUEST. DIP. ET COL. T. IX.

23

forces navales avec une activité extraordinaire, elle ne pourra conserver sa supériorité relative, car son outillage produit actuellement son maximum. L'Angleterre sera donc bientôt numériquement débordée (out numbered) et ne saurait livrer une guerre à la France en 1904 sans être maritimement à la merci de l'Allemagne en 1903.

III.

Que peut perdre l'Angleterre à retarder la guerre ?

Réponse. L'empire du monde.

IV. Que peut-elle gagner à la précipiter?

Réponse. Sinon l'empire du monde, du moins la meilleure partie des colonies françaises, l'Égypte, l'hégémonie de l'Europe, et le maintien de son prestige. L'Allemagne et la France sont donc également menacées et doivent étudier sous toutes ses faces le conflit en perspective.

Quaud il s'agit de flottes, la première chose à faire est d'ouvrir un Aide-Mémoire et de compter les unités de combat. Si l'on s'en tient simplement aux nombres, cette première inspection inspirera sans doute l'opinion superficielle que nous entendons exprimer chaque jour : « L'Angleterre a deux fois plus de navires que la France: donc il n'y a rien à faire contre elle, donc il faut subir ses exigences. »

Beaucoup d'écrivains maritimes sont aujourd'hui fascinés par le nombre et, ne pouvant affronter le colosse britannique de face, cherchent à le détruire par des attaques secondaires, telles que la guerre industrielle, les raids des sous-marins et commencent la guerre par claquemurer les escadres au fond des ports. On ne saurait trop s'élever contre la généralisation erronée qu'ont reçue certaines idées de prudence, qui sont devenues actuellement la théorie de la pusillanimité et de la fuite de l'ennemi, appliquée à la guerre. On paraît vraiment confondre offensive et imprudence, bravoure et témérité. Ces funestes idées peuvent avoir une influence sur nos mœurs militaires et altérer même notre tempérament national d'une façon fâcheuse. Déjà, à propos des tristes événements de 1759, un écrivain maritime, s'élevant aux considérations générales, traçait ces lignes bien dignes de nos méditations quotidiennes :

<< Disons hautement que toute marine qui, au commencement d'une guerre, abandonne par nécessité ou calcul la mer à l'ennemi, prépare sa ruine. Ce n'est qu'à la mer que tous les moyens de succès peuvent être appliqués et que les armées navales obtiennent, dans leurs mouvements comme leur action, cet ensemble qui donne la victoire. Une flotte qui ne tient pas la mer et qui s'équipe dans un port pour aller immédiatement après combattre l'ennemi, ressemble à ces armées de barbares dont l'extrême bravoure venait se briser contre la discipline et l'ensemble des légions romaines.

« Avec une marine qui reste dans ses ports, on pourra de temps à

« PrécédentContinuer »