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Nous avons, dans un précédent article, exposé l'intérêt national qu'il y a pour la France à posséder un système indépendant de communications télégraphiques sous-marines. La défense de nos colonies, la prospérité de notre commerce extérieur sont intimement liées à cette question des câbles. Tant que nous serons tributaires des grandes compagnies anglaises, il ne pourra y avoir pour nous aucune sécurité et notre avenir colonial restera toujours compromis. Notre grand concurrent, notre adversaire maritime permanent est l'Angleterre. Partout, sur tous les points du globe où nous porte notre extension commerciale et coloniale, nos intérêts se heurtent aux intérêts opposés des Anglais et alors que nous avons besoin pour cette lutte de tous les instants de toutes nos forces, de toute notre énergie, nous nous trouvons sans cesse enchaînés, asservis par notre sujétion télégraphique. Il nous faut absolument secouer le joug et nous libérer de notre chaîne, c'est ce que nous avons essayé d'établir dans notre récente étude1.

Mais nous n'avons pas là seulement un intérêt exclusivement stratégique. Notre intérêt économique y est également engagé. Notre industrie nationale a tout à gagner à la construction d'un vaste réseau télégraphique sous-marin français. Elle est aujourd'hui parfaitement outillée pour fournir l'effort que réclamerait cette construction. Par ses propres forces, avec ses seules ressources, elle pourrait créer de toutes pièces l'œuvre nécessaire et le profit serait immense pour le pays tout entier. L'établissement d'une ligne sous-marine est en effet une opération très complexe. Les éléments qui entrent dans la composition d'un câble sont très variés. Il faut du cuivre, de l'acier, du jute, de la gutta-percha et le mouvement d'affaires qui en résulterait serait des plus importants pour notre prospérité économique. C'est ce côté particulier de la question que nous voudrions examiner aujourd'hui.

Tout d'abord il est bon de rappeler comment est constitué un câble sous-marin et pour cela quelques mots d'historique sont nécessaires.

Les premières tentatives de télégraphie sous-marine eurent des prétentions très modestes. Elles visaient seulement le rattachement de l'Angleterre au continent par un câble immergé entre Douvres et

1 Questions diplomatiques et coloniales, no 67, p. 397 et suivantes.

Calais. Cette idée, émise en 1837 par le professeur Wheatstone, fut soumise par lui à la Chambre des Communes au commencement de 1840. Le célèbre physicien étudia avec détails les éléments de l'entreprise et fit exécuter toute une série de dessins dans lesquels on retrouve avec surprise le type des appareils que l'on emploie encore actuellement.

L'importation de la gutta-percha en Europe et les inventions du professeur Morse vinrent alors stimuler puissamment les progrès de la télégraphie sous-marine. Dès ce moment ce fut dans tous les pays que commencèrent les essais. Wheatstone fait en 1844 un premier essai pratique dans la baie de Swansea; en 1845, c'est Erza Connel qui immerge dans l'Hudson, entre le fort Lee et New-York, un câble de deux milles de longueur qui fonctionna plusieurs mois, 'mais fut coupé par les glaces; puis en 1848 eut lieu l'immersion de deux câbles isolés à la gutta-percha, l'un dans l'Hudson par Armstrong, l'autre par le Dr Werner-Siemens dans le port de Kiel. Enfin, en 1849, M. Walter établit un câble de deux milles de longueur dans la Manche près de Folkestone '.

Ces divers essais constituent en quelque sorte la phase préparatoire de la télégraphie sous-marine. Son entrée définitive dans le domaine de la pratique date de la création de la Compagnie du télégraphe sous-marin de la Manche, par M. John Watkins Brett. Cette compagnie fit fabriquer un câble de 25 milles marins formé d'une âme de cuivre de deux millimètres de diamètre entourée d'une enveloppe de gutta-percha. Le câble fut entièrement immergé le 23 août 1850. Malheureusement, quand on voulut correspondre, on reconnut qu'il s'était rompu et on fut obligé de l'abandonner.

M. Brett ne se découragea pas après ce premier insuccès. Il demanda au gouvernement français et obtint de lui une nouvelle concession, qui faillit d'ailleurs être annulée faute de capitaux. Cette nouvelle tentative aurait en effet encore échoué sans le concours de M. Crampton qui réunit les fonds nécessaires, étudia le type du càble, le fit fabriquer et l'immergea dans la Manche le 25 septembre 1851. On retrouve déjà, on le voit, à cette époque la preuve de notre aveuglement politique.

Le câble était formé de quatre conducteurs composés chacun d'un fil de cuivre de 1 millimètre 65 de diamètre, isolé par deux couches de gutta-percha. Le faisceau des quatre fils tordus avec des fils de chanvre goudronnés qui en remplissaient les vides était maintenu par une corde enroulée en hélice serrée. Enfin des fils de fer galvanisés de 7 millimètres de diamètre formaient une armature protectrice. Ce câble, plusieurs fois réparé mais jamais renouvelé intégrale

1 Ces détails sont empruntés au traité de télégraphie sous-marine de M. Wunschendorff et au livre de MM. Lazare Weiller et Henri Vivarez : Lignes et transmissions électriques.

ment, rappelle, à peu de chose près, le type généralement adopté depuis.

Tous les câbles sous-marins fabriqués jusqu'à ce jour sont, en effet, aux dimensions près, presque identiques à celui-là. Ils comportent un conducteur en cuivre isolé par une gaine de gutta-percha et un revêtement extérieur généralement composé de deux enveloppes, d'abord un matelas de chanvre et ensuite une armature de fils de fer ou d'acier enroulés en hélice.

Autrefois on saturait le chanvre de goudron en faisant passer l'âme couverte de chanvre dans un bain de goudron fondu. On y a renoncé lorsqu'on a reconnu que la créosote que contient toujours le goudron pénètre dans les pores de la gutta-percha dont elle est un dissolvant. Il en résulterait une perte de 20 à 30 % dans l'isolement du câble. On préfère employer du chanvre que l'on a fait macérer pendant un jour ou deux dans une décoction de tannin. On obtient aussi de bons résultats à l'aide de l'ozokérite, moins cassante que la paraffine et qui augmente de 10 à 12 % l'isolement du câble. Comme l'ozokérite fond à une température relativement élevée, on recouvre l'âme d'un ruban de toile préalablement imprégné de cette matière, additionnée de poix de Stockholm.

Quant à l'armature de fils de fer, elle est différente suivant qu'il s'agit de câbles d'atterrissement en eaux peu profondes ou de câbles de fond. Les premiers peuvent s'user contre les rochers et sont exposés à diverses causes de détérioration qui n'existent pas ou sont très atténuées pour les secondes. Ils doivent donc être munis d'une armature très forte qui leur permette de résister et qui, en leur donnant un poids plus lourd, les oblige à s'enfoncer dans la vase ou le sable. En général, pour les câbles de mer profonde, l'armature est formée de fils de fer de 2 à 3 millimètres de diamètre. Elle ne doit jamais comprendre moins de neuf fils afin que la flexibilité du câble soit suffisante, ni plus de dix-huit, ce qui conduirait à des diamètres trop fins. En général, on s'arrête à douze ou quinze fils de 2 mm. 1/2. Les câbles d'atterrissement sont armés avec des fils de fer très flexibles de gros diamètre (jusqu'à 1 centimètre de diamètre) ou en torons de 5 à 6 millimètres de diamètre. Le fer est généralement employé tel quel, simplement galvanisé.

Quant à l'âme du câble, elle est presque uniformément formée d'un gros fil de cuivre entouré d'une couronne de petits fils de cuivre, le tout enveloppé d'une gaine de gutta-percha.

L'expérience du 25 septembre eut un grand retentissement des deux côtés du détroit. On en trouve l'écho dans le Moniteur du 16 novembre 1851 qui publia un extrait du Daily News ainsi conçu : « La communication entre Paris et South Foreland, pays situé à quatre milles de Douvres, avait déjà réussi. Il restait à compléter

l'épreuve jusqu'à Douvres. C'est ce que l'on vient de faire, et l'ouverture du télégraphe a eu lieu ce soir, en présence d'une assemblée nombreuse et choisie de curieux venus exprès de Londres pour y assister. Les prix d'ouverture et de clôture de la Bourse de Paris ont été transmis en quelques minutes au Stock Exchange de Londres. Des canons placés sur les deux rivages du détroit ont été déchargés du point opposé par le moyen de l'étincelle électrique. Le duc de Wellington, à son départ, s'est vu saluer par un coup de canon du château de Douvres, tiré à Calais, où l'on a reçu instantanément la nouvelle. Le soir un banquet a eu lieu. Hier le vote de l'Assemblée nationale de Paris sur la loi électorale était connu dans nos bureaux au bout d'une heure et demie. »

Un succès aussi complet était le meilleur stimulant. Bientôt des lignes furent immergées d'Angleterre en Hollande, de Douvres à Ostende, de Suède au Danemark, de Corse en Italie et en Sardaigne, etc. En même temps on poursuivait avec ardeur, en Angleterre toujours, le projet de traversée de l'Atlantique. Mais les difficultés étaient autrement grandes. Il y eut de nombreux tâtonnements et de nombreux échecs. Enfin, grâce à une persévérance vraiment remarquable de la science et de l'industrie britanniques, le 8 septembre 1865, le Great Eastern achevait la pose du premier câble transatlantique entre Valentia en Irlande et Trinity Bay à Terre-Neuve. La communication entre l'Europe et l'Amérique était enfin établie.

Trois ans après seulement, le premier câble transatlantique français reliant Brest et New-York en passant par Saint-Pierre était posé, mais par le même Great Eastern et par le même état-major d'ingénieurs éminents qui avaient fait partie de la précédente campagne : sir James Anderson, qui commandait le navire, sir Samuel Canning, l'ingénieur en chef chargé de la pose, et plusieurs ingénieurs électriciens tous anglais également, MM. Willoughby, Smith, LatimerClarck, Varley, Jenkins, etc.

Le second câble français, dit câble Pouyer-Quertier, ne fut établi qu'en 1879.

Quand on examine ainsi les premiers efforts de la télégraphie sousmarine, on ne peut s'empêcher d'être frappé de ce fait qu'ils sont dus exclusivement à des ingénieurs anglais, soutenus par des capitaux anglais. Dès le début, l'Angleterre a compris l'importance de l'œuvre tentée et elle n'a jamais cessé d'en poursuivre la réalisation et le développement pour le plus grand bénéfice de ses intérêts particuliers. Ayant ainsi accaparé dès l'origine la fabrication et la pose des câbles, elle s'en est fait, par la force des choses, un véritable monopole. Et un beau jour l'Europe, qui avait assisté avec une curio

sité placide et inactive à ce travail admirable de la persévérance britannique, s'est trouvée enlacée dans un inextricable réseau de câbles qui la faisait la prisonnière impuissante de l'Angleterre.

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M. Vlasto, qui a présidé à l'établissement de l'usine française des câbles-sous-marins de Calais, a fait remarquer combien il est surprenant qu'il ne se soit pas créé pendant si longtemps des usines pour cette industrie autre part qu'en Angleterre. Cela s'explique quand on réfléchit que, si les câbles sous-marins sont composés de fils de cuivre, de gutta-percha, de jute, de fils de fer, matières dont le prix est partout identique, une usine à câbles exige un capital considérable non seulement en outillage immobilisé, mais en matières premières de conservation difficile. Il y a en outre les responsabilités, se chiffrant par millions, qu'entraîne une fausse manœuvre, un défaut de surveillance, l'absence d'une direction exercée capable de faire converger vers un but unique les efforts d'un personnel difficile à recruter, travaillant isolément et ne comprenant pas plus le résultat et les responsabilités finales qu'un soldat ne comprend le plan de campagne de son général en chef.

Pour assurer la prospérité d'une usine semblable, il faut un travail constant, permanent. Or, toutes les grandes compagnies de câbles étant anglaises, seules les usines anglaises pouvaient compter sur une alimentation suffisante de commandes et, par conséquent, pouvaient se monter en toute sécurité.

Le grand tort, la lourde faute des gouvernements européens, du gouvernement français tout le premier, a été d'accepter cette situation sans réfléchir au danger qu'elle leur créait, et de l'aggraver encore par leur complaisance coupable. Au lieu de chercher à réagir, d'encourager par des subventions, et surtout par des commandes, leurs industries nationales, les puissances européennes ont préféré s'adresser à l'industrie britannique et, chaque fois qu'elles ont eu des câbles à établir, elles en ont toujours, du moins à l'origine, confié le soin aux maisons anglaises déjà existantes.

A la fin, cependant, les esprits se sont ouverts, bien timidement d'abord il est vrai, devant l'imminence du danger. On a enfin compris en France la nécessité de ne pas laisser aux compagnies anglaises l'exclusivité de cette grande industrie et c'est dans ces conditions qu'en 1890, sur les instances de l'administration et dans l'espoir d'avoir à fabriquer des câbles sous-marins, la Société industrielle des Téléphones a fait construire à Calais une grande usine capable. de transformer en câbles sous-marins les kilomètres d'âmes de câbles que son usine de Bezons peut fabriquer quotidiennement.

1 L'industrie des câbles sous-marins (mémoires de la Société des Ingénieurs Civils, mars 1891).

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