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beaucoup; car pour les vers, vois-tu, je n'ai ni paroles, ni mefure; & pour ce qui eft de danfer, ma force n'eft pas dans la mesure; mais j'ai une bonne mefure en force; je pourrais gagner une femme au jeu du cheval-fondu, ou à faute-grenouille.

On croirait que c'est-là une des plus étranges fcènes des tragédies de Shakespear; mais dans la même piéce, il y a une conversation entre la princesse de France Catherine, & une de fes filles d'honneur anglaife, qui l'emporte de beaucoup fur tout ce qu'on vient d'expofer.

Catherine apprend l'anglais; elle demande, comment on dit le pied & la robe? la fille d'honneur lui répond, que le pied c'eft foot, & la robe c'est coun: car alors on prononçait coun: & non pas gown. Catherine entend ces mots d'une manière un peu fingulière; elle les répète à la française; elle en rougit. Ah! dit elle en français ce font des mots impudiques, & non pour les dames d'honneur d'ufer. Je ne voudrais répéter ces mots devant les feigneurs de France pour tout le monde. Et elles les répète encor avec la prononciation la plus énergique.

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Tout cela a été joué très-long-tems fur le théatre de Londres, en présence de la cour.

Dv MÉRITE DE

SHAKESPEAR.

Il y a une chofe plus extraordinaire que tout ce qu'on vient de lire, c'est que Shakespear est un génie. Les Italiens, les Français, les gens de lettres de tous les autres pays, qui n'ont pas demeuré quelque tems en Angleterre, ne le prennent que pour un gille de la foire, pour un farceur très-au-deffous d'arlequin, pour le plus méprifable bouffon qui ait jamais amufé la populace. C'eft pourtant dans ce même bomme qu'on trouve des morceaux qui élèvent l'i

magination qui pénètrent le cœur. C'eft la vérité, c'eft la nature elle-même qui parle fon propre langage fans aucun mélange de l'art. C'eft du fublime, & l'auteur ne l'a point cherché.

?

Quand, dans fa tragédie de la mort de Céfar, Brutus reproche à Caffius les rapines qu'il a laiffé exercer par les fiens en Afie, il lui dit: Souviens-toi des ides de Mars, fouviens-toi du fang de Céfar. Nous l'avons versé parce qu'il était injufte. Quoi! celui qui porta les premiers coups, celui qui le premier punit Céfar d'avoir favorife les brigands de la république, fouillerait fes mains lui-même par la corruption?

Célar, en prenant enfin la réfolution d'aller au fénat où il doit être affaffiné, parle ainfi : Les hommes timides meurent mille fois avant leur mort ; l'homme courageux n'éprouve la mort qu'une fois. De tout ce qui m'a jamais furpris, rien ne m'étonne plus que la crainte. Puifque la mort eft inévitable, qu'elle

vienne.

Brutus, dans la même piéce, après avoir formé la confpiration, dit, depuis que j'en parlai à Caffius pour la première fois, le fommeil m'a fui; entre un deffein terrible & le moment de l'exécution, l'intervalle eft un fonge épouvantable. La mort & le génie tiennent confeil dans l'ame. Elle eft bouleversée, fon intérieur est le champ d'une guerre civile.

Il ne faut pas omettre ici ce beau monologue de Hamlet, qui eft dans la bouche de tout le monde & qu'on a imité en français avec les ménagemens qu'exige la langue d'une nation fcrupuleufe à l'excès fur les bienféances.

Demeure, il faut choifir de l'être & du néant.
Ou fouffrir, ou périr; c'eft-là ce qui m'attend.
Ciel qui voyez mon trouble, éclairez mon courage.

Faut-il vieillir courbé fous la main qui m'outrage, Supporter, ou finir mon malheur & mon fort?

Qui fuis-je ? qui m'arrête? & qu'est-ce que la mort ?
C'eft la fin de nos maux, c'eft mon unique asyle;
Après des longs transports c'est un sommeil tranquille.
On s'endort, & tout meurt : mais un affreux réveil
Doit fuccéder peut-être aux douceurs du fommeil.
On nous menace, on dit que cette courte vie,
De tourmens éternels eft auffi-tôt fuivie.
O mort! moment fatal ! affreuse éternité,
Tout cœur à ton feul nom fe glace épouvanté.
Eh! qui pourrait fans toi fupporter cette vie,
De nos prêtres menteurs bénir l'hypocrifie,
D'une indigne maîtresse encenser les erreurs,
Ramper fous un miniftere, adorer fes hauteurs,
Et montrer les langueurs de fon ame abattue
A des amis ingrats qui détournent la vue?
La mort ferait trop douce en ces extrêmités,
Mais le fcrupule parle & nous crie; arrêtez.
Il défend à nos mains cet heureux homicide,
Et d'un héros guerrier fait un chrétien timide.

Que peut-on conclure de ce contrafte de grandeur & de baffeffe, de raifon fublime & de folies grofières, enfin de tous les contraftes que nous venons de voir dans Shakespear? Qu'il aurait été un poëte parfait, s'il avait vécu du tems d'Adiffon.

D'ADIS SON.

Cet homme célèbre qui fleuriffait fous la reine Anne, eft peut-être celui de tous les écrivains anglais qui fut

le mieux conduire le génie par le goût. Il avait de la correction dans le style, une imagination fage dans l'expretiion, de l'élégance, de la force & du naturel dans fes vers & dans fa profe. Ami des bienféances & des règles, il voulait que la tragédie fût écrite avec dignité, & c'eft ainfi que fon Caton eft compofé.

Ce font, dès le premier acte, des vers dignes de Virgile, & des fentimens dignes de Caton. Il n'y a point de théatre en Europe où la fcène de Juba & de Syphax ne fût applaudie, comme un chef-d'œuvre d'adreffe, de caractères bien développés, de beaux contrastes, & d'une diction pure & noble. L'Europe littéraire qui connaît les traductions de cette piéce, applaudit aux traits philofophiques dont le rôle de Caton eft rempli.

Les vers que ce héros de la philofophie & de Rome prononce au cinquième acte, lorfqu il paraît ayant fur fa table une épée nue & lifant le traité de Flaton fur l'immortalité de l'ame, ont été traduits dès-long-tems en français; nous devons les plac er ici.

Oui, Platon, tu dis vrai; notre amè eft immortelle ; C'est un Dieu qui lui parle, un Dieu qui vit en elle. Eh! d'où viendrait fans lui ce grand preffentiment, Ce dégoût des faux biens, cette horreur du néant? Vers des fiècles fans fin je fens que tu m'entraînes, Du monde & de mes fens je vais brifer les chaînes ; Et m'ouvrir loin d'un corps, dans la fange arrêté, Les portes de la vie & de l'éternité.

L'éternité quel mot confolant & terrible!

O lumiere! ô nuage! ô profondeur horrible,
Que fuis-je ? où fuis-je ? où vais-je ? & d'où fuis-je tiré ?
Dans quels climats nouveaux, dans quel monde ignoré,

Le

Le moment du trépas va-t-il plonger mon être ?
Où fera cet efprit qui ne peut fe connaître ?
Que me préparez-vous, abymes ténébreux ?
Allons; s'il eft un Dieu, Caton doit être heureux.
Il en eft un fans doute, & je fuis fon ouvrage.
Lui-même au cœur du jufte il empreint fon image.
Il doit venger fa caufe & punir les pervers.
Mais comment? dans quel tems ? & dans quel univers?
Ici la vertu pleure, & l'audace l'opprime;
L'innocence à genoux y tend la gorge au crime;
La fortune y domine, & tout y fuit fon char.
Ce globe infortuné fut formé pour Céfar.
Hâtons-nous de fortir d'une prison funeste.
Je te verrai fans ombre, ô vérité céleste !

Tu te caches de nous dans nos jours de fommeil :
Cette vie est un songe, & la mort un réveil.

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La piéce eut le grand fuccès que méritaient fes beautés de détail, & que lui affuraient les difcordes de l'Angleterre, auxquelles cette tragédie était en plus d'un endroit une allufion très-frappante. Mais la conjoncture de ces allufions étant paffée, les vers n'étant que beaux, les maximes n'étant que nobles & juftes & la piéce étant froide, on n'en fentit plus guère que la froideur. Rien n'eft plus beau que le fecond chant de Virgile; récitez-le fur le théatre, il ennuiera : il faut des paffions, un dialogue vif, de l'action. On revint bientôt aux irrégularités groffières, mais attachantes de Shakespear.

DE LA BONNE TRAGÉDIE FRANÇAISE.

Je laiffe là tout ce qui eft médiocre, la foule de nos faibles tragédies effraie; il y en a près de cent volumes c'est un magafin énorme d'ennui. Queft. fur l'Encycl. Tom. II.

D

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