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mariée est aussi très naturel, et Trissotin n'est pas contre nature le moins du monde ; et ne vous semble-t-il ; pas qu'Arnolphe et Sganarelle, qui ne veulent pas être cocus, sont des sots, à coup sûr, mais obéissent à un sentiment qui est dans la nature, de façon, aussi, très incontestable ?

Notez que, huit fois sur dix, c'est à la vanité que Molière s'en prend et s'attaque; or plus vous descendez dans les classes que l'on répute comme étant le plus près de la nature, plus vous trouvez partout la vanité qui est une tendance presque absolument universelle.

Enfin rien n'est plus difficile que de décider lesquels sont plus «< dans le sens de la nature », de ceux que Molière attaque ou de ceux qu'il favorise.

On nous présente un dernier argument, qui du reste est très pertinent, à savoir les servantes de Molière. C'est une chose très significative, nous dit-on, que très souvent pour soutenir la thèse à laquelle il tient, Molière ait choisi des servantes. C'est Dorine, c'est Martine, c'est Nicole. N'est-ce point, nous dit-on, la preuve que ce sont les êtres les plus proches de la nature que Molière charge de faire la leçon à ceux qui s'en éloignent? « Considérez seulement la place qu'y tiennent je ne dis pas les soubrettes, mais les servantes la Nicole du Bourgeois gentilhomme ou Martine encore dans les Femmes savantes, vraies filles de la nature s'il en fut, qui ne font point d'esprit comme la Nérine de Monsieur de Pourceaugnac ou comme la Dorine du Tartuffe, mais dont le naïf bon sens s'échappe en saillies proverbiales et qui ne nous font rire, qui ne sont comiques ou drôles, qu'à force d'être vraies. Ne semble-t-il pas qu'elles sont là pour nous dire que tout ce qu'on appelle du nom d'instruction ou d'éducation, inutile où la nature manque, ne peut là où elle existe

que la fausser en la contrariant? Un seul mot d'elle suffit pour déconcerter la science toute neuve de Monsieur Jourdain ou pour fermer la bouche à la majestueuse Philaminte, et ce mot elles ne l'ont point cherché ; c'est la nature qui le leur a suggéré, cette nature que leurs maîtres, en essayant de la perfectionner, n'ont fait, nous le voyons, qu'altérer, que défigurer, que corrompre en eux. Ou, encore, tandis que leurs maîtres, à chaque pas qu'ils font, s'enfoncent plus avant dans le ridicule, elles sont belles, elles, si je puis ainsi parler, de leur simplicité, de leur ignorance et de leur santé. »

L'argument est bon et je commencerai par y ajouter. La tendance de Molière à faire présenter les thèses qui lui sont chères par des servantes est si forte qu'elle l'amène à de véritables bizarreries dans l'attribution des offices. On peut s'étonner que le grand plaidoyer, un des deux grands plaidoyers au moins, contre Tartuffe soit confié par lui à Dorine et que le grand plaidoyer contre les femmes savantes soit mis par lui dans la bouche de Martine, qui, congédiée le matin et rentrée comme furtivement, aurait si grand intérêt à la tenir fermée ? Pour qu'il fasse de pareilles fautes contre l'art, il faut que Molière ait pour les servantes une dévotion toute particulière qui aurait dû lui faire trouver grâce auprès de Jean-Jacques Rousseau. Molière est essentiellement ancillaire.

Mais après avoir déclaré l'argument très bon et avoir montré qu'on pouvait même y ajouter, examinons-le en son fond. Encore que je n'entende point du tout « l'éducation inutile où la nature manque », ne sachant pas, ne voyant pas où manque la nature; encore que je n'estime pas qu'il faille triompher de ce que Nicole déconcerte la science de Monsieur Jourdain, puisqu'on reconnaît que cette science est toute neuve et donc

ébranlable à la première atteinte; et encore que Philaminte ait la bouche fermée, non pas par la force invincible des apophtegmes de Martine, mais par le mépris qu'elle fait d'eux, je trouve qu'il y a dans cette observation, à la prendre en général et non dans son détail, une idée fort considérable sur laquelle il est probable que je reviendrai.

Mais pour ce qui est de démontrer que Molière met la nature brute au-dessus de la culture, je ne crois pas que cette page le démontre le moins du monde.

Ce qu'il faudrait examiner, c'est non pas ce que sont ces servantes raisonneuses, mais ce qu'elles disent, et bien considérer si ce qu'elles prêchent, c'est ce mouvement spontané de la nature que l'on assure que Molière approuve, exalte et intronise. Or, ou je ne comprends pas du tout les textes ou c'est ce qu'elles ne recommandent pas du tout, ce n'est pas leur thèse et, par conséquent, ce n'est pas la thèse de Molière.

Dorine est avant tout une satirique: portraits satiriques de Daphné et de son petit époux, et de Madame Oronte; portrait satirique d'Orgon, narration satirique de la maladie d'Elmire et des déportements de Tartuffe pendant cette indisposition; épigrammes adressées à Orgon, épigrammes adressées à Tartuffe ; voilà le principal de son rôle. Là où elle plaide elle ne soutient que deux thèses, la première qu'il est scandaleux que Tartuffe agisse en maître dans la maison, et il n'y a aucun naturisme là dedans, la seconde est qu'à marier une fille contre son gré, il y a un grand danger pour le mari, et cette fois voilà une thèse naturiste; mais ce n'est pas, ce me semble, pour lui donner de l'autorité que Molière l'a mise dans la bouche d'une servante, puisque cette même thèse il la met, en ses Femmes savantes, dans la bouche d'Henriette.

Mais Dorine est surtout, nous dit-on, une femme d'esprit ; j'en suis bien d'avis; occupons-nous donc de celles des servantes de Molière qui sont véritablement des « filles de la nature » et des femmes « de bon sens naïf » ; occupons-nous de Nicole et de Martine.

Les voyons-nous plaider pour l'instinct naturel ? Martine plaide pour l'incorrection grammaticale, pour la souveraineté du mari dans le ménage, pour l'ignorance chez le mari comme chez la femme. Peut-on soutenir sérieusement, et même avec quelque chose de l'accent lyrique que Molière prend ici pour truchement et pour interprète de sa pensée, mademoiselle Martine? Molière ferait dire par Martine, comme étant sa pensée à lui, que le mari ne doit savoir ni A ni B après avoir fait dire à Clitandre qu'une femme doit avoir des clartés de tout ? Il ferait dire par Martine, comme étant sa pensée à lui, que le mari doit, si sa femme dispute avec lui, rabaisser son ton avec quelques soufflets, lui qui nous a présenté avec quelque sympathie, ce me semble, Henriette, laquelle ne paraît pas sans doute une femme à souffrir qu'on la traite jamais de la sorte ? Les tirades de Martine au dernier acte des Femmes savantes ne sont pas du tout une thèse; elles ne sont que gaietés de fin de pièce et aussi moyen de mettre une fois de plus en vive lumière la faiblesse de Chrysale qui applaudit aux propos de Martine et qui, l'instant d'après, va obéir une fois de plus à sa femme. Et dès lors que devient Martine représentant la pensée de Molière et Molière confiant aux filles de la nature la défense de leur mère ?

Présenter les servantes de Molière comme défenseurs des droits de la nature, c'est dénaturer leur caractère. Ce qu'elles représentent, c'est le bon sens, le bon sens du peuple ou de la bourgeoisie moyenne, le bon

sens traditionnel, le bon sens proverbial, ce sont ses Sancho Pança, et c'est pour cela que, Sancho luimême, il leur a fait une si large place dans son œuvre. Brunetière a parfaitement raison de signaler chez les servantes de Molière « le naïf bon sens qui s'échappe en saillies proverbiales », et Molière lui-même a bien raison encore en signalant, à l'inverse chez Philaminte, l'horreur « des proverbes traînés dans les ruisseaux des halles ». Les servantes de Molière sont le parterre lui-même, un parterre qui est sur la scène comme le chœur antique, dont, aussi bien, elles jouent très souvent le rôle.

Ille bonis faveatque et consilietur amice

Et regat iratos, et amet peccare timentes...

Je crois donc qu'il faut laisser de côté cette théorie de Molière apôtre de la nature. C'est précisément parce qu'il ne l'est point que Rousseau ne peut pas le souffrir. Molière est l'apôtre du bon sens et c'est-à-dire de l'opinion moyenne du public qu'il a sous les yeux et qu'il veut satisfaire. Il a cette intelligence impersonnelle qui s'appelle le bon sens. Il a cette intelligence impersonnelle qui consiste à n'avoir pas d'idées, mais à avoir sûrement, avec une justesse de coup d'œil absolue, les idées de tout le monde, les idées où la pluralité, au moins, se range ou va se ranger.

Il est homme d'intelligence impersonnelle, d'abord parce qu'il sent bien qu'il faut qu'il le soit, comme un homme en contact immédiat avec le public, et le dramatiste est ici dans les mêmes conditions que le publiciste ou l'orateur politique; mais il l'est aussi en soi de tempérament et de naissance. Car le dramatiste qui a une intelligence personnelle la montre quelquefois, à

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