Images de page
PDF
ePub

A

SA MANIÈRE DE TRAVAILLER

VANT tout, ce me semble, Molière se place devant la réalité et veut que son théâtre donne à son spectateur la sensation de la chose vue et de la chose vue par le spectateur. Il veut qu'on dise de lui-même: «O nature et toi Molière, lequel de vous a imité l'autre?» Il est réaliste.

C'était chose nouvelle. Depuis le commencement du XVIIe siècle l'imagination régnait dans le théâtre comique tout comme ailleurs. Ailleurs c'était l'imagination lyrique, dans le théâtre comique c'était l'imagination bouffe. Le réalisme dans le sens restreint du mot, c'est-à-dire l'observation attentive des menus faits, ne se montrait pas plus dans le théâtre comique que dans tout le reste de la littérature, c'est-à-dire non point pas du tout mais fort peu. Il était relégué dans le genre burlesque. Et encore, gardons-nous de nous y tromper, le burlesque n'est réaliste qu'en partie, en petite partie. Le plus souvent le burlesque n'est qu'un jeu brillant de l'imagination bouffe. Il n'est souvent que cela dans Voiture, dans Scarron, dans Assoucy, et c'est précisément contre ce burlesque-là que Molière, comme tous ceux de l'école de 1660, réagit de tout son courage. Mais par un de ses côtés, par la peinture

des choses vulgaires, le burlesque touche au réalisme, et ce burlesque-ci par souci de l'observation du réel les classiques de 1660 l'ont admis. Boileau (Satire sur les femmes), La Fontaine (quelques fables, beaucoup de contes), Racine lui-même (les Plaideurs) l'ont accueilli avec complaisance'. Molière lui fait une très large place mémoire de maître Simon dans l'Avare; menu du repas que veut donner Harpagon; peinture des mœurs et us d'une petite ville (Tartuffe):

Vous irez par le coche en sa petite ville,
Qu'en oncles et cousins vous trouverez fertile,
Et vous vous plairez fort à les entretenir.
D'abord chez le beau monde on vous fera venir;
Vous irez visiter, pour votre bienvenue,
Madame la baillive et Madame l'élue,

Qui d'un siège pliant vous feront honorer.
Là, dans le carnaval, vous pourrez espérer
Le bal et la grand'bande, à savoir deux musettes
Et parfois Fagotin et les marionnettes...

Mais ceci n'est qu'un petit côté, important du reste, du réalisme. Le réalisme étant la ressemblance la plus grande possible avec la vie entraîne un certain mélange du tragique et du comique puisque ce mélange existe dans la vie réelle. Le interdum vocem comœdia tollit d'Horace n'est pas, comme il semble le croire, un simple moyen de variété; c'est une nécessité de la grande comédie qui ne vise à rien de moins qu'à peindre l'humanité. La grande comédie ne peut pas se borner à faire rire; elle ne peut pas n'être qu'un divertissement; elle est obligée d'être comique et tragique si

1. Remarquez, préface des Plaideurs: « On n'osait rire de choses aussi basses que les mésaventures d'un juge... »

elle est sincère; si elle jette le masque, il faut qu'elle prenne les deux.

Molière, avec une sorte de tranquillité souveraine, a parfaitement accepté cette conséquence de son principe. Il peint un Don Juan bas et vulgaire quand il fait la cour à des paysannes ou quand il berne Monsieur Dimanche, et sinistre quand il raille Done Elvire et son père, et non sans grandeur quand il met sa main sans trembler dans la main du commandeur, d'où vient que selon l'aspect sous lequel on le considère, on le trouve tout petit (Musset) ou d'une grandeur épique; et c'est qu'il va de l'un à l'autre. Alceste dira des choses très comiques et qui feront rire de lui et il est très capable en même temps de tirades qui sont celles-là même que débitait cinq ans auparavant Don Garcie de Navarre. Tartuffe, selon le moment, mettra son mouchoir sur le sein de Dorine, dira à Elmire ces très beaux vers d'élégie :

Et je vais être enfin, par votre seul arrêt,

Heureux, si vous voulez, malheureux, s'il vous plaît.

ou sortira de la maison d'Orgon avec ces vers tragiques :

C'est à vous d'en sortir, vous qui parlez en maître...

Ce mélange du comique et du tragique qui faisait de la comédie une chose absolument nouvelle a étonné et dérouté dès le premier moment les contemporains, les uns prenant les passages tragiques comme des outrances du comique et comme ce qui devait faire le plus rire, les autres les prenant au sérieux et disant tout de suite que pour cela même ils étaient mauvais, n'étant pas du domaine de la comédie. Si Lysidas, de

la Critique de l'École des femmes, écho évident de certains détracteurs de Molière, dit des fureurs d'Arnolphe: «Ne descend-il pas dans quelque chose de trop comique et de trop outré lorsqu'il explique à Agnès la violence de son amour avec ces roulements d'yeux extravagants, ces soupirs ridicules et ces larmes niaises qui font rire tout le monde »; l'auteur inconnu du Panegyrique de l'École des femmes dit : « La pièce tient au tragique le héros y montrant presque toujours un amour qui passe jusqu'à la fureur et le porte à demander à Agnès si elle veut qu'il se tue, ce qui n'est propre que dans la tragédie à laquelle on réserve les plaintes, les pleurs et les gémissements. Ainsi au lieu que la comédie doit finir par quelque chose de gai, celle-ci finit par le désespoir d'un amant qui se retire avec un ouf par lequel il tâche d'exhaler la douleur qui l'étouffe, de manière que l'on ne sait pas si l'on doit rire ou pleurer dans une pièce où il semble que l'on veuille aussitôt exciter la pitié que le plaisir. »

Au fond, Molière ne songeait, du moins très fort, ni à l'un ni à l'autre; il songeait à faire ressemblant; c'est le goût essentiel du réaliste.

A ce goût de la réalité se rattache le goût des ensembles. L'homme réel et non abstrait, l'homme dans la vie tient à une foule de choses qui sont ses causes, ses appuis, ses soutiens, ses limites, ses entraves, etc. Il est dans une famille, dans un quartier, dans une société, dans un petit monde qui l'entoure et qui l'encadre. Il est l'homme d'un foyer, d'un salon, d'une coterie, d'un parti. On n'a point peint l'homme, si ce n'est à peine de profil, quand on l'a peint isolé. L'esprit révolutionnaire, a-t-on dit, considère toujours l'homme comme né à trente ans et mourant célibataire. L'école classique, trop souvent, le considère un peu de même, ce qui donnerait raison à Taine faisant

dériver l'esprit révolutionnaire de l'esprit classique, théorie, du reste, que je crois fausse. Encore est-il que l'esprit classique a des tendances à considérer l'homme ainsi. On peut dire (mais il y faudrait mettre beaucoup de réserves) que La Bruyère procède ainsi. C'est ainsi que Molière ne procède quasi jamais.

On dirait qu'il ne peut pas voir un homme tout seul. Il ne le sépare pas de ses entours, du petit monde où il vit. Toutes les grandes pièces de Molière sont la peinture de toute une maison, de toute une famille. Dans le Malade imaginaire, un père, une femme, une grande fille, une petite fille; dans l'Avare, un père, un fils, une fille; dans les Femmes savantes, un père, son frère, sa sœur, sa femme, ses deux filles; dans le Misanthrope, point de famille, mais un salon, une maison où l'on vient tous les jours et où il y a trois jeunes femmes et cinq jeunes gens qui vivent en commerce continu; dans Tartuffe, trois générations, la grand'mère, le père, sa seconde femme, son beau-frère, son fils, sa fille. Don Juan est moins apparenté; son père paraît cependant et sa femme délaissée et les frères de la femme qu'il a trahie.

Ajoutez les servantes qui ne font pas toujours, comme on l'a dit, partie intégrante de la famille, et la Martine des Femmes savantes me semble être depuis peu dans la maison, mais dont la plupart, comme la Nicole du Bourgeois gentilhomme et la Toinette du Malade imaginaire, sont évidemment depuis très longtemps dans la maison. Le type en est Dorine, du Tartuffe, qui sans aucun doute est dans la maison d'Orgon depuis la Fronde, puisque ce ne doit pas être par ouï-dire qu'elle dit:

Nos troubles l'avaient mis sur le pied d'homme sage,
Et
pour servir son prince il montra du courage.

18

« PrécédentContinuer »