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L'HOMME

M

OLIÈRE était Parisien, né au centre de Paris le 15 janvier 1622, fils d'un tapissier valet de chambre du Roi. Il fut Parisien jusqu'à l'âge de vingt-cinq ans et par conséquent le resta toujours. Sauf deux ou trois figures de provinciaux burlesques, la province, où il vagabonda pendant douze ans, n'a rien laissé dans son œuvre. Il fit des études, me semble-t-il, très ordinaires; car, sauf Plaute, Térence et un peu de Lucrèce, rien dans ses œuvres ne montre qu'il ait rien retenu de l'antiquité. Plus tard il fit connaissance avec la littérature italienne et en a tiré quelque profit. Il fut, dit-on, un peu élève de Gassendi, qui put donner quelque teinture de philosophie épicurienne.

lui

Surtout, jusqu'à vingt-cinq ans, il fut jeune Parisien à l'aise, flâneur, badaud, intelligent, fréquentant le théâtre depuis l'enfance et curieux de la littérature environnante.

Il fonda un théâtre, l'Illustre théâtre, comme les jeunes gens de nos jours fondent une jeune revue. Avec une comédienne déjà un peu mûre, il se mit à la tête d'une de ces troupes dites alors « troupes de campagne » qui exploitaient les provinces. Il courut les provinces pendant douze ans. On constate sa pré

sence, et son succès, à Rouen, ville très littéraire alors, Lyon, Grenoble, Montpellier, Béziers, Pézenas. Il n'est pas impossible que Scarron l'ait vu jouer au Mans et l'ait peint, très favorablement, sous le nom du comédien Destin.

Il jouait les auteurs du temps, surtout Corneille, en vogue immense à cette époque, et il était déjà (mais très peu et, comme la plupart des hommes supérieurs, il n'a pas été précoce), à la rencontre, auteur lui-même. Il accommodait pour son théâtre des pièces italiennes ; il écrivait soit des canevas de pièces: la Jalousie du Barbouillé (d'où il devait tirer plus tard George Dandin), le Médecin volant (dont quelques morceaux devaient passer dans le Médecin malgré lui), soit des pièces entières: l'Étourdi, le Dépit amoureux, les Précieuses ridicules.

En 1658 il vint à Paris. Il avait été connu et aimé, en province, du prince de Conti. Celui-ci le présenta à Monsieur, frère du Roi, et Monsieur le présenta au Roi lui-même. Molière joua devant lui Nicomède. Le Roi autorisa Molière à établir sa troupe à Paris avec le titre de troupe de Monsieur. La Comédie française, qui ne se doutait pas alors de son glorieux avenir, était fondée.

Pendant quinze ans Molière joua pour la Ville sur son théâtre, pour le Roi et la Cour à Fontainebleau, à Versailles, à Chambord. Il eut des démêlés avec le parti dévot et avec la magistrature pour Don Juan, dont on lui fit retrancher la fameuse scène du pauvre, et pour Tartuffe, dont le Premier Président Lamoignon retarda longtemps la première représentation, que le Roi finit par permettre. Il se maria en 1661, à l'âge d'Arnolphe, avec une de ses comédiennes, Armande Béjart, qui était la fille de Madeleine, la comédienne avec laquelle il était parti quatorze ans plus tôt pour courir le monde.

Cette jeune fille était plus jeune que lui de vingt-deux

ans.

Le mariage devait être malheureux. Il le fut aussi complètement que possible. Molière fut même absolument séparé de sa femme pendant quatre ans. Il ne reprit la vie commune avec elle que quelques mois avant

sa mort.

Epuisé par ses quinze ans de travail furieux comme auteur, comme directeur, comme acteur et comme courtisan, il expira quelques heures après avoir joué une dernière fois le Malade imaginaire, le 17 février 1673, à l'âge de cinquante et un ans.

D'après un portrait écrit par une de ses comédiennes, la du Croisy, « il n'était ni trop gros, ni trop maigre; il avait la taille plutôt grande que petite, le port noble, la jambe belle; il marchait gravement; avait l'air très sérieux; le nez gros, la bouche grande, les lèvres épaisses, le teint brun, les sourcils noirs et forts, et les divers mouvements qu'il leur donnait lui rendaient la physionomie excessivement comique. A l'égard de son caractère, il était droit, complaisant, généreux. »> Il était tout à fait aumônier et charitable et jusqu'à la munificence; très serviable et excellent ami, très irritable cependant et pratiquant peu le pardon à l'endroit de ses ennemis comme il apparaît par ce qu'il a dit publiquement de Boursault (en le nommant), de Vadius, qui est peut-être Ménage, et de Trissotin qui est assurément Cotin. Il avait les mœurs libres et relâchées d'un homme de théâtre. Il avait des « goûts d'artiste », comme nous disons maintenant, l'amour des beaux ameublements, des œuvres d'art, d'un intérieur riche et un peu fastueux ; ces goûts étaient assez rares, à cette époque, dans la bourgeoisie.

Il aimait fort, dit la du Croisy, « haranguer» ses comédiens et cela n'est pas démenti, au contraire, par

le rôle qu'il se donne, comme on sait, dans l'Impromptu de Versailles; mais dans le privé, avec ses amis, il parlait peu, comme la plupart de ceux qui ont quelque chose à dire, et on l'appelait « le contemplateur », c'est-à-dire le méditatif.

Il ne semble pas avoir, pendant sa vie si remplie, complété les études, évidemment sommaires, qu'il avait faites dans son enfance. Outre Plaute, Térence et Lucrèce que j'ai nommés, il semble avoir connu Rabelais et Montaigne et c'est bien tout. Auprès de Racine, de Boileau et surtout de La Fontaine il est un ignorant. L'éducation de son esprit, comme celle de Shakespeare, a consisté à regarder, à observer et à écouter les hommes. Pour les hommes de génie c'est la meilleure et c'est presque la seule qui leur convienne. L'instruction livresque ne sert de rien aux sots et les hommes de génie n'en ont pas besoin; entre ces deux classes sont les gens de moyen ordre pour qui elle est un agrément honnête et incontestablement recommandable, si bien qu'à tout hasard il faut conseiller à tout le monde de se considérer comme de moyen ordre.

Il est très remarquable qu'il n'eut point de hautes vertus, mais qu'il n'eut point de ridicules. Cela est si vrai que, dans tous les violents libelles qu'on a faits contre lui, on ne lui reproche absolument que celui d'avoir été mari trompé. Or c'est certainement une sottise que d'épouser à quarante ans une jeune fille de dix-huit; mais songez comme à cette époque cette sottise était fréquente et très souvent n'entraînait pas de conséquences à vous ridiculiser. Le xvIe siècle, le xvi, le xvi sont remplis de ces unions disproportionnées et sans doute c'est son ridicule à Molière de les avoir raillées et âprement, et précisément d'en avoir contracté une ; mais sur tant d'exemples rassurants

il se pouvait croire autorisé à penser que la sienne ne tournerait pas mal.

Il était glorieux, il était riche, il était bon; il était << très bien auprès du maître ». Ce sont choses qui compensent souvent dans l'esprit des femmes la différence de l'âge. Il le savait et il l'a indiqué dans le rôle de son Ariste de l'École des maris. Il a été mari ridicule, mais il n'a pas été très ridicule en se mariant. Tant y a que c'est bien le seul ridicule qu'il ait eu.

Il n'était point mari tyrannique, il n'était point avare, il n'était pas grognon, il n'était pas pédant, il n'était pas affecté, il n'était pas précieux, il n'était pas hypocrite; il n'était pas charlatan, il n'était pas provincial, il n'était pas bourgeois gentilhomme, il n'était pas importun, il n'était pas trompeur en amour, encore qu'il fût polygame, il n'était pas méchant et n'a jamais trouvé son bonheur à ruiner le bonheur conjugal des autres. Il n'était pas malade imaginaire l'étant très réellement et bravant plutôt la maladie; enfin il n'avait aucun des ridicules qu'il a poursuivis, absolument aucun. Je ne songe point à dire que c'est ce qui le rendait si sensible aux ridicules des autres, car j'ai toujours vu que ce sont les plus ridicules qui trouvent les autres grotesques et les sots sont les plus railleurs de tous les hommes; et je ne veux rien dire si ce n'est que Molière n'avait aucun de ces défauts qui font qu'on se rie de vous. Il n'était pas exposé à ce retour qu'il a indiqué quelque part en disant : Qui rit d'autrui

Doit craindre qu'en revanche on rie aussi de lui.

Je n'irai point jusqu'à assurer que Molière a mis en pratique sa fameuse maxime :

Il faut mettre le poids d'une vie exemplaire
Dans les corrections qu'aux autres on veut faire,

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