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drir, une histoire qu'il y a lieu de trouver plaisante. On sait assez l'effet de ces discordances. Les Italiens appellent cela un sproposito. Malgré tout le talent de Molière, George Dandin est bien un peu un sproposito ou, si l'on veut, il y a quelque chose de cela.

L'AVARE

OMME l'Amphitryon, l'Avare est tiré de Plaute; mais

C Molière à encore plus transformé la Marmite de

Plaute qu'il n'avait transformé l'Amphitryon et il n'y a pas de comparaison à faire de la pièce de Molière à celle de Plaute, encore que Molière se soit beaucoup servi de celle-ci. La pièce de Plaute, bien qu'on ne me fera jamais dire qu'Euclion soit «< un avare de circonstance » et bien que j'estime qu'il est parfaitement un avare de tempérament, la pièce de Plaute n'est guère qu'une jolie comédie anecdotique; celle de Molière est une grande étude de passion. Molière y entre dans sa grande manière qui consiste, autour du personnage principal, à peindre toute une famille et à montrer cette famille désorganisée par le vice du personnage principal. Ce genre de comédie est à la fois la comédie de caractère et la comédie sociale. Quant au personnage principal il est peint, selon le procédé constant, ou plutôt selon le principe constant de Molière, à la fois odieux et ridicule, le ridicule l'emportant toujours et le soin étant pris qu'il y ait une progression constante du ridicule. Certaines scènes, comme celles d'Harpagon avec Mariane et avec son fils, comme celle dite « de la cassette» au cinquième acte, sont les plus comiques que l'on ait jamais vues sur aucun théâtre.

La pièce ne plut pas dans sa nouveauté parce que c'était une grande comédie en prose. Le public ne s'y habitua qu'à la reprise et peu à peu. En vérité, pour une fois je serais tenté de dire que le public avait raison. Une grande comédie surtout comme l'Avare qui ne laisse pas d'être un peu abstraite, une grande comédie d'autre part où il y a beaucoup de couplets et aussi beaucoup de maximes et d'apophtegmes serait excellente en vers de Molière, s'y ajusterait au mieux et semble les appeler et fait regretter qu'ils n'y soient pas.

Certaines pudeurs de goût sont singulières et si l'on peut très bien approuver Voltaire de blâmer le mot de Frosine « Je sais l'art de traire les hommes », ne peuton pas s'étonner qu'il trouve «< mauvaise plaisanterie » ce mot de la même Frosine: « Je marierais, si je l'avais entrepris, le Grand Turc avec la République de Venise »?

L'Avare a été très bien traduit par Fielding qui a ajouté plusieurs traits fort heureux à la pièce de Molière. Voltaire se moque avec raison d'un autre traducteur anglais qui, donnant un avare du vivant encore de Molière, écrit dans sa préface: « Je crois pouvoir dire sans vanité que Molière n'a rien perdu entre mes mains. Jamais pièce française n'a été maniée par un de nos poètes, quelque méchant qu'il fût, qu'elle n'ait été rendue meilleure. Ce n'est ni faute d'invention, ni faute d'esprit que nous empruntons des Français ; c'est par paresse. C'est aussi par paresse que je me suis servi de l'Avare de Molière. » Il faut se garder de l'excès des meilleures choses et le patriotisme lui-même peut faire dire parfois des sottises.

L'Avare est encore une des pièces les plus proverbiales de Molière. L'on dit couramment un << Harpagon >> pour dire un avare, et « Sans dot!» et « les beaux yeux de la cassette » sont passés dans la conversation courante.

TARTUFFE

ARTUFFE passe, avec le Misanthrope, pour le chefTd'œuvre de Molière. Cette pièce, dont trois actes avaient été joués en 1664 à Versailles, devant le Roi, avec applaudissement de celui-ci, fut jouée cette même année tout entière devant le prince de Condé et tout aussitôt attaquée violemment par les dévots faux ou vrais. Molière n'osa pas la jouer sur son théâtre et se contenta de la lire dans les compagnies. En 1667, il obtint du Roi une permission verbale de la représenter et il la donna au public. Dès le lendemain de la première représentation qui avait eu sans doute beaucoup trop de succès, le Premier Président du Parlement de Paris, Guillaume de Lamoignon, l'interdit. C'est à cette occasion, dit Voltaire, sans garantir l'authenticité de l'anecdote (<«< on prétend que »), que Molière, s'adressant au public de sa seconde représentation, lui dit : «< Messieurs, nous allions vous donner le Tartuffe, mais Monsieur le Premier Président ne veut pas qu'on le joue. » Inutile de dire que Molière était trop prudent pour sacrifier ses intérêts à une saillie et que le mot n'a jamais été prononcé. Je le soupçonne d'être de Voltaire lui-même. Il est assez joli pour être de lui.

Quoi qu'il en soit, Molière sollicita le Premier et pro

testa devant lui qu'il n'avait eu nullement le dessein de moquer la religion, mais qu'il avait eu au contraire celui de la défendre. « C'est précisément ce que je vous reproche, répondit le Premier. Je vous reproche de défendre la religion dans un théâtre, qui n'est pas un lieu où il soit convenable de la défendre. » Molière, dit-on, fut un peu déconcerté. Il multiplia les prières et les plaintes auprès du Roi, et la pièce, enfin autorisée authentiquement, fut jouée le 5 février 1669 et eut, chiffre extraordinaire pour l'époque, quarante représentations consécutives.

Comme l'Avare, Tartuffe est le tableau d'une famille dévastée ou près de l'être par le vice de son chef. Le vice d'Orgon, c'est la bêtise et la dévotion étroite et lâche qui achève et consomme sa stupidité quand elle est exploitée par un habile hypocrite ou plutôt par un hypocrite à moitié habile. C'est un drame très noir qui se termine en comédie par un dénouement accidentel.

Des deux personnages principaux, à savoir le trompeur et la dupe, c'est la dupe qui est le mieux crayonnée et qui « se tient » le mieux. Dans la composition de son personnage du trompeur, Molière a été gêné, servi aussi, mais tout compte fait plus gêné que servi, par la nécessité qu'il fût comique en même temps qu'odieux et il y a peut-être un léger flottement.

La disposition de la pièce elle-même prête à la discussion. L'un des deux personnages principaux, Tartuffe, ne paraît qu'au troisième acte et sans doute l'attente qu'on a de lui augmente l'effet de son apparition sur le théâtre; mais encore est-il que cette attente est un peu prolongée et donne quelque impatience, ce qu'il faut toujours éviter au théâtre. Molière se défend sur ce point dans sa fameuse Préface en disant qu'il a voulu « mettre tout son art et tous ses soins pour bien distinguer le personnage de l'hypocrite d'avec celui du

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