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qu'à les dissiper. Or, une armée, même en déroute, qui se disperse dans un pays ami, a de quoi se reformer" vite à l'état de bandes. Ce récit d'opérations, presque toujours intéressant à suivre, et où le général GouvionSaint-Cyr a son épisode à part pour sa belle campagne de Catalogne, est entremêlé et relevé de pages trèsspirituelles sur la royauté de Joseph et son entourage. On y voit le maréchal Jourdan tout fait à la mesure de ce roi dont il est le Berthier, Jourdan, sage, tranquille et médiocre, s'écriant du fond du cœur, dans une lettre au général Belliard : « Ah! mon cher général, si vous pouviez coopérer à me sortir de la maudite galère où je suis, vous me rendriez un grand service! Combien je me trouverais heureux d'aller planter mes choux, si toutefois les choses doivent rester dans l'état où elles sont!» Voilà pourtant où mène trop de philosophie quand on fait le métier des héros. Quant à Joseph, il ne renoncerait pas si aisément à son métier de roi, et il n'est nullement d'humeur à aller planter ses choux; il se croit très-propre à régner, mais il le voudrait faire à son aise, sur un trône à lui, comme un bon roi Louis XII sous le dais, comme s'il était l'héritier d'une longue race. Napoléon, par des lettres vigoureuses, où - il concentre les hautes maximes de sa politique, essaie de remonter cette âme débonnaire et médiocrement royale de son frère, et de lui inoculer ce qui ne s'apprend pas. Tout ce contraste est touché par M. Thiers avec beaucoup de finesse. On arrive enfin à Saragosse, à ce siége unique, effroyable, qu'on est bien forcé d'admirer au milieu de l'horreur, et qui restera comme le plus fameux exemple de la résistance patriotique en face d'une invasion étrangère :

.

«Rien dans l'histoire moderne, dit M. Thiers, n'avait ressemblé à ce siége, et il fallait, dans l'antiquité, remonter à deux ou trois

exemples comme Numance, Sagonte ou Jérusalem, pour retrouver des scènes pareilles. Encore l'horreur de l'événement moderne dépassait-elle l'horreur des événements anciens de toute la puissance des moyens de destruction imaginés par la science. Telles sont les tristes conséquences du choc des grands empires! Les princes, les peuples se trompent, a dit un ancien, et des milliers de victimes succombent innocemment pour leur erreur. »

Je crois reconnaître, dans ce mot d'un ancien, le vers d'Horace :

ce que

Quidquid delirant reges, plectuntur Achivi;

La Fontaine a traduit à sa guise :

Hélas! on voit que de tout temps

Les petits ont påti des sottises des grands.

Mais ceux qui ont vécu en révolution savent que ce ne sont pas seulement les rois et les grands qui se trompent. Alfieri disait après 93: « Je connaissais les grands, et maintenant je connais les petits. » Aux fautes des princes, M. Thiers s'est donc permis d'ajouter dans sa traduction les erreurs des peuples, et cette variante d'Horace me plaît fort. Pourtant, à Saragosse, ce ne fut pas le peuple qui se trompa.

Tel est en substance ce IXe volume, qui montre ce que sera l'historien dans la seconde partie du tableau, et en quel sens de généreuse impartialité il entend remplir jusqu'au bout sa tâche. On est touché d'un sentiment de respect en voyant avec quelle fermeté d'esprit, au milieu des préoccupations politiques qui l'environnent, M. Thiers, dans la plénitude de son talent d'écrivain, ne se laisse point détourner du but, et trouve moyen de poursuivre régulièrement son œuvre.

Lundi 10 décembre 1849.

PENSÉES, ESSAIS, MAXIMES,

ET CORRESPONDANCE

DE

M. JOUBERT.

(2 vol.)

On s'étonnait un jour que Geoffroy pût revenir à diverses reprises et faire tant d'articles sur la même pièce de théâtre. Un de ses spirituels confrères, M. de Feletz, répondit « Geoffroy a trois manières de faire un article dire, redire, et se contredire. » J'ai déjà parlé plus d'une fois de M. Joubert, et je voudrais pourtant en parler encore aujourd'hui sans redire et sans me contredire. La nouvelle édition qui se publie en ce moment m'en fournira l'occasion et peut-être le moyen.

La première fois que je parlai de M. Joubert, j'eus à répondre à cette question, qu'on était en droit de m'adresser: Qu'est-ce que M. Joubert? Aujourd'hui on ne fera plus cette question. Quoiqu'il ne soit pas de ces écrivains destinés jamais à devenir populaires, la publication première de ses deux volumes de Pensées et de Lettres, en 1842, a suffi pour le classer, dès l'abord, dans l'estime des connaisseurs et des juges; il ne s'agit que d'étendre un peu le cercle de ses lecteurs aujour'd'hui.

Sa vie fut simple, et je ne la rappelle ici que pour ceux qui aiment à bien savoir de quel homme on parle

quand on a affaire à un auteur. M. Joubert, né en 1754, mort en 1824, était, de son vivant, aussi peu auteur que possible. Ce fut un de ces heureux esprits qui passent leur vie à penser, à converser avec leurs amis, à songer dans la solitude, à méditer quelque grand ouvrage qu'ils n'accompliront jamais et qui ne nous arrive qu'en fragments. Ces fragments, par leur qualité et malgré quelques défauts d'une pensée trop subtile, sont assez distingués cette fois pour que l'auteur mérite de vivre dans la mémoire future. M. Joubert fut en son temps le type le plus délicat et le plus original de cette classe d'honnêtes gens," comme l'ancienne société seule en produisait, spectateurs, écouteurs sans ambition, sans envie, curieux, vacants, attentifs, désintéressés et prenant intérêt à tout, le véritable amateur des belles choses. « Converser et connaître, c'était en cela surtout que consistait, selon Platon, le bonheur de la vie privée. » Cette classe de connaisseurs et d'amateurs, si faite pour éclairer et pour contenir le talent, a presque disparu en France depuis que chacun y fait un métier. « Il faut, disait M. Joubert, toujours avoir dans la tête un coin ouvert et libre, pour y donner une place aux opinions de ses amis, et les y loger en passant. Il devient réellement insupportable de converser avec des hommes qui n'ont, dans le cerveau, que des cases où tout est pris, et où rien d'extérieur ne peut entrer. Ayons le cœur et l'esprit hospitaliers. » Mais allez donc aujourd'hui demander l'hospitalité intellectuelle, l'accueil pour vos idées, pour vos aperçus naissants, à des esprits pressés, affairés, tout remplis d'eux-mêmes, vrais torrents tout bruissants de leurs propres pensées! M. Joubert, dans sa jeunesse, venu de sa province du Périgord à Paris, en 1778, à l'âge de vingt-quatre ans, y trouva ce qu'on n'y trouve plus aujourd'hui; il y vécut comme on vivait

alors il causa. Ce qu'il fit en ces années de jeunesse peut se résumer en ce seul mot. Il causa donc avec les gens de lettres en renom; il connut Marmontel, La Harpe, d'Alembert; il connut surtout Diderot, le plus accueillant par nature et le plus hospitalier des esprits. L'influence de ce dernier sur lui fut grande, plus grande qu'on ne le supposerait, à voir la différence des résultats. Diderot eut, certes, en M. Joubert un singulier élève, un élève épuré, finalement platonicien et chrétien, épris du beau idéal et du saint, étudiant et adorant la piété, la chasteté, la pudeur, ne trouvant, pour s'exprimer sur ces nobles sujets, aucune forme assez éthérée, aucune expression assez lumineuse. Pourtant, cen'est que par ce contact de Diderot qu'on s'explique bien en M. Joubert la naissance, l'inoculation de certaines idées si neuves, si hardies alors, et qu'il rendit plus vraies en les élevant et en les rectifiant. M. Joubert eut sa période de Diderot dans laquelle il essaya tout; plus tard il choisit. De tout temps, même de bonne heure, il eut du tact; le goût ne lui vint qu'ensuite. « Le bon jugement en littérature, disait-il, est une faculté très-lente, et qui n'atteint que fort tard le dernier point de son accroissement. » Arrivé à ce point de maturité, M. Joubert rendait encore à Diderot cette justice qu'il y a bien plus de folies de style que de folies d'idées dans ses ouvrages. Ce fut surtout en matière d'art et de littérature qu'il lui dut l'éveil et l'initiation. Mais, en tombant dans une âme si délicate et si légère, ces idées de réforme littéraire et de régénération de l'art qui, chez Diderot, avaient conservé je ne sais quoi de bourgeois et de prosaïque, de fumeux et de déclamatoire, s'éclaircirent et s'épurèrent, revêtirent un caractère d'idéal qui les rapprocha insensiblement de la beauté grecque; car c'était un Grec que M. Joubert, c'était un

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