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A SON ALTESSE SÉRÉNISSIME

MONSEIGNEUR

LE PRINCE.

MONSEIGNEUR,

N'en déplaise à nos beaux esprits, je ne vois rien de plus ennuyeux que les épîtres dédicatoires; et VOTRE ALTESSE SÉRÉNISSIME trouvera bon, s'il lui plaît, que je ne suive point ici le style de ces messieurs-là, et refuse de me servir de deux ou trois misérables pensées qui ont été tournées et retournées tant de fois, qu'elles sont usées de tous les côtés. Le nom du GRAND CONDÉ est un nom trop glorieux pour le traiter comme on fait tous les autres noms. Il ne faut l'appliquer, ce nom illustre, qu'à des emplois qui soient dignes de lui; et, pour dire de belles choses, je voudrois parler de le mettre à la tête d'une armée plutôt qu'à la tête d'un livre; et je conçois bien mieux ce qu'il est capable de faire en l'opposant aux forces des ennemis de cet État, qu'en l'opposant à la critique des ennemis d'une comédie.

Ce n'est pas, MONSEIGNEUR, que la glorieuse approbation de VOTRE ALTESSE SÉRÉNISSIME ne fût une puissante protection pour toutes ces sortes d'ouvrages, et qu'on ne soit persuadé des lumières de votre esprit autant que de l'intrépidité de votre cœur et de la grandeur de votre ame. On sait, par toute la terre, que l'éclat de votre mérite n'est point renfermé dans les bornes de cette valeur indomptable qui se fait des adorateurs chez ceux même qu'elle surmonte; qu'il s'étend, ce mérite, jusques aux connoissances les plus fines et les plus relevées, et que les décisions de votre jugement sur tous les ouvrages d'esprit ne manquent point d'être suivies par le sentiment des plus délicats. Mais on sait aussi, MONSEIGNEUR, que toutes ces glorieuses approbations dont nous nous vantons en public ne nous coûtent rien à

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ÉPITRE DÉDICATOIRE.

faire imprimer; et que ce sont des choses dont nous disposons comme nous voulons. On sait, dis-je, qu'une épître dédicatoire dit tout ce qu'il lui plaît, et qu'un auteur est en pouvoir d'aller saisir les personnes les plus augustes, et de parer de leurs grands noms les premiers feuillets de son livre; qu'il a la liberté de s'y donner, autant qu'il le veut, l'honneur de leur estime, et de se faire des protecteurs qui n'ont jamais songé à l'être.

Je n'abuserai, MONSEIGNEUR, ni de votre nom, ni de vos bontés, pour combattre les censeurs de l'Amphitryon, et m'attribuer une gloire que je n'ai pas peut-être méritée et je ne prends la liberté de vous offrir ma comédie que pour avoir lieu de vous dire que je regarde incessamment, avec une profonde vénération, les grandes qualités que vous joignez au sang auguste dont vous tenez le jour, et que je suis, MONSEIGNEUR, avec tout le respect possible, et tout le zèle imaginable,

DE VOTRE ALTESSE SÉRÉNISSIME,

Le très humble, très obéissant,

et très obligé serviteur,

J.-B. P. MOLIÈRE.

PROLOGUE'.

MERCURE, sur un nuage; LA NUIT, dans un char traîné dans l'air

chevaux.

par deux

MERCURE.

Tout beau! charmante Nuit, daignez vous arrêter..
Il est certain secours que de vous on desire;
Et j'ai deux mots à vous dire

De la part de Jupiter.

LA NUIT.

Ah! ah! c'est vous, seigneur Mercure! Qui vous eût deviné là dans cette posture?

MERCURE.

Ma foi, me trouvant las, pour ne pouvoir fournir
Aux différents emplois où Jupiter m'engage,
Je me suis doucement assis sur ce nuage,
Pour vous attendre venir.

LA NUIT.

Vous vous moquez, Mercure, et vous n'y songez pas*;

1 Un prologue est une préface récitée à des spectateurs. Les anciens en ont fait un fréquent usage. C'étoit un moyen d'expliquer le sujet qu'on alloit représenter, et de mettre le public dans la confidence et dans les intérêts de l'auteur. Mais ce moyen, trop facile, nuit toujours à l'illusion de la scène et à la vraisemblance de l'action. Voilà sans doute ce qui l'a fait rejeter des théâtres modernes. Aujourd'hui l'exposition du sujet doit se trouver au premier acte. C'est là que l'auteur peut hasarder même des invraisemblances, et que le public est prêt à tout pardonner à celui qui l'amuse. Molière, en arrangeant Amphitryon pour la scène françoise, a dû suivre l'exemple de Plaute, dont il reproduisoit et traduisoit la pièce. H a donc composé un prologue suivant l'usage ancien; mais dans cette petite scène, comme dans beaucoup d'autres, il n'a pas seulement égalé son modèle, il l'a surpassé.

2 Ce vers devroit rimer avec le précédent, ou avoir une désinence fé

Sied-il bien à des dieux de dire qu'ils sont las?

MERCURE.

Les dieux sont-ils de fer?

LA NUIT.

Non;

mais il faut sans cesse

Garder le decorum de la divinité.

Il est de certains mots dont l'usage rabaisse

Cette sublime qualité,

Et

que, pour leur indignité,

Il est bon qu'aux hommes on laisse.

MERCURE.

A votre aise vous en parlez;

Et vous avez, la belle, une chaise roulante

Où, par deux bons chevaux, en dame nonchalante,
Vous vous faites traîner partout où vous voulez.
Mais de moi ce n'est pas de même :

Et je ne puis vouloir, dans mon destin fatal,
Aux poëtes assez de mal

De leur impertinence extrême,
D'avoir, par une injuste loi
Dont on veut maintenir l'usage,
A chaque dieu, dans son emploi,
Donné quelque allure en partage,
Et de me laisser à pied, moi,

Comme un messager de village;

Moi qui suis, comme on sait, en terre et dans les cieux, Le fameux messager du souverain des dieux;

Et qui, sans rien exagérer,

Par tous les emplois qu'il me donne,

Aurois besoin, plus que personne,

D'avoir de quoi me voiturer.

minine. Cette négligence se reproduit plusieurs fois dans le cours de la

pièce.

LA NUIT.

Que voulez-vous faire à cela?
Les poëtes font à leur guise.

Ce n'est pas la seule sottise

Qu'on voit faire à ces messieurs-là.

Mais contre eux toutefois votre ame à tort s'irrite,
Et vos ailes aux pieds sont un don de leurs soins.

MERCURE.

Oui; mais pour aller plus vite,
Est-ce qu'on s'en lasse moins?

LA NUIT.

Laissons cela, seigneur Mercure,
Et sachons ce dont il s'agit.

MERCURE.

C'est Jupiter, comme je vous l'ai dit,
Qui de votre manteau veut la faveur obscure,
Pour certaine douce aventure

Qu'un nouvel amour lui fournit.

Ses pratiques, je crois, ne vous sont pas nouvelles :
Bien souvent pour la terre il néglige les cieux;
Et vous n'ignorez pas que ce maître des dieux
Aime à s'humaniser pour des beautés mortelles,
Et sait cent tours ingénieux

Pour mettre à bout les plus cruelles.
Des yeux d'Alcmène il a senti les coups;
Et tandis qu'au milieu des béotiques plaines
Amphitryon, son époux,

1 Pratiques au pluriel se dit des intrigues ou des menées sourdes d'une personne. Il est encore d'usage. La phrase ses pratiques ne vous sont pas nouvelles, pour dire ne sont pas une nouveauté pour vous, est un latinisme dont Molière a enrichi la langue. Un an après Molière, Racine se servit de la même locution dans le vers suivant de Britannicus :

Cette offense en son cœur sera longtemps nouvelle.

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