Images de page
PDF
ePub

cuper, résiste, et s'excuse d'accepter une place si distinguée, et pourtant il s'assied. Si les autres convives ne se hâtaient de l'imiter, le même cérémonial se renouvellerait pour chacun d'eux en particulier. La place du maître de la maison est toujours la dernière de toutes.

Dès que tous sont assis, le maître d'hôtel, après avoir mis un genou en terre, invite les convives à prendre leur tasse qu'on a remplie de vin pur, car en Chine l'hygiène et l'étiquette sont d'accord pour que l'on commence le repas, non par manger, mais par boire. Chaque invité prend donc la coupe qui est devant lui, et, la tenant des deux mains, il l'élève à la hauteur du front, puis la ramène plus bas que la table, et la porte ensuite à sa bouche ; on boit à trois ou quatre reprises, tous ensemble, lentement et comme en mesure; mais chacun doit vider sa coupe entière. Le maître de la maison n'oublie pas d'y inviter ses convives; il en donne le premier l'exemple, et leur montre à tous le fond de sa tasse pour exciter chacun à l'imiter. L'exiguïté de ces sortes de coupes permet, du reste, aux Chinois de répéter bien souvent l'expérience avant qu'ils sentent leur raison le moins du monde altérée.

C'est encore sur l'invitation du maître d'hôtel qu'on se met à manger, et le même cérémonial se renouvelle toutes les fois qu'il s'agit d'attaquer un nouveau mets ou de vider une autre tasse de vin. C'est aussi pendant que l'on boit qu'on renouvelle le service, et que les mets changent sur chaque table. Dans les dîners d'apparat, ils se succèdent

avec profusion; chaque convive peut s'attendre à en voir ainsi passer devant lui jusqu'à vingt-quatre variétés. Pour l'ordinaire, un estomac chinois ne s'effraye pas de ce nombre.

Ces mets sont tous en gras et sous forme de ragoûts. Les cuisiniers chinois ne sont pas dans l'usage de rôtir des pièces entières; ils les divisent, au contraire, en tranches minces qu'ils font bouillir, rôtir au feu ou griller sur la braise, pour en faire des plats composés. En général, ils accompagnent et noient toutes ces viandes de sauces très-variées, et d'une saveur presque toujours relevée et pi-. quante. Des épices de toutes sortes et des herbes fortement aromatiques, combinées ensemble, sont les principaux ingrédients qui produisent la grande diversité de leurs ragoûts.

L'art de mélanger les viandes de nature différente les unes avec les autres, et avec diverses espèces de légumes, est encore un moyen fort usité pour obtenir la variété que recherche le goût chinois. Les livres qui traitent de l'art culinaire en Chine établissent que certaines viandes deviennent meilleures et plus salubres lorsqu'elles sont cuites avec telle autre viande, tels herbages, telles graines, telles racines. C'est ainsi, par exemple, qu'on y voit recommandé de cuire la chair du cerf et du lièvre avec celle du cochon, le mouton avec le millet-chou, etc. Par une autre conséquence du même principe, on trouve encore dans ces livres la nomenclature des viandes, des graines et des herbages qui s'excluent mutuellement et ne peuvent entrer dans

la composition du même mets, sans contracter, par ce mélange, des qualités nuisibles à la santé. Il n'est pas jusqu'à la nature du feu propice à la cuisson de chaque viande qui n'y soit indiquée et érigée en principe: le bois de mûrier, par exemple, est requis pour cuire « la poule au pot » ; ce manger en devient plus tendre et plus savoureux; le feu du bois d'acacia convient à cuire la chair de porc, qui acquiert plus de goût et se digère mieux; celui du bois de pin doit servir à chauffer l'eau du thé, etc.

Outre la connaissance qu'il lui faut avoir de toutes ces particularités, le cuisinier chinois doit surtout posséder à fond l'art d'associer les viandes recounues pour avoir entre elles une affinité réelle ou de convention sa grande habileté consiste à observer la juste proportion qui convient à leur mélange. Or il paraît que, sous ce rapport, la science des maîtres queux chinois est fort étendue, capable même de contre-balancer celle de nos praticiens les plus renommés de l'Europe. « Les cuisi« niers de France eux-mêmes, dit le P. Duhalde, qui ont le plus raffiné sur ce qui peut éveiller l'appétit, seraient surpris de voir que les cuisiniers de «< la Chine ont porté l'invention, en matière de ragoûts, encore plus loin qu'eux, et à moins de frais. »

[ocr errors]
[ocr errors]

Mais revenons à nos convives, que nous avons laissés en train de savourer les mets variés de leur cuisine nationale. Voici qu'ils sont au milieu du repas; c'est le moment choisi pour leur servir l'équivalent du potage, par lequel nous commençons nos dîners

une sorte de bouillon fait de viande ou de

poisson en tient lieu sur les tables chinoises; ce liquide est servi dans un vase de porcelaine qu'entourent de petits pains ou de petits pâtés cuits à la vapeur. On saisit ceux-ci avec les bâtonnets, on les trempe dans le bouillon, et, contrairement à ce qui s'observe pour les autres mets, on les mange sans attendre aucun signal, et sans être obligé de se trouver cette fois en mesure avec les autres convives. Le repas se continue et l'étiquette reprend toute sa rigueur jusqu'au moment où l'on apporte le thé. On le prend, et on se lève pour passer dans une autre salle, ou dans le jardin. C'est un moment de repos ménagé entre le repas et le dessert.

Pendant que nos convives étaient à table, un plaisir, beaucoup plus délicat que celui de la bonne chère, leur avait été ménagé par l'attention prévoyante et courtoise de leur noble amphitryon. A peine avaient-ils pris place, qu'une troupe de musiciens et d'artistes dramatiques, richement vêtus, étaient entrés dans la salle. Après s'être inclinés profondément tous ensemble et avoir touché par quatre fois la terre du front, ils se sont installés à l'extrémité de la salle, de manière à être vus de tous les convives de droite et de gauche; puis l'un d'eux s'est détaché pour venir présenter au principal invité un livre dans lequel sont inscrits, en lettres d'or, les titres de cinquante à soixante comédies qu'ils savent par coeur, et qu'ils sont à même de représenter sur-le-champ. Il est d'usage que le principal convive ne désigne celle qu'il adopte qu'àprès avoir fait circuler cette liste, qui lui est 'ren

voyée en dernier ressort. Dès que le signal en a été donné, la représentation a commencé aussitôt au bruit des tambours de peau de buffle, des flûtes, des fifres, des trompettes, des gongs, et de quelques autres instruments connus des seuls Chinois. Les femmes de la maison, auxquelles il est interdit de prendre part aux banquets qui s'y donnent, ont la liberté de regarder à travers un treillis ce qui se passe sur la scène; elles ne manquent jamais d'inviter leurs amies à partager cette récréation.

S'il est une chose à remarquer parmi les usages aimés des peuples, c'est que, presque chez tous sans exception, on a toujours cherché à joindre ainsi aux plaisirs des festins d'autres charmes que ceux d'une sensualité toute matérielle. La musique a été, généralement partout, le moyen préféré. Mais, comment se fait-il que l'homme cherche ainsi à tempérer les sensations purement animales et souvent grossières du goût, par les sensations suaves et délicates de l'harmonie? Et d'où lui vient ce besoin qu'il éprouve de se distraire d'un appétit souvent peu noble, et de donner, toujours et comme par instinct, la meilleure part de lui-même aux sentiments et à l'idée? C'est évidemment une conséquence de la loi qui régit sa double nature, et qui ne cesse de lui rappeler qu'il n'est pas fait pour vivre seulement d'aliments grossiers : ne faut-il pas, en effet, à son cœur et à son intelligence la nourriture immatérielle et supérieure qui leur convient?

Les Grecs, les Romains, et tous les peuples de l'antiquité, ont ressenti, sous ce rapport, la même

« PrécédentContinuer »