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Où est notre père? répètent-ils en arrivant sur la place, devant les portes du palais gardées par un détachement de gardes civiques, où est notre père? Alors Édouard, le plus jeune des fils de la victime, Édouard, ' en costume d'aide-de-camp, apostrophe ainsi la garde civique muette et impassible: Vous êtes des infâmes, ô vous qui ne l'avez point défendu et qui l'avez laissé lâchement assassiner; vous avez déshonoré votre uniforme; le mien me fait horreur, je ne le porterai plus. Cette épée, avec laquelle à Vicence j'ai naguère combattu les ennemis de la patrie, je la maudis et je la brise: disant ainsi, il arrache ses épaulettes, il déchire sa tunique, il brise en deux son épée et il en foule les débris à ses pieds. Plus calme, mais non moins indigné que son jeune frère, Alderan, devenu le chef de la famille, prenant à son tour la parole, s'écrie:

Le poignard qui vient d'assassiner notre père a tué pour toujours la cause de la jeune Italie; cette cause étayée sur le crime est à jamais perdue!

Pendant ce temps, la malheureuse comtesse Rossi, redoutant pour ses fils le sort du père, se trouvait dans le plus affreux désespoir; il fallut toute l'ardente et pieuse charité du père Vaures pour adoucir les conséquences d'une incroyable douleur.

Le comte Rossi n'avait point encore rendu le dernier soupir, que le bruit de son assassinat se répandit dans la salle où les députés se trouvaient déjà en séance. L'un d'eux lisait un discours; l'affreuse nouvelle, circulant avec rapidité, arrive en un instant à la connaissance du président Sturbinetti, ainsi qu'à celle des membres du corps diplomatique.

L'ambassadeur d'Espagne, M. Martinez de la Rosa, se levant aussitôt sortit suivi de son secrétaire; mais le duc d'Harcourt, ambassadeur de la France, dit: Attendons,

messieurs, pour voir ce que fera le président et ce que résoudra la Chambre. » Vaine attente! le président ne prit la parole que pour réprimer l'agitation qui se manifestait dans les tribunes publiques à la suite de l'événement et pour dire froidement: Passons, messieurs, à l'ordre du jour. Alors se levant à son tour et cédant à un mouvement d'indignation, le duc d'Harcourt quitta la salle disant: "C'est infâme! sortons, pour ne pas être complices d'une pareille impassibilité. »

Cette impassibilité des députés, devant la mort du ministre leur collègue, tué sous leur regard, pour ainsi dire, à la porte de la Chambre, est une tache d'infamie qui leur rejaillira éternellement au front. Un seul, dont nous regrettons de ne savoir le nom pour le glorifier; un seul a eu du courage. Comme plusieurs des membres, ignorant encore le crime, s'informaient du motif de l'agitation qui se manifestait au dehors. Demandez-le à M. Sterbini, s'écria le courageux député en le regardant fixement, il en sait quelque chose.

La nouvelle de la mort du ministre Rossi, tombé sous le poignard de la démagogie, se répandit avec la rapidité de l'éclair dans la ville de Rome; les honnêtes gens, sincèrement dévoués à leur pays, en furent consternés et déplorèrent cet événement, qui ouvrait carrière aux assassinats politiques: les conspirateurs, au contraire, le considérant comme un triomphe, résolurent de le célébrer d'une manière digne d'eux. D'après leurs ordres les agents secrets de la révolution se répandent parmi la foule, dans les casernes des troupes de ligne et dans les quartiers de la garde civique, ils représentent l'assassinat de Rossi comme une conquête remportée par la liberté sur l'absolutisme, ils poétisent le meurtre, ils le parent de fleurs, ils insultent le peuple en cherchant à provoquer dans son attitude un semblant de complicité,

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puis, quand la nuit est venue, ils allument les torches de la réjouissance, ils arborent les drapeaux des manifestations; aux cravattes de l'un d'eux ils suspendent le poignard de l'assassinat, et ils le portent processionnellement.

Les agents de la force publique, les carabiniers méconnaissant leur devoir, des gardes civiques, des soldats de ligne, s'unissant à la lie de la multitude et subissant une fatale impulsion, parcourent les rues, qu'ils forcent d'illuminer; ils chantent un refrain horrible, que Sterbini, dit-on, a composé pour la circonstance (il était juste que la pensée provocatrice, en ce jour de deuil, fût unie à la main qui lui avait servi d'instrument): Benedetta la mano che Rossi pugnalò. Bénie soit la main qui a poignardé Rossi! A ce refrain sacrilege, glorification de l'infamie, ils joignent les cris de vive l'Italie républicaine vive le poignard de Brutus! vive Brutus II.

Ils s'avancent ainsi dans les quartiers les plus populeux de la ville, escortant en triomphe un homme jeune encore qui passe pour l'assassin et qui répond au nom ́de Trentanove. Cet homme honteux pour ainsi dire de l'apothéose qu'on lui fait subir, est pâle comme un remords; une sueur froide coule sur son front nu; ses lèvres essaient en vain de grimacer un sourire à la vue des hommages qu'il recueille sur son passage; on le traîne au café des Convertite; là on l'entoure, on se presse à ses côtés, une foule avide de voir le monstre qu'on appelle le libérateur de l'Italie, lui baise les mains en disant: ô santa mano! oh! la sainte main! Cependant ses complices remarquent que les dragons protestent, par leur absence, contre cette procession de cannibales, ils se dirigent aussitôt vers leur quartier et cherchent à les entraîner; mais les dragons résistent et conservent intact, ce jour-là, l'honneur de leur étendard. Du quartier

de la cavalerie ils retournent au Corso et, par une infernale inspiration, ils se rendent sous les fenêtres mêmes du palais où la femme et les enfants de leur victime pleuraient en silence et déploraient le coup qui avait rendu l'une veuve et les autres orphelins. Là, sans pitié pour les sentiments les plus inviolables et les plus sacrés, ils outragent la sainteté de la douleur, ils entonnent un chant de fête pour exalter l'assassin, ils répètent: Bénie soit la main qui a poignardé Rossi ! Et, cherchant à imiter une des scènes les plus atroces de la Révolution française, ils élèvent à la hauteur des fenêtres du premier étage, l'arme homicide se détachant comme un trophée sur les plis tricolores de leur drapeau devenu l'étendard du crime.

Instruit de ces faits qui dépassent la limite de la plus monstrueuse atrocité, le duc d'Harcourt, noble représentant de la nation française, s'empressa d'offrir, par l'entremise du père Vaures, à la famille de l'illustre mort, l'hospitalité dans son palais. Après s'être acquitté de cette mission, ce digne religieux en accepta une autre plus triste et plus dangereuse: il se chargea de faire rendre les derniers devoirs au corps du malheureux comte Rossi. Préalablement, il fallait que la police, conformément à la loi, eût reconnu l'identité du cadavre. Le père Vaures trouva un premier obstacle à l'accomplissement de cette formalité, dans la lâcheté du directeur de la police nommné récemment à cette importante fonction par la bienveillance du ministre Rossi lui-même. Cet homme, faisant taire le sentiment de la reconnaissance devant celui de la peur, avait donné, dans la journée, sa démission au procureur fiscal. Celui-ci, se prêtant au désir du père Vaures, se rendit au palais de la Chancellerie, et dans la soirée, le curé de Saint-Laurent-in-Damazo, dont l'église est enclavée dans le palais même, fit transporter le ca

davre dans une chambre voisine de la sacristie. Ce fut lå que, la nuit suivante, le docteur Carpi et le chirurgien Bucci, en présence du père Vaures et d'un nommé Germain, valet de chambre du comte Rossi, procédérent à l'embaumement. Cette opération terminée, le corps fut pieusement déposé dans une caisse de bois, qui fut ellemême enfermée dans une châsse de plomb, sur la partie supérieure de laquelle on grava cette simple initiale: R.

Il était temps, car on avait appris d'une manière certaine que la haine des bourreaux, poursuivant leur victime jusque dans l'inviolabilité de la mort, avait formé le projet d'enlever le cadavre du ministre pour le livrer à de sacriléges profanations. Enfin, après quelques devoirs religieux rendus aux dépouilles mortelles de celui qui venait de mourir si glorieusement pour la cause du pape, qui était celle de Dieu, l'on descendit son double cercueil dans un des caveaux secrets de l'église de Saint-Laurentin-Damazo.

L'assassinat du comte Rossi, lâchement immolé, ne fut pas seulement la mort violente d'un homme, ce fut un événement politique qui ouvrit pour la papauté et pour l'Italie tout entière une ère de nouveaux périls, car le seul homme de l'Italie peut-être, le comte Rossi, uni à la pensée du pape, comprenait la situation de la Péninsule et pouvait appliquer les institutions nouvelles aux besoins des temps, sans passer par les épreuves sanglantes des révolutions. En effet, depuis son entrée au ministère, le calme renaissait dans Rome; l'ordre s'introduisait progressivement dans les diverses branches de l'administration. La conciliation du pouvoir temporel avec la puissance spirituelle s'effectuait de plus en plus et rendait possible à la papauté la forme constitutionnelle: le parti

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