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partis, il exerçait à cette époque un grand empire sur le peuple: Mazzini à Londres, et les autres chefs des sociétés secrètes en Italie, jetèrent les yeux sur lui pour en faire un instrument d'autant plus docile qu'il était moins intelligent. Nul mieux que lui ne possédait la confiance des masses, on le grandit dans sa popularité; il se croyait habile dans l'art de la parole, on lui fit croire qu'il était orateur; il aimait les distinctions, on le décora du nom de chef du peuple; il était sensible aux honneurs, on lui ouvrit les palais des princes qui, plus tard à leur tour, lui ouvrirent leur cœur et leur main; il désirait des insignes honorifiques, on remplaça sa veste ronde par la tunique de garde civique, son chapeau gris par le casque façon antique, son fouet de charretier par l'épée; on para ses épaules carrées, taillées sur le patron de l'Hercule Farnèse, par de brillantes épaulettes; on emprisonna son cou gros et court dans un hausse-col d'officier, et l'on remit entre ses mains calleuses le drapeau d'un bataillon de gardes civiques. De ce jour-là, le travailleur honnête devint un conspirateur en règle. Les grands mots de patriotisme, d'égalité et de liberté qui germaient dans toutes les têtes, troubla si bien la sien ne, qu'un matin, après une nuit d'ivresse et d'orgie, il se réveilla en se croyant tribun. Alors subissant l'entraînement fatal qui le précipite à sa perte, Ciceruacchio reçoit aveuglément le mot d'ordre de la révolution, il s'empare de la place publique pour en faire son forum, il y rassemble la foule, il dirige le mouvement, et il enrégimente les éléments du désordre au bénéfice de la faction qui l'a gagné. Son ambition, stimulée par le vin, ne connaît plus de limites; il marche, il vole dans la voie du mal, un seul pas le sépare du crime, il le franchira sans hésiter quand l'heure sera venue; en attendant, il recrute dans les débauches de la taverne et dans les boues

de la rue, des compagnons dignes de lui, il se donne pour aides-de-camp des hommes tarés, flétris par l'opinion publique, prêts à tout faire, hors le bien; il se crée une garde d'élite composée du menuisier Materazzi, du sculpteur Bezzi, du marchand de charbon Carbonaretto, du tavernier Tofanelli, et du vendeur de tabac Piccioni.

Sur ces entrefaites, l'arrivée de lord Minto, annoncée d'avance par le Contemporaneo, et attendue depuis longtemps par la secte, fut un jour de fête pour le parti qui trouvait un nouveau point d'appui dans le caractère officieux d'un envoyé de la Grande-Bretagne. Le but et les intentions du lord intrigant n'étaient un secret pour personne. On n'ignorait aucunement ses préventions contre la religion catholique et sa haine méthodiquement presbytérienne contre la papauté; aussi les meneurs l'accueillirent-ils avec enthousiasme! Oubliant par calcul les chemins du Quirinal, ils se rendaient chaque soir sous les fenêtres de l'hôtel d'Europe, devant l'appartement occupé par leur puissant auxiliaire, et faisaient retentir les airs du nom mille fois répété de lord Minto. Là, chaque soir, un corps nombreux de musiciens exécutait des morceaux de choix en l'honneur du perfide étranger; un soir même, les meneurs poussèrent la galanterie au point de remplacer l'hymne de Sterbini par le God save the queen. De son côté, lord Minto répondit à ces avances en montrant les plus vives sympathies pour les membres des sociétés secrètes. C'est ainsi qu'au mépris de ses devoirs envers le Saint-Siége, il fréquenta chaque jour les salons du cercle populaire, le club Sterbini et les autres conciliabules, où le feu de la révolution couvait sous la cendre démocratique. La présence de lord Minto était l'avant-coureur des tempêtes qui s'amassaient à l'horizon assombri du ciel de Rome.

BALLEYDIER. 1.

On touchait alors à l'époque désignée pour la réunion des membres de la consulte d'État; à neuf heures du ́matin, le cardinal Antonelli, président de la consulte, et les vingt-quatre députés des provinces appelés à l'honneur d'en faire partie, arrivèrent au Quirinal et se réunirent dans la salle du trône pour déposer aux pieds du Saint-Père les hommages de l'assemblée et les témoignages de dévouement dont elle était animée pour justifier la confiance du souverain et le choix de ses mandataires.

Au discours du cardinal Antonelli, Pie IX répondit par les paroles suivantes: « Je vous remercie de vos bonnes intentions et j'en fais grand cas en vue du bien public. C'est en vue du bien public que depuis le premier moment de mon élévation au trône pontifical, j'ai fait, d'après les conseils inspirés de Dieu, tout ce que j'ai pu; et je suis encore prêt, avec l'assistance divine, à faire tout pour l'avenir, sans cependant rien retrancher de la souveraineté du pontificat (Senza menomar mai neppure di un apice la sovranità del pontificato), et de même que je l'ai reçue pleine et entière de mes prédécesseurs, de même je dois transmettre ce dépôt sacré à mes suc→cesseurs. J'ai pour témoins trois millions de mes sujets; j'ai pour témoin toute l'Europe de ce que j'ai fait jusqu'ici pour me rapprocher de mes sujets, pour les unir à moi, pour connaître de près leurs besoins et y pourvoir. C'est surtout dans le but de mieux connaître ces besoins et de mieux pourvoir aux exigences de la chose publique, que je vous ai réunis en une consulte permanente. C'est pour entendre besoin vos voix, pour m'en aider dans mes résolutions souveraines dans lesquelles je consulterai ma conscience pour en conférer avec le sacré collége et mes ministres....

au

« Celui-là se tromperait grandement qui verrait autre chose dans les fonctions que vous allez remplir.... Celui

là se tromperait grandement qui verrait dans la consulte d'État que je viens de créer, la réalisation de ses propres utopies et le germe d'une institution incompatible avec la souveraineté pontificale. »

Après avoir prononcé avec une grande énergie cette phrase, Pie IX s'arrêta un instant comme pour laisser agir l'effet qu'il en attendait; puis reprenant presque aussitôt le ton de douceur qui caractérise toutes ses allocutions, il continua en ces termes: « Cette vivacité et ces paroles ne s'adressent à aucun de vous, messieurs. Votre éducation sociale, votre probité chrétienne et civile, la loyauté de vos sentiments et la rectitude de vos intentions m'étaient connues depuis le moment où j'ai procédé à votre élection. Ces paroles ne s'adressent pas non plus à la presque totalité de mes sujets, car je suis sûr de leur fidélité et de leur obéissance, et je sais que les cœurs de mes sujets s'unissent au mien dans l'amour de l'ordre et de la concorde. Mais il existe malheureusement quelques personnes (en petit nombre à la vérité, il en existe cependant) qui, n'ayant rien à perdre, aiment le désordre, la révolte, et abusent de mes concessions mêmes. C'est à ceux-là que s'adressent ces paroles; qu'ils en saisissent bien la signification.

« Dans votre coopération, messieurs, je ne vois qu'un ferme soutien de personnes qui, se dépouillant de tout intérêt privé, travailleront avec moi par leurs conseils au bien public, et qui ne seront pas arrêtées par les vains propos d'hommes inquiets et peu judicieux. Vous m'aiderez avec votre sagesse à trouver ce qui est le plus utile pour la sûreté du trône et pour le véritable bonheur de mes sujets.

"

Après ce discours, Pie IX admit tous les députés au baisement du pied; puis, se levant pour les bénir, il ajouta ces quelques mots : « Maintenant, messieurs, allez

avec la bénédiction du ciel, allez commencer vos travaux: qu'ils soient féconds en bons résultats et conformes aux vœux de mon cœur. »

Alors les députés sortirent du Quirinal: deux bataillons de la garde civique en grande tenue les attendaient sur la place avec les troupes désignées pour leur servir d'escorte ils prirent place dans vingt-quatre carrosses de grand gala prêtés par les premières familles patrieiennes de Rome, et le cortége se mit en marche à travers des flots de peuple ondulant du Quirinal au Vatican. Toutes les maisons étaient pavoisées, toutes les fenêtres étaient ornées de drapeaux, de bannières aux couleurs de Pie IX et aux armes des légations. Tous les balcons étaient parés de guirlandes de verdure et de couronnes de fleurs. Un détachement de dragons en grand uniforme ouvrait la marche précédant les voitures du cardinal président et du prélat vice-président de la consulte, entourées toutes deux des bannières des quatorze Rionis de Rome. Venaient ensuite les voitures des députés, chacune d'elles précédée d'un trophée aux armes de la province, et de deux étendards, l'un portant le nom de la légation, l'autre celui de son représentant. Des sous-officiers de la garde civique marchaient auprès de chaque carrosse, escorté des nombreuses députations que chaque province avait envoyées pour prendre part à cette fête vraiment nationale. La marche était fermée par les bataillons de la garde civique.

Une heure sonnait au Vatican, lorsque ce long cortége, suivi d'une foule immense, arriva dans la vaste basilique. Les députés se rangèrent aussitôt près de l'autel placé sous la chaire de saint Pierre, et entendirent religieusement le saint sacrifice de la mésse. Immédiatement après, ils se rendirent dans les salles destinées à l'exercice de leurs fonctions, et la séance fut ouverte par le cardinal Antonelli.

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