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car vous ne vous en douteriez jamais. Oui, les soldats de Prusias étaient vêtus en tigres de guerre'; les caporaux, sous-lieutenants, lieutenants et capitaines, en mandarins bleus, verts, rouges ou jaunes, suivant l'importance de leurs grades; pas un héros romain, bithynien ou carthaginois qui ne soit entré escorté d'un groupe de magots, ce qui fit croire à de bonnes gens, qui connaissent plus Panurge que Nicomède, que la scène se passait dans l'Ile des Lanternes. N'allez pas penser pourtant que ce soit pour cela que la pièce est tombée. J'ai entendu, en sortant, des connaisseurs louer la beauté et la vérité des costumes, qui, à la fraîcheur près, peuvent bien mériter cet éloge quand on les emploie pour l'Orphelin de la Chine,

C'est contre de telles inconvenances, en tel lieu, qu'il faudrait se fâcher, mon cher confrère. Sans conséquence aux petits théâtres, aux grands elles sont sans excuses.

Mais revenons à nos ou plutôt à notre mouton. Quand votre opinion prévaudrait contre la mienne, le mélodrame n'en survivrait pas moins, mais il s'alimenterait exclusivement de sujets tirés de la Bibliothèque bleue, du Cabinet des Fées, ou, qui pis est, des romans nouveaux. Que gagneriez-vous, dites-le-moi, à le réduire à cette nourriture? Des traits de notre histoire, modifiés dans les proportions commandées par les convenances dra

C'est ainsi que l'on nomme, d'après leur costume, certains soldats chinois. (Voyez le Voyage de Macartney.)

matiques, seraient-ils donc plus propres à détériorer l'esprit du peuple que la Barbe-Bleue, le Chat-Botté, la Belle au bois dormant, Riquet à la Houppe, ou le PetitPoucet? J'ai quelque prédilection pour ce héros nain. J'admire, avec le peuple, les ruses par lesquelles il se tire d'entre les dents de l'ogre; mais doutez-vous que le peuple n'admirât avec moi les hauts faits de nos preux? de notre Duguesclin, par exemple, quand, une jambe cassée, il s'adosse contre un mur, et seul fait face à cinq Anglais ? C'est mon héros que ce brave homme; il deviendrait bien vite celui du peuple qu'il a si constamment respecté et si vaillamment défendu. Le verrait-il, sans admiration, aliénant son patrimoine pour racheter les prisonniers français, lui seul excepté ? et l'ennemi apportant sur son cercueil les clefs d'une place qui se rend à l'ombre d'un grand homme, serait-il accueilli sans enthousiasme? La loyauté de Dunois, l'intrépidité de Clisson, la générosité de Bayard, les remords du connétable de Bourbon, n'exciteraient pas moins l'intérêt et l'admiration du peuple, qui ne connaît les noms célèbres de notre histoire que parceque les héritiers des hommes qui les ont illustrés se font appeler quelquefois par les aboyeurs, à la porte de nos spectacles.

Vous convenez avec peine du mérite de Shakespeare, comme historien: est-ce parcequ'il est peu fidèle? Je ne l'ai pas nié. Mais, encore une fois, ses infidélités tournent à l'avantage de sa nation, et, dans l'intérêt que je

discute, ce n'est pas un tort. Plût à Dieu que nos mélodramatiques le prissent pour modèle et fussent en état de l'imiter. Auprès de Racine, de Corneille, de Voltaire, pour lesquels j'ai quelque goût, ainsi que vous le soupçonnez, Shakespeare est un barbare; mais c'est un barbare de génie. Son fatras abonde en traits sublimes: toute passion s'exalte sous sa plume : mais aucune n'en reçoit plus d'énergie que celle que je voudrais réveiller, que cet amour du pays dont les tragiques grecs étaient inspirés, et qui, parmi les modernes, n'a guère été bien senti en France que de Voltaire, de Dubelloy et de Corneille qui ne l'a développé à la vérité que dans des sujets romains, mais cette âme-là était de Rome.

Je serais fâché, j'en conviens, que Corneille, Voltaire, ou même Dubelloy, eussent négligé la scène tragique pour la scène héroïque des boulevards. Moins facile que vous, je serais désolé qu'un homme doué du génie de Shakespeare s'emparât de cette scène pour la perfectionner; j'aimerais bien mieux qu'il allât se perfectionner lui-même au Théâtre-Français! mais je verrais avec plaisir, je l'avoue, les Corneille et les Racine de l'Ambigu et de la Gaieté se rapprocher, quant aux fins, des hommes supérieurs dont ils diffèrent si fort quant aux moyens. Je leur souhaite enfin le discernement qui fait éviter les fautes. Quant à la faculté qui crée les beautés, Dieu veuille l'accorder aux successeurs de Racine!

En récapitulant, mon cher confrère, je vois que nous nous entendons sur un point, le seul après tout que j'aie

intention de défendre : c'est que notre histoire peut fournir d'heureux sujets de drames, et que si ces sujets étaient traités avec talent, même en mélodrame, ils ne seraient pas vus sans intérêt et représentés sans utilité.

Pour être certains du fait, faisons-en l'expérience: joignons l'exemple aux préceptes, et montrons à la France ce que le mélodrame peut devenir entre des mains habiles. Que notre judicieux Ermite choisisse dans l'histoire de nos dynasties diverses le sujet qui lui paraîtra le plus dramatique; l'auteur d'Artaxerce, que nous nous associerons, fera le plan du mélodrame, et l'on sait qu'il s'y entend; vous vous chargerez des héros, et moi des niais; il nous faudra quelques morceaux lyriques, une romance, une ronde, un vaudeville; mais qu'est-ce qui n'en fait pas ? N'est-ce pas de cette manière que tout homme qui n'est pas bête, jette sa gourme en sortant du collége? Nous trouverons facilement un collaborateur pour cette partie, si ce pauvre M. Galand ne peut pas s'en charger. A propos, je vous remercie de me donner de ses nouvelles; faites-lui mes compliments, ils sont bien sincères; car je n'aime personne plus que lui.

Si le projet vous plaît, intercédez, je vous prie, pour moi auprès de l'Ermite, et engagez ce révérend à lever l'excommunication qu'il a fulminée contre les faiseurs de mélodrames, leurs fauteurs et adhérents. Ces gens-là sont plus innocents qu'il ne le croit. De la tolérance, même aux boulevards; de la tolérance! confrère: vivons en

paix, malgré le mélodrame qui a dégoté paillasse, comme on dormait en paix lorsque le drame a détrôné Molière, qui n'en règne pas moins. Tu autem vale et iterum v'ale. MARTIN, professeur à Picpus.

NÉCROLOGIE.

Juillet 1823.

Paris vient de faire une perte. L'un de ces jours derniers, est mort un individu très connu, mais qui devait sa célébrité moins à la beauté qu'à la singularité de ses formes.

Il avait la tête mal faite, la figure plate, le regard incertain, la démarche lourde; il était rampant et poltron. Doué cependant de quelques facultés remarquables, il se servait de sa langue avec une grande habileté pour attraper des mouches, se gonflait de manière à doubler de volume sans cependant doubler de poids, vivait d'air au besoin, et passait à volonté d'une couleur à une autre.

D'après ce signalement, on pourrait croire qu'il s'agit ici de Lazarille ou de Cadet Butteux, à qui plusieurs de ces facultés sont communes avec le défunt; comme lui, ils s'enflent pour occuper plus de place, changent de couleur à fantaisie, et vivent du produit de leur langue. Que leurs amis se rassurent néanmoins en songeant que ces messieurs-là ne se contenteraient pas de vent;

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