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LETTRE 475.

A la même.

à Paris, mercredi 18 Novembre 1676.

Ан, ma fille le mot d'indifférence n'est point fait pour parler d'aucun des sentimens que j'ai pour vous. Vous dites qu'il en paroît dans une de mes lettres; j'ai de bons témoins, aussi bien que vous, de la manière dont je souhaite de vous voir : mais au milieu de cette véritable tendresse, j'ai eu la force de vous redonner votre liberté, persuadée que, si vous pouviez venir, cela étoit capable de vous faire partir plutôt que de vous arrêter; et que si vous ne le pouviez pas, vous prendriez les résolutions qui vous conviendroient, plutôt que d'apporter ici du chagrin et des reproches. Voilà ce qui me fit écrire cinq ou six lignes qui m'arrachoient le cœur ; mais s'il est vrai, comme je le crois, que vos affaires n'en souffriront pas, et que vous ayiez envie de me donner la joie de vous voir, croyez une bonne fois, sans balancer, que c'est la chose du monde que je souhaite le plus ; et après avoir donné à M. de Grignan cette marque d'amitié, que j'approuve dans une occasion aussi considérable que celle-ci, prenez le parti de

venir sans l'attendre: il peut arriver cent choses qui l'arrêteront. Son congé ne seroit pas une chose honnête à demander si, par exemple, le Roi partoit dès le mois de Mars, peut-être aussi qu'on fera une suspension d'armes, comme le Pape le demande; mais enfin, dans toutes ces incertitudes, prenez une résolution, et venez, de bon cœur et de bonne grâce, me combler de la plus sensible joie que je puisse avoir en ce monde. Je suis persuadée que M. de Grignan y consentira de bon cœur ; il m'en écrit trop sincèrement pour que j'en puisse douter. Une plus longue incertitude ne seroit pas bonne pour cette santé que vous aimez tant; en sorte que je me rends à toute l'espérance que j'avois, et je suis persuadée que vous viendrez, comme vous me l'avez promis.

Je suis ici depuis dimanche. J'ai voulu aller à Saint-Germain parler à M. Colbert de votre pension ; j'y étois très-bien accompagnée: M. de Saint-Géran, M. d'Hacqueville, et plusieurs autres, me consoloient par avance de la grâce que j'attendois. Je lui parlai donc de cette pension, je touchai un mot des occupations continuelles et du zèle pour le service du Roi; un autre mot des extrêmes dépenses à quoi l'on étoit obligé, et quine permettoient pas de rien négliger

pour les soutenir; que c'étoit avec peine que M. l'Abbé de Grignan et moi, nous l'importunions de cette affaire : tout cela étoit plus court et mieux rangé; mais je n'aurai nulle fatigue à vous dire la réponse : Madame, j'en aurai soin; et me remène à la porte, et voilà qui est fait *. Je fus dîner chez M. de Pompone; les Dames n'y étoient pas; je fis les honneurs à sept ou huit courtisans, et je revins sans voir personne : on m'auroit parlé de mon fils, de ma fille, que pourrois-je en dire? Voilà mon voyage, que je crains fort qui ne vous soit inutile. J'espère cependant que cela viendra ; mais il est certain que personne n'est encore payé. Si vous chargiez un de vos gens d'une affaire de conséquence, et que dans ce tems, il vous priât de lui payer une pistole que vous lui devriez, ne le feriez-vous pas ? Mais ce n'est pas la mode ici. On me conseille toujours de ne point demander le congé de mon fils, et d'attendre toujours ce qui arrivera en Allemagne : mais cela est un peu ennuyeux;

* Cette réponse, si laconique qu'elle fût, étoit un grand effort, et une marque de considération. La plupart du tems, Colbert gardoit un silence absolu et une immobilité complète. Madame Cornuel lui dit un jour, impatientée d'une telle réception, Au moins, Monsieur, faites-moi quelque signe que vous m'entendez.

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et quand j'aurai passé encore quelques jours à Livry, je reviendrai ici, pourvu que j'aie la vue de vous attendre; car sans cela, je vous assure que je me trouverois encore mieux à Livry qu'à Paris.

On ne joue plus tous ensemble comme on faisoit à Versailles. Tout est à SaintGermain comme il étoit. M. de Pompone m'a dit qu'à Rome, il n'est question que de notre Cardinal; il n'en vient point de lettres qui ne soient pleines de ses louanges : on vouloit l'y retenir, pour être le conseil du Pape; il s'est encore acquis une nouvelle estime dans ce dernier voyage. Il a passé par Grenoble pour voir sa nièce, mais ce n'est pas sa chère nièce : c'est une chose bien cruelle de ne plus espérer la joie de le revoir; savez-vous bien que cela fait une de mes tristes pensées ? La paix de Pologne est faite, mais romanesquement. Ce héros (1), à la tête de quinze mille hommes, entouré de deux cents mille, les a forcés, l'épée à la main, à signer le traité. Il s'étoit. campé si avantageusement, que depuis la Calprenède (2), on n'avoit rien vu de pareil; c'est la plus grande nouvelle que le Roi pût recevoir, par les ennemis que le (1) Jean Sobieski, Roi de Pologne.

(2) Auteur de plusieurs Romans très-estimés.

Roi de Pologne et le Grand-Seigneur vont nous ôter de dessus les bras. Le Marseille (l'Evêque) a déjà mandé qu'il avoit eu bien de la peine à conclure cette paix; c'est à peu près la même peine qu'il eut quand on élut ce brave Roi (1).

Dangeau a voulu faire des présens, aussi bien que Langlée : il a commencé la ménagerie de Clagny : il a ramassé pour deux mille écus de toutes les tourterelles les plus passionnées, de toutes les truies les plus grasses, de toutes les vaches les plus pleines, de tous les moutons les plus frisés, de tous les oisons les plus oisons, et fit hier passer en revue tout cet équipage, comme celui de Jacob, que vous avez dans votre cabinet de Grignan.

Je reçois votre lettre du 10 de ce mois; je suis vraiment bien contente de la bonne résolution que vous prenez; elle sera approuvée de tout le monde, et vous êtes fort loin de comprendre la joie qu'elle me donne. Ce fut dans le chagrin de vos incertitudes, que je voulus vous dire que, bien loin de m'aimer plus que vous ne disiez, vous m'aimiez moins, puisque vous ne vouliez point me venir voir : voilà l'explication de cette grande rudesse ; mais je change de (3) Cette élection s'étoit faite le 10 Mai 1674.

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