Images de page
PDF
ePub

DEUXIÈME PARTIE

LA QUESTION D'ORIENT

CHAPITRE Ier

LA CAMPAGNE MILITAIRE

Situation diplomatique au commencement de l'année. Situation militaire, difficultés du siége, erreurs et fautes commises; épreuves spéciales subies par l'armée anglaise, vices de son organisation, agitation en Angleterre, exagérations salutaires, inconvénients du régime parlementaire, indiscrétions de la presse; améliorations dans la position des troupes de siége, forces respectives, envois de renforts, départ de la garde impériale française, perte de la Sémillante et de l'Hécla; emploi des forces nouvelles de l'industrie, la vapeur et l'électricité devant Sévastopol; Balaclava, Kamiech et Kazatch fortifiés et mis en état; arrivée de renforts devant Eupatoria; pourquoi on avait renoncé à une campagne en Bessarabie; inquiétudes conçues par la Russie, diversion sans importance sur la Dobroutscha; attaque d'Eupatoria, échec du général Liprandi; inauguration de la campagne du printemps.

On se rappelle sur quelle situation s'était fermée l'année 1854. Dans l'ordre des faits diplomatiques, l'Autriche venait de signer le traité du 2 décembre, et il semblait que si la Russie ne se décidait pas à céder, le cabinet de Vienne devrait enfin quitter ses allures hésitantes et coopérer franchement à la guerre. Mise en demeure d'accepter les quatre garanties sans réserves, et cela avant le 1" janvier 1855, la Russie avait consenti à ces exigences, préférant les chances de négociations nouvelles à une rupture déclarée qui eût irrévocablement en

gagé l'Autriche. Le plénipotentiaire russe avait donc adhéré au protocole réservé du 28 décembre 1854.

Dans l'ordre des opérations militaires, la guerre était à peu près suspendue par l'hiver, et l'insuccès de l'attaque tardive tentée contre Sévastopol forçait les troupes alliées à un siége poursuivi dans les conditions les plus inégales.

C'eût été, sans doute, un résultat saisissant, grandiose, que celui qu'on avait espéré à l'ouverture de la campagne, la prise de Sévastopol par un coup de main. Mais s'il avait fallu s'établir péniblement en pays ennemi, loin de ses ressources, soutenir des luttes inégales, supporter des privations inouïes, accomplir des travaux gigantesques, braver l'hiver sans abri, la tempête sans port, on avait acheté par ces terribles sacrifices une armée prête à tout, terrible, irrésistible; on avait attiré à l'extrémité méridionale de l'empire russe ses ressources les plus sérieuses, épuisé ses hommes par la fatigue des longues marches, par les souffrances du froid et de la faim, par les travaux de la guerre, par les combats meurtriers. La Crimée était devenue le chancre de la Russie, et plus la lutte se prolongerait, plus l'armée de Crimée dévorerait l'empire.

Au commencement de l'année, les armées alliées placées chacune dans une forte position, se sont immobilisées autour de l'objet de la lutte. Ce n'est plus un siége, c'est une bataille sans fin, c'est une campagne sur place.

L'armée française avait été chargée tout d'abord de la gauche des attaques contre la place, et l'armée anglaise de la droite. L'armée française avait été divisée en deux corps : l'un d'observation, composé des 1re et 2e divisions, commandé par le général de division Bosquet, occupait les positions qui dominent les lignes de Balaclava et de la Tchernaïa; il se reliait par sa gauche, près d'Inkermann, aux Anglais, et était destiné à protéger les opérations du siége contre les entreprises d'une armée de secours venant de l'intérieur de la Crimée. L'autre corps, composé des 3e et 4 divisions, sous les ordres du général de division Forez, était spécialement chargé des travaux de siége. Nous le disions l'année dernière, en racontant les premiers actes de cette mémorable expédition, on avait commis plus

d'une erreur. On s'était trompé d'abord sur la force de Sévastopol, sur les ressources de la Russie en hommes, en matériel et en approvisionnements. On s'était trompé en supposant que le gouvernement russe ne pourrait envoyer en Crimée de renforts importants. On s'était trompé en croyant enlever d'un coup de main le grand arsenal maritime de la Russie méridionale.

Sans lui imposer aucun plan de débarquement ou d'attaque, les instructions données par l'Empereur au maréchal de SaintArnaud lui indiquaient comme base d'opérations possible le port de Kaffa (Théodosie), situé, il est vrai, à quarante lieues de Sévastopol, mais vaste et sûr. Une fois établi sur ce point, on eût occupé toute l'extrémité est de la Crimée, refoulé tous les renforts arrivant par la mer d'Azof et par le Caucase. On se fût avancé vers le centre du pays, profitant de toutes ses ressources. On eût occupé Simphéropol, centre stratégique de la presqu'île, et on ne se fût dirigé sur Sévastopol qu'après avoir enfermé l'armée de défense dans la place, qu'après l'avoir battue.

C'était là la guerre régulière. Mais ces instructions (on les appela des conseils) ne furent pas suivies. Le corps expéditionnaire était peu nombreux, vu le nombre de troupes ennemies concentrées dans le sud de la Crimée. Le service des transports et des approvisionnements n'était pas suffisamment organisé pour permettre une pointe assez longue en Crimée. Et puis, il faut bien le dire, l'héroïque témérité du général en chef des troupes françaises vit le succès dans un coup de main hardi, imprévu, exécuté sous les murs mêmes de la place. Et la glorieuse bataille de l'Alma sembla, tout d'abord, donner raison au maréchal de Saint-Arnaud.

Une fois les hauteurs nord-est abandonnées, il avait fallu renoncer à investir la place, et d'ailleurs l'armée assiégeante n'eût été, en aucun cas, assez nombreuse pour le faire.

Les instructions données par l'Empereur au maréchal de Saint-Arnaud portaient ces mots significatifs : « La prise de Sévastopol ne doit pas être tentée sans s'être muni au moins d'un demi-équipage de siége et d'un grand nombre de sacs à

terre. » Les instructions ne pouvaient deviner la résolution désespérée qui transforma tout à coup l'artillerie de la flotte russe en artillerie de défense, mais enfin on voit combien on était loin de compte avec la vérité dans ces prévisions premières. Aussi tout fut-il, pendant quelque temps, abandonné au hasard, et il fut heureux que l'ennemi ne fût pas mieux préparé et qu'un premier échec eût désorganisé ses ressources.

Que fùt-il arrivé, par exemple, si le prince Menchikof, au lieu d'exécuter cette fameuse marche de flanc sur Simphéropol qu'il a représentée comme une grande conception militaire, eût défendu les abords de Sévastopol, les plateaux de Chersonèse et Balaclava? Que fût devenue cette armée qui marchait à l'aventure, se dirigeant à la boussole dans un pays inconnu, sans approvisionnements, sans moyens de transport, isolée de sa base d'opérations? Les défilés de la Tchernaïa eussent été, sans doute, le théâtre d'une seconde bataille de l'Alma après laquelle, désorganisée par une nouvelle victoire et par des privations de toute espèce, l'armée expéditionnaire n'eût eu peut-être autre chose à faire que de se rembarquer au plus vite.

Heureusement la défaite de l'Alma avait brisé, démoralisé l'armée russe. Au lieu de disputer le terrain, elle l'avait cédé. Mais enfin, le contraire eût été possible, et la suite de la guerre a montré que l'énergie des Russes sait survivre aux échecs les plus désastreux.

« Quand vous serez à portée de la place, disaient encore les instructions données par le gouvernement impérial au maréchal de Saint-Arnaud, ne négligez pas de vous emparer de Balaclava, petit port situé à quatre lieues au sud de Sevastopol, et au moyen duquel on peut se tenir aisément en communication avec la flotte pendant la durée du siége. »

Cette partie des instructions avait pu heureusement être suivie à la lettre.

Une fois assurés de Balaclava, c'est-à-dire d'une base d'opérations et d'une communication constante avec la flotte, une fois en face des retranchements du côté sud, fallait-il donner l'assaut, avec une armée de moins de 50,000 hommes, campée sur un roc, sans artillerie, sans réserve, n'ayant pas ses der

rières assurés en cas d'échec, n'ayant d'autre refuge que ses vaisseaux? Cette partie de hasard eût été, dit-on, du goût du maréchal, mais lord Raglan se refusa sagement à hasarder un coup de dé semblable à six cents lieues de la mère-patrie.

On se contenta prudemment d'ouvrir la tranchée d'une façon régulière, à la distance que rendait nécessaire la portée des pièces de la défense (9 octobre 1854). Puis, après un bombardement sans résultat sérieux (17 octobre), on continua les travaux d'approche.

Tout était anormal dans cette entreprise. On assiégeait une forteresse sans l'investir, sans avoir battu l'armée de secours, sans avoir même une armée en campagne. L'assiégeant, qui doit être cinq fois ou trois fois pour le moins supérieur en nombre à l'assiégé, se trouvait de beaucoup inférieur. Les moyens de défense l'emportaient également sur les moyens d'attaque, et la garnison de Sévastopol avait plus de canons, des calibres plus forts et des approvisionnements plus considérables que ceux de l'ennemi. Pas même de cavalerie pour protéger les opérations du siége ou pour inquiéter les convois de l'assiégé.

C'est dans ces conditions difficiles que les armées alliées avancèrent pas à pas dans leur œuvre, au milieu de ces terribles diversions, l'affaire de Balaclava (25 et 26 octobre), d'Inkermann (5 novembre) et l'ouragan désastreux du 14 novembre. L'armée britannique eut à lutter contre des difficultés spéciales, nées des vices de son administration militaire.

« Ç'a été un jeu pour nous, dit aux communes M. Sidney Herbert, de franchir les trois mille milles qui séparent nos cités d'Angleterre de celles de la Crimée, mais nous avons échoué sur les six derniers milles de la route que nous avions à fournir pour approvisionner convenablement nos troupes, sur les six milles qui s'étendent du port de Balaclava aux lignes anglaises devant Sévastopol. »

Et cependant jamais, dans aucun siége, la multiplicité des moyens de transport, l'excellence des services n'avaient été plus indispensables.

Contre-battu par des canons à énormes portées, l'assiégeant

« PrécédentContinuer »