Images de page
PDF
ePub

exécutés avec l'adresse rapide qui distingue le soldat russe, fut terminé à la naissance du jour et formait une ligne circulaire d'environ 2,500 mètres de développement.

Le feu commença à six heures et, pendant deux heures, les Russes firent d'énergiques tentatives sur les différentes parties de l'enceinte pour faire démasquer les batteries de la place, qui commencèrent à répondre à mesure que l'attaque se déve loppait.

L'attaque avait d'abord appuyé à gauche; mais, trouvant sans doute ce côté bien préparé, elle se porta peu à peu à l'extrémité opposée, du côté des cimetières qui bordent le lac de l'est.

Vers huit heures, cinq bataillons russes, formés en colonne, vinrent s'établir derrière les cimetières israélite et chrétien, qui se touchent, et engagèrent, à l'abri des pierres tumulaires, un feu de mousqueterie très-meurtrier. Puis, deux bataillons se détachèrent, portant planches, échelles et fascines, et s'avancèrent vers l'enceinte pour l'escalader. Ils furent repoussés et se replièrent en bon ordre, puis revinrent à la charge et furent reçus aussi vigoureusement. Mais cette fois un bataillon turc sortit par une des portes que masquaient les fortifications de la place.

En même temps, la corvette à vapeur française le Véloce, commandant de Montlouis, mouillée sur rade à 1,800 mètres environ, lançait sur la colonne russe des obus bien dirigés qui mirent le désordre dans ses rangs.

La colonne d'attaque repoussée deux fois laissa cent cinquante morts environ dans le cimetière. La canonnade n'en continua pas moins, mais surtout dans le but de masquer une retraite devenue nécessaire : elle s'acharna surtout, mais inutilement, contre un ouvrage armé à la hâte, et de quelques pièces seulement, la Butte ou Couronne des Moulins.

Pendant la belle défense de la Butte des Moulins, les Russes, continuant leur mouvement, s'avançaient vers la caserne de l'ouest. Là encore ils furent repoussés par le feu des batteries de l'enceinte et par celui des navires à vapeur.

Au moment où l'armée russe commençait à s'ébranler, Sélim

Pacha (1) fut atteint d'une balle et expira aussitôt : le colonel Roustan-Bey et le lieutenant-colonel Ali-Bey furent mortellement frappés à ses côtés.

Ce ne fut qu'à dix heures que les assaillants se retirèrent définitivement, en abandonnant le champ de bataille aux alliés. Les Russes laissèrent sur le terrain 453 tués et quelques prisonniers ils durent avoir 2,000 blessés environ. La froide nuit qui suivit cette retraite et qui les trouva bivouaquant sur la route de Simphéropol fit dans leurs rangs de nombreuses victimes. Les Turcs et leurs alliés eurent une centaine de morts et un nombre de blessés proportionnel.

Cette attaque vigoureusement et habilement conduite, mais mal conçue, avait eu pour causes l'inquiétude que causaient aux Russes les grands rassemblements de forces turques sur ce point important, et aussi la haine méprisante qu'ils portaient à l'armée turque. Voir des Ottomans fouler le sol même de l'empire était assez pour exciter chez les officiers russes des sentiments de rage, mais il eût fallu au moins ne pas laisser cet ennemi qu'on dédaignait à tort se renforcer assez pour imprimer aux drapeaux russes la tache d'une défaite essuyée devant des fortifications ébauchées.

La petite garnison française, aux ordres du chef d'escadron d'état-major Osmont et du lieutenant de vaisseau de Las Cases, concourut puissamment au succès de la défense.

Dans cette journée, les Russes avaient fait donner un corps nouveau dont l'organisation hautement annoncée n'avait pas répondu aux espérances du gouvernement impérial : c'était le corps des volontaires grecs, recruté à grand'peine en Valachie, en Moldavie et en Bulgarie. On attachait à Saint-Pétersbourg une grande importance à sa formation, afin de marquer les dispositions des populations grecques et le caractère religieux de la guerre. Mais, malgré tous les moyens employés pour le maintenir, ce corps composé de misérables sans discipline et sans

(1) C'est ce général, élève du colonel Selves (Soliman-Pacha), qu'on a surnommé le dernier des Mameloucks : il avait échappé seul, par un trait d'audace désespérée, au massacre exécuté sous les yeux de Méhémet-Ali. Il n'avait que cinquante-huit ans.

moralité, soumis à des désertions nombreuses, n'atteignait pas même le chiffre de 1,500 hommes. Ces volontaires portaient la classique fustanelle et avaient pour coiffure la calotte grecque avec la croix blanche sur le devant.

Après cet échec, l'armée russe abandonna la campagne, où elle se montrait auparavant avec audace. On n'aperçut plus dans la direction de Simphéropol que les vedettes russes veillant au sommet des tertres et, la nuit à travers les plaines silencieuses et couvertes de neige, la lueur des incendies allumés dans les villages tatars par les Russes en retraite. Un corps de cavalerie resta seul à portée de la ville pour l'observer.

Quant à Omer-Pacha, qui venait d'inaugurer si dignement son commandement en Crimée, il profita de la retraite des Russes pour étendre sa position et, après avoir garni Eupatoria de fortifications formidables, il poussa ses troupes à deux kilomètres en avant et s'établit ainsi dans un vaste camp retranché qui nécessiterait désormais pour l'attaquer une armée considérable.

En annonçant à ses troupes cet heureux début de la prochaine campagne, le général Canrobert leur adressait ces paroles encourageantes :

« Vous avez dominé depuis une année les plus dures épreuves auxquelles puissent être soumis l'organisation et le moral des armées avec une indomptable énergie et un patriotisme qui portent très-haut votre renommée devant l'Europe et vous assurent une place dans l'histoire. Ces épreuves touchent à leur fin, et celles qui nous restent à subir ne sauraient étonner votre courage. Bientôt vous joindrez l'ennemi que vous savez vaincre. »

CHAPITRE II.

LA CAMPAGNE DIPLOMATIQUE.

Résumé de la situation diplomatique, le traité du 2 décembre et l'interprétation des quatre garanties, adhésion pure et simple de la Russie; réserves in pelto ; les bases de résistance de la politique russe, conduite de la Prusse, son refus d'adhérer au traité du 2 décembre, elle prêche la neutralisation armée en Allemagne, elle s'oppose à la mise sur pied de guerre des contingents germaniques; résolution fédérale à ce sujet, sa valeur; négociations particulières de la Prusse, missions de MM. de Wedell et d'Usedom. - Accession de la Sardaigne au traité du 10 avril, convention militaire; motifs et valeur de cet acte. - Mort de l'empereur Nicolas, impression produite en Europe, illusions pacifiques; manifeste d'avènement de l'empereur Alexandre II, discours adressé au corps diplomatique; rien n'est changé. Nouveaux motifs de défiance contre la Russie, défaites de la Prusse, interprétations mensongères des quatre garanties, circulaire modérée de la Russie, motifs de la modération des puissances alliées.

La campagne diplomatique s'était ouverte avant la campagne militaire. Rappelons rapidement quelle était alors la situation. On se souvient que les garanties diverses à exiger de la Russie avaient été formulées, en 1854, par les notes du 8 août, que l'Autriche se chargea de présenter à l'approbation de la Russie. Le cabinet de Saint-Pétersbourg ayant décliné ces conditions, l'Autriche ne voulut pas voir dans ce refus un casus belli.

Malgré cette inconséquence, l'Autriche ne s'en reconnaissait

pas moins comme moralement engagée avec les puissances occidentales, et les notes du 8 août, si elles n'étaient pas un traité d'alliance, en étaient au moins la base. Loin de chercher à décliner la solidarité qui découlait de ce premier pas fait en commun, le cabinet de Vienne alla, au contraire, au-devant d'un traité définitif et présenta un projet qui donna lieu à un contre-projet français. Ce dernier fut accepté.

Le traité du 2 décembre 1854 fut un corollaire des notes du 8 août. Les quatre garanties faisaient leur chemin politique. Elles avaient même déjà remporté un autre triomphe; car la Russie, qui, le 26 août rejetait dédaigneusement les conditions offertes, déclarant qu'elle ne pourrait les accepter que d'une façon passagère et après l'épuisement d'une longue guerre, venait, le 6 novembre, de consentir à traiter sur ces bases. (Dépêche de M. de Nesselrode au baron de Budberg.)

Mais cette concession avait été faite d'un ton si hautain, avec une pitié si insultante pour l'Allemagne, et les quatre garanties auxquelles on se ralliait enfin étaient si étrangement travesties par le ministre russe, que le seul résultat de cette peu habile démonstration fut de blesser la susceptibilité peu chatouilleuse de l'Allemagne et d'inspirer aux puissances alliées un recrudescence de défiance'.

(1) Il est bon de remettre sous les yeux du lecteur les passages de cette circulaire du 6 novembre 1854, qui formulaient et interprétaient dans le sens russe les quatre garanties :

« 1o Garantie commune par les cinq puissances des droits religieux et civils des populations chrétiennes de l'empire ottoman, sans distinction de culte;

» 20 Protectorat des principautés, exercé en commun par les cinq puissances aux mêmes conditions que nos traités avec la Porte ont stipulées en leur faveur;

» 3o Révision du traité de 1841. La Russie ne s'opposera pas à son abolition si le Sultan, principale partie intéressée, y consent;

» 4o Liberté de la navigation sur le Danube, qui existe de droit, et que la Russie n'a jamais eu l'intention d'entraver.

» Cette détermination est fondée, comme de raison, sur la supposition que les puissances occidentales rempliront fidèlement l'engagement qu'elles ont contracté à la face de l'Europe, d'assurer l'avenir des populations chrétiennes de l'empire ottoman, que leurs droits religieux seront placés désormais sous la garantie de toutes les puissances, et qu'ainsi le principal but que la Russie a en vue dans la guerre actuelle aura été atteint. »

« PrécédentContinuer »