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prospérité, on verroit se former de grands peuples dans les forêts mêmes qu'elle enverroit habiter.

Il pourroit être qu'elle auroit autrefois subjugué une nation voisine qui, par sa situation la bonté de ses ports, la nature de ses richesses, lui donneroit de la jalousie: ainsi quoiqu'elle lui eût donné ses propres lois, elle la tiendroit dans une grande dépendance, de façon que tous les citoyens y seroient libres, et que l'état lui-même seroit esclave.

L'état conquis auroit un très-bon gouvernement civil, mais il seroit accablé par le droit des gens; et on lui imposeroit des lois de nation à nation, qui seroient telles, que sa prospérité ne seroit que précaire, et seulement en dépôt pour un

maître.

La nation dominante habitant une grande isle, et étant en possession d'un grand commerce, auroit toutes sortes de facilités pour avoir des forces de mer; et comme la conservation de sa liberté demanderoit qu'elle n'eût ni places, ni forteresses, ni armées de terre, elle auroit besoin d'une armée de mer qui la garantît des invasions; et sa marine seroit supérieure à celles de toutes les autres puissances, qui, ayant besoin d'employer leurs finances pour la guerre de térre, n'en auroient plus assez pour la guerre de mer.

L'empire de la mer a toujours donné aux peuples qui l'ont possédé une fierté naturelle, parce que, se sentant capables d'insulter par-tout, ils

croient que leur pouvoir n'a plus de bornes que

l'océan.

Cette nation pourroit avoir une grande influence dans les affaires de ses voisins. Car comme elle n'employeroit pas sa puissance à conquérir, on rechercheroit plus son amitié, et l'on craindroit plus sa haine que l'inconstance de son gou-> vernement et son agitation intérieure ne sembleroient le permettre.

Ainsi ce seroit le destin de la puissance exécutrice d'être presque toujours inquiétée au dedans, et respectée au dehors.

S'il arrivoit que cette nation devînt en quelques occasions le centre des négociations de l'Europe, elle y porteroit un peu plus de probité et de bonne foi que les autres; parce que ses ministres étant souvent obligés de justifier leur conduite devant un conseil populaire, leurs négociations ne pourroient être secrètes, et ils seroient forcés d'être, à cet égard, un peu plus honnêtes gens.

De plus, comme ils seroient en quelque façon garants des événements qu'une conduite détournée pourroit faire naître, le plus sûr pour eux se roit de prendre le plus droit chemin.

Si les nobles avoient eu dans de certains temps un pouvoir immodéré dans la nation, et que le monarque eût trouvé le moyen de les abaisser en élevant le peuple, le point de l'extrême servitude auroit été entre le moment de l'abaissement des

grands

grands et celui où le peuple auroit commencé à sentir son pouvoir.

Il pourroit être que cette nation, ayant été autrefois soumise à un pouvoir arbitraire, en auroit, en plusieurs occasions, conservé le style; de manière que, sur le fonds d'un gouvernement libre, on verroit souvent la forme d'un gouver

nement absolu.

A l'égard de la religion, comme dans cet état chaque citoyen auroit sa volonté propre, et seroit, par conséquent, conduit par ses propres lumières ou ses fantaisies, il arriveroit, ou que chacun auroit beaucoup d'indifférence pour toutes sortes de religions, de quelques espèces qu'elles fussent, moyennant quoi tout le monde seroit porté à embrasser la religion dominante; ou que l'on seroit zélé pour la religion en général, moyennant quoi les sectes se multiplieroient.

Il ne seroit pas impossible qu'il y eût dans cette nation des gens qui n'auroient point de religion, et qui ne voudroient pas cependant souffrir qu'on les obligeât à changer celle qu'ils auroient, s'ils en avoient une; car ils sentiroient d'abord que la vie et les biens ne sont pas plus à eux que leur manière de penser, et que qui peut ravir l'un peut encore mieux ôter l'autre.

Si parmi les différentes religions il y en avoit une à l'établissement de laquelle on eût tenté de parvenir par la voie de l'esclavage, elle y seroit odieuse; parce que, comme nous jugeons des choses par les liaisons et les accessoires que

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nous y mettons, celle-ci ne se présenteroit jamais à l'esprit avec l'idée de liberté.

Les lois contre ceux qui professeroient cette religion ne seroient point sanguinaires; car la liberté n'imagine point ces sortes de peines: mais elles seroient si réprimantes, qu'elles feroient tout le mal qui peut se faire de sang froid.

Il pourroit arriver de mille manières que le clergé auroit si peu de crédit, que les autres citoyens en auroient davantage. Ainsi, au lieu de se séparer, il aimeroit mieux supporter les mêmes charges que les laïcs, et ne faire à cet égard qu'un même corps: mais comme il chercheroit toujours à s'attirer le respect du peuple, il se distingueroit par une vie plus retirée, une conduite plus réservée, et des moeurs plus pures.

Ce clergé ne pouvant protéger la religion ni être protégé par elle, sans force pour contraindre, chercheroit à persuader: on verroit sortir de sa plume de très-bons ouvrages, pour prouver a révélation et la providence du grand Être.

Il pourroit arriver qu'on éluderoit ses assemblées, et qu'on ne voudroit pas lui permettre de corriger ses abus mêmes; et que, par un délire de la liberté, on aimeroit mieux laisser sa réforme imparfaite que de souffrir qu'il fût réformateur.

Les dignités, faisant partie de la constitution fondamentale, seroient plus fixes qu'ailleurs: mais, d'un autre côté, les grands, dans ce pays de liberté, s'approcheroient plus du peuple; les rangs

seroient donc plus séparés, et les personnes plus confondues.

Ceux qui gouvernent, ayant une puissance qui se remonte, pour ainsi dire, et se refait tous les jours, auroient plus d'égards pour ceux qui leur sont utiles que pour ceux qui les divertissent ainsi on y verroit peu de courtisans, de flatteurs, de complaisants, enfin de toutes ces sortes de gens qui font payer aux grands le vuide de leur esprit.

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On n'y estimeroit guère les hommes par des talents ou des attributs frivoles mais par des qualités réelles; et de ce genre il n'y en a que deux, les richesses, et le mérite personnel.

Il y auroit un luxe solide, fondé, non pas sur le raffinement de la vanité, mais sur celui des besoins réels; et l'on ne chercheroit guère dans les choses que les plaisirs que la nature y a mis.

On y jouiroit d'un grand superflu, et cependant les choses frivoles y seroient proscrites: ainsi plusieurs ayant plus de bien que d'occasions de dépense, l'emploieroient d'une manière bizarre; et dans cette nation il y auroit plus d'esprit que de goût.

Comme on seroit toujours occupé de ses intérêts, on n'auroit point cette politesse qui est fondée sur l'oisiveté; et réellement on n'en auroit pas le temps.

L'époque de la politesse des Romains est la même que celle de l'établissement du pouvoir

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