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les Arabes, nous aurons plus de deux cents têtes coupées, il faut un mouvement offensif décidé.” Ce fut son avis, nous partîmes aussitôt au galop avec vingt-cinq cavaliers, une compagnie de zouaves et nous chargeâmes les cavaliers qui nous suivaient en tiraillant. Ils ne tinrent pas, nous leur tuâmes deux hommes et deux chevaux, et ils ne reparurent plus que de très loin, comme des bêtes féroces qui suivent leur proie avec calme et certitude. Cependant nous les avons trompés, mais que de peines, mais que d'efforts, de supplications, de menaces! Non, pour les épaulettes de général, je ne voudrais plus recommencer la vie que j'ai faite dix heures de suite le 2 juillet. A peine les coups de fusil avaient-ils cessé que les traînards ont abondé par vingtaines, par centaines, de tous les corps, de tous les régiments. Ce malheureux bataillon de chasseurs à pied, qui débutait en Afrique, était à la débandade. Il était d'avant-garde, par conséquent à près de deux lieues de moi, et je ramassais ses hommes à l'arrière-garde. J'ai vu là, frère, tout ce que la faiblesse et la démoralisation ont de plus hideux. J'ai vu des masses d'hommes jeter leurs armes, leurs sacs, se coucher et attendre la mort, une mort certaine, infàme. A force d'exhortations, ils se levaient, marchaient cent pas et accablés de chaleur, de fatigues, affaiblis par la dyssenterie et la fièvre, ils retombaient encore et, pour échapper à mes investigations, allaient se coucher, en dehors de ma route, sous les buissons et dans les ravins. J'y allais, je les débarrassais de leurs fusils, de leurs sacs; je les faisais traîner par mes zouaves, j'en ai fait monter sur mon cheval jusqu'à ce que j'eusse sous la main les sous-officiers de cavalerie, seul moyen de transport que nous ayons eu à l'arrière-garde. J'en ai vu beaucoup me demander en pleurant de les tuer, pour ne pas mourir de la main des Arabes; j'en ai vu presser avec une volupté frénétique le canon de leur fusil, en cherchant à le placer dans leur bouche, et je n'ai jamais mieux compris le suicide. Eh bien, frère, pas un n'est resté en arrière, pas un

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ne s'est tué; beaucoup sont morts asphyxiés, mais ce n'est pas ma faute. Toujours le dernier de l'armée, je n'ai pas quitté un buisson, un ravin, avant de l'avoir fouillé, et ma récompense ne se faisait pas attendre, quand vingt minutes après, ces mêmes buissons, ces mêmes ravins étaient visités par les Arabes, qui venaient y chercher la proie que je leur avais arrachée.

Dans cette journée, que je n'oublierai jamais, j'ai compris la Macta, la Tafna et tous les désastres de l'Afrique. Mes zouaves si intrépides, si aguerris, si acclimatés, étaient euxmêmes épuisés et plusieurs sont tombés sous de glorieux fardeaux. C'était un jour de dévouement et de force morale, c'est bien plus que le courage d'affronter les balles. . . . Le général Lamoricière m'a dit, que si mon bataillon n'avait pas été d'arrière-garde, il y aurait eu deux cents têtes coupées. Je lui ai répondu: "Bien plus, mon général." Aujourd'hui il fait un sirocco horrible; l'air est plus chaud que la bouche d'un four enflammé, la poussière tourbillonne par moments, et le vent enlèverait les tentes; puis à cet ouragan succède un calme plat, mortel. Voilà le temps depuis hier. Eh bien ! moi je t'écris et je ne m'arrête que pour essuyer la sueur qui ruisselle sur tout mon corps.

Je souffre certes, je souffre, mais je serre les dents de voir souffrir autour de moi et je lève la tête.

LES JEUX DU CIRQUE.

CHAMPAGNY (FRANZ DE).

1804-1882.

St. Arnaud.

Le comte de Champagny a mérité le titre de Tacite chrétien, par ses ouvrages sur l'empire romain. Il publia d'abord l'Histoire des Césars; ensuite Rome et la Judée au temps de la chute de Néron et enfin les Antonins. Son style est vife et mordant; sa critique judicieuse est toujours orthodoxe.

L'amphithéâtre est ouvert, le peuple se presse sur les bancs de marbre; la chasse, le combat de gladiateurs vont commencer; l'une à la gloire de Diane, l'autre à la gloire de Jupiter. Ainsi le peuple romain sait faire de ses plaisirs un acte de religion.

Dans la chasse, sont épuisées toutes les variétés de la lutte des animaux entre eux et avec l'homme. L'intérêt augmente à mesure que la vie humaine et plus directement en question. Ce sont d'abord des bêtes féroces excitées les unes contre les autres; puis des condamnés, nus et attachés au poteau, livrés à la dent des monstres d'Afrique; puis le lion, le tigre, le taureau, attaqués à leur tour par le bestiaire à pied ou à cheval, armé ou désarmé, libre ou esclave, patricien de Rome ou prisonnier barbare. Pompée a fait paraître six cents lions dans l'arène, Auguste quatre cent vingt panthères; un jour cinq cents Gétules ont combattu contre vingt éléphants. Sur cette arène où sont entassés pêle-mêle les cadavres d'hommes et d'animaux, autour de laquelle des hommes armés de fouets repoussent au besoin le bestiaire qui voudrait se révolter, dans cette atmosphère tout imprégnée de l'odeur du sang, un cri de compassion s'est élevé une fois : c'était pour des éléphants.

Mais vient enfin l'heure désirée, l'heure du combat, où l'homme va lutter contre l'homme; où toute l'énergie, tout le courage, toute la force, toute l'adresse, toute la science humaine vont se mettre à l'œuvre pour renouveler, en pleine paix, les atrocités inévitables de la guerre. Le laniste, cet éleveur de gibier humain, amène ses gladiateurs formés depuis des années dans son école, nourris de cette pâtée gladiatoriale qui leur donne plus de sang pour l'arène. Il les a achetés s'ils sont esclaves, il les a loués s'ils sont libres; ils lui appartiennent en un mot jusqu'au sang et jusqu'à la mort; c'est le troupeau qu'il engraisse et qu'il exploite. Ils lui ont promis obéissance; au besoin ils combattront pour son compte jusqu'à six fois dans un jour. Ils lui ont juré, s'ils mollis

saient dans le combat, s'ils pensaient à la fuite, des se soumettre au feu, au fouet, aux supplices. Voilà le serment qu'ont prêté des hommes libres, des chevaliers, des sénateurs, des patriciens, des matrones.

La puissance publique, il est vrai, a frémi des cruautés de l'amphithéatre; on a voulu restreindre le nombre des gladiateurs. Auguste a cru pouvoir le limiter à soixante couples par jour; il a même ordonné (rare et noble exemple d'humanité) que son arrivée au théâtre sauverait la vie d'un combattant. Il est allé plus loin, il a défendu de combattre à outrance. Vains efforts! Inutile révolte contre l'esprit du siècle on accorde tout à Cesar, sauf le droit de faire grâce. Sans cesse on demande au Sénat de lever la défense, et le Sénat se montre complaisant pour les plaisirs du peuple et pour les siens.

Dirai-je maintenant les recherches infinies par lesquelles on diversifie l'art de tuer et la grâce de mourir? L'essédaire qui combat dans un chariot? le rétiaire qui poursuit le Gaulois jusqu'à ce qu'il l'ait enveloppé de son filet et percé de son trident? les andabates qui combattent les yeux bandés, qui s'appellent, qui se suivent à la voix, tandis que le peuple éclate de rire à la vue de ce combat d'aveugles, de ces épées qui se cherchent, de ces blessures qu'on ne peut parer? Voilà quels combats se répètent et se renouvellent tout un jour.

Le peuple romain assiste à ces tueries en connaisseur. On juge une agonie, comme on juge un comédien; on applaudit un beau meurtre; on siffle la victime qui tombe gauchement ou qui s'y prend mal pour mourir. Autour de cette arène sanglante, ce ne sont qu'applaudissements, cris de joie, sentences de mort; paris perdus, paris gagnés; bravos pour une blessure, pour une chute, pour une agonie! bravos à qui tue bien, à qui meurt bien! Non seulement le peuple se passionne, mais il s'irrite et se divise; le sang des spectateurs s'est mêlé plus d'une fois à celui des victimes.

Il est midi, le spectacle est interrompu. Tout ce qui est entré dans l'arène en est ressorti ou par la porte de la chair vive (sanavivaria) ou par la porte des cercueils (sandapilaria), celle par laquelle les morts ou demi-morts sont entraînés au croc dans le spoliaire. Les moins curieux et les plus affamés des spectateurs vont dîner à la hâte; les plus opiniâtres gardent leurs places et restent sur les bancs: il leur faut pourtant quelque distraction pendant l'intermède. Les bouffonneries sont devenues fades, les machines de théâtre manquent leur effet, Mercure lui-même, venant avec un fer chaud tâter dans ces corps un reste de vie, et Pluton les achevant avec un maillet n'ont plus le don de faire rire.

Eh bien des gladiateurs encore ! Les acteurs officiels de ces drames sanglants sont-ils réservés pour d'autres heures? César prêtera au public ses gladiateurs particuliers; il fera descendre sur l'arène le machiniste qui a manqué son effet de théâtre. La lice d'ailleurs est ouverte aux amateurs, on y vient combattre sans casque, sans bouclier, on combat sans savoir combattre ; pourquoi toute cette habileté qui ne fait que retarder l'homicide? Ceux qui ont vaincu le matin, poussés de force dans l'arène, sont jetés poitrine nue en face du glaive, n'était-il pas monotone de les voir triompher et vivre ? C'est, après la sanglante tragédie de l'arène, une parodie plus sanglante encore, la petite pièce après le grand spectacle : des nains viennent nous égayer par leur mort. Que voulez-vous? le peuple s'ennuie. Il faut qu'il voie tuer: il y a plus, il faut même qu'il tue. Auprès de cette boucherie de midi, les combats du matin, dit Sénèque, étaient encore de l'humanité.

Et les combats d'homme à homme ne sont rien encore auprès de la naumachie, auprès de la bataille. Le cirque est vidé, les chars se sont retirés. Tout à coup des écluses ouvertes amènent des flots qui envahissent l'arène, et le cirque devient un océan, où nagent les crocodiles et les hippopotames: des hommes montés sur des barques viennent donner la chasse à

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