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C'était là le point vulnérable, et le maréchal l'avait bien vu de suite. La brigade d'avant-garde, dirigée par le général de Rigny, fut donc chargée d'aborder ce côté de la place, tandis que l'effort principal serait dirigé vers la porte d'El-Kantara, située au delà du pont.

Accueillie par un feu très-vif aux approches de la ville, la brigade de Rigny se vit en outre attaquée en queue et en flanc par les Kabyles et la cavalerie d'Achmet Bey; elle repoussa brillamment ces adversaires, mais ne parvint pas à enfoncer

la

porte Bab-el-Oued. Le maréchal n'était pas plus heureux de son côté. Le 22 et le 23 il fit canonner énergiquement la porte d'El-Kantara sans que les boulets, d'un trop faible calibre, pussent d'abord faire brèche. Dans la soirée du 23 la porte fut enfin partiellement abattue; le maréchal voulut y loger des sapeurs, et ensuite des compagnies de grenadiers. La tentative, vigoureusement condu.te ne réussit pas.

Dès lors toute hésitation était interdite, et le seul parti raisonnable était de se retirer. Les munitions et les vivres manquaient à la fois. On avait emporté pour quinze jours de subsistances, et plus de la moitié des chariots qui les renfermaient, enterrée dans les boues de Mansourah, venait d'être abandonnée et pillée par les soldats démoralisés.

Le 24 novembre, vers huit heures du matin, le

maréchal donna le signal de la retraite ; elle commença assez régulièrement, mais bientôt une nuée de cavaliers arabes, se précipitant sur les colonnes en marche, porta dans leurs rangs la terreur et le désordre. On s'était aperçu que quelques postes avaient été oubliés sur le plateau de Koudiat-Ati; le commandant Changarnier, du 2o léger, revint bravement sur ses pas pour les dégager avec son bataillon, qui se trouva de la sorte former l'extrême arrière-garde de l'armée. Bientôt attaqué avec un acharnement inouï par les Arabes, dont les cris et le fantastique costume produisaient sur le soldat une invincible intimidation, il voit enfoncer et sabrer sa ligne de tirailleurs. Le moment est critique; Changarnier comprend qu'il sert de digue au torrent, et que si les Arabes lui passent sur le corps, l'armée tout entière est compromise. Il s'arrête, forme son bataillon en carré, et adresse aux soldats ces paroles d'une énergie vraiment antique: « Allons, mes amis, regardons ces gens-là en face; ils sont six mille et vous êtes trois cents, Vous voyez bien que la partie est égale. » Le bataillon électrisé attend les cavaliers ennemis à portée de pistolet, et les reçoit par une meurtrière décharge qui les renverse ou les met en fuite.

La veille de cette terrible journée, le commandant Changarnier était un inconnu pour son pays. Le lendemain, la France reconnaissait en cet

intrépide officier un homme du plus brillant avenir, et voici les termes mêmes employés par le maréchal Clausel pour raconter ce beau fait d'armes : «Dans un moment si grave et si difficile, M. le commandant Changarnier s'est couvert de gloire et s'est attiré les regards et l'estime de toute l'armée. Presque entouré par les Arabes, chargé vigoureusement et perdant beaucoup de monde, il sut inspirer une telle confiance, qu'au moment où il était si vivement assailli, il fit pousser à sa troupe deux cris de « Vive la France! » et les Arabes intimidés, ayant fait demi-tour à vingt pas du bataillon, un feu de deux rangs à bout portant couvrit d'hommes et de chevaux trois des faces

du carré. »

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y a d'inexorables fatalités: pourquoi dans la vie de cet homme de guerre la politique est - elle venue toucher à la gloire?

Grâce à lui et aux efforts du 63me de ligne, énergiquement secondé par les chasseurs d'Afrique, la retraite ne devint pas une déroute. Mais l'échec éprouvé n'en devait pas moins avoir un douloureux retentissement en France, et les récriproduisirent le maréchal accusa le général de Rigny d'avoir montré de la faiblesse et fait entendre des propos imprudents dans la journée du 25 novembre. Le général- ayant demandé à passer devant un conseil de guerre, ce conseil

minations se

l'acquitta. D'un autre côté des accusations s'élevaient contre le maréchal lui-même, dont l'imprévoyance avait, disait-on, préparé aux troupes expéditionnaires une défaite au lieu d'un triomphe. Dans un discours adressé au roi à l'occasion du premier de l'an, M. Dupin terminait ainsi une de ses phrases incisives : « Jusque dans cette contrée où Rome, déjà devenue vénale, eut le malheur d'envoyer Calpurnius et de rencontrer Jugurtha. >> « Les diverses interprétations qui ont été données à votre pensée me forcent à vous en demander l'explication, » lui écrivit le maréchal Clausel, qui ne voulait pas être Calpurnius, et M. Dupin lui répondit par une longue lettre dans laquelle nous retrouvons ce passage, précieux enseignement sur l'opinion de la gauche parlementaire relativement à notre conquête d'Alger: « Comme mon opinion est faite depuis longtemps sur la question d'Afrique, et que tout ce qui s'est passé depuis que je l'ai émise à la tribune n'a fait que m'y confirmer, je n'hésite pas, monsieur le maréchal, à vous déclarer sans détour que je regarde notre engagement dans ce pays comme une plaie pour la France. Depuis sept ans cette terre dévore nos hommes et nos capitaux. Voilà déjà deux cents millions perdus sans résultat! et quoique Achmet-Bey ne soit pas Jugurtha, quoiqu'il n'y ait pas à Paris de chambres vénales capables de se laisser corrompre par l'or

du roi africain, quoique vous ne soyez pas consul quoique nos braves soldats, loin de capituler comme les soldats romains, se soient immortalisés dans leur retraite, et que notre armée, mutilée par l'intempérie seule des saisons, ait mérité l'éloge que la chambre a fait de sa valeur; en un mot, malgré la différence des temps, des lieux et des explications, eh bien! je pense hautement, au risque de vous déplaire, que nous sommes engagés d'une manière déplorable en Afrique ; que c'est un malheur pour nous d'avoir à recommencer une chose si fatalement entreprise, et un grand problème de savoir quel sera le résultat des nouveaux sacrifices que nous sommes appelés à voter. Je suis convaincu (malgré tous les rêves de colonisation) que nous ne ferons jamais rien de bon en Afrique, surtout en agissant sur une aussi vaste échelle d'opérations, quand il aurait dû suffire d'y garder seulement quelques points pour empêcher la piraterie de renaître et entretenir des relations paisibles et honorables avec les indigènes.

Fort heureusement le gouvernement ne partageait pas à cet égard la manière de voir de M. Dupin, et il fut décidé en conseil qu'une seconde expédition serait, dans le courant de l'année suivante, dirigée contre Constantine.

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