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même, se produisait dans les rangs des défenseurs du pouvoir. La scission entre les deux hommes les plus éminents du parti que l'on commençait à nommer le parti conservateur, devenait de jour en jour plus évidente. MM. le comte Molé et Guizot, loin de s'entendre, étaient sur le point de se combattre ; la coalition se formait déjà dans l'ombre.

Il fut bientôt facile de le constater: confiant dans la popularité dont l'amnistie avait entouré son nom, très-gêné d'ailleurs dans son action parlementaire, précisément à cause de la situation intermédiaire qu'il avait dû prendre entre les doctrinaires et le tiers-parti, M. Molé avait songé sérieusement à dissoudre la Chambre. Il ne pouvait pas continuer plus longtemps le système de bascule qu'il avait dû adopter dans le principe, ni s'appuyer alternativement, comme par le passé, sur les amis de M. Guizot et sur ceux de M. Thiers. Il fallait à tout prix d'ailleurs reconstituer une majorité gouvernementale. Telles furent les raisons qu'il déduisit au roi, peu disposé d'abord à dissoudre l'assemblée qui avait voté les lois de septembre.

Le cabinet ayant goûté ces raisons, et le moment paraissant d'ailleurs plein d'opportunité, le roi céda cependant. «Par une lettre datée du château d'Eu, disait une feuille gouvernementale, Sa Majesté a fait savoir à M. le président du conseil

qu'elle ne gênerait en rien son projet de dissoudre la Chambre si M. le comte Molé persistait à regarder cette mesure comme nécessaire au maintien du ministère du 15 avril. » Une fois lancée dans le domaine de la publicité, cette idée de dissolution devait nécessairement aboutir; c'est ce qui arriva en effet. Le ministère en appela à l'opinion, et les élections générales eurent lieu. L'opposition s'y était préparée en formant un comité central parisien sur le modèle des comités directeurs d'une autre époque. Ce comité devait, dans le principe, réunir toutes les nuances opposantes depuis les plus vives jusqu'aux moins tranchées. Là étaient évidemment le secret et la raison de sa force. Mais dès ses premiers actes, l'attitude, les paroles de la portion démocratique, ou, pour parler plus exactement, républicaine de ce comité, effraya la partie dynastique de ses adhérents. La première était plus particulièrement représentée par MM. Arago, Ledru Rollin, Louis Blanc; la seconde reconnaissait pour chef M. Odilon Barrot. Il y eut scission entre les deux écoles, et cette désunion annihila l'action sérieuse du comité. Le cabinet, usant de son côté de toutes les influences gouvernementales dont il disposait, confondait dans ses circulaires, livrées à la publicité, toutes les nuances du parti conservateur et les couvrait d'une protection commune, mais sourdement il combattait les doctri

naires, qui ne le lui pardonnèrent pas. Quelquesuns d'entre eux restèrent en effet sur le champ de bataille électoral au profit de ministériels purs ou de membres du tiers-parti. En somme, les premières statistiques de la nouvelle Chambre donnèrent le résultat suivant: deux cent trente-sept voix pour le cabinet, deux cent vingt-deux pour l'opposition, et cinquante voix douteuses ou flottantes. Tels étaient alors les grands calculs de chiffres dans lesquels devaient s'absorber en face d'une nation de trente-cinq millions d'âmes, les hommes d'État qui essayaient de pratiquer le système parlementaire en France.

La coalition leva la tête et chercha à réunir toutes ses forces dès la discussion de l'adresse. On sait que cette discussion embrassait l'ensemble des questions politiques et que sur ce terrain on combattait alors durant plusieurs semaines. Mais les efforts des coalisés furent d'abord mal dirigés ou impuissants. L'intimité de M. Thiers, chef du tiers-parti, avec M. de Rémusat, doctrinaire notable, avait singulièrement contribué à former cette alliance, basée sur les intérêts communs d'une ambition impatiente. Ce ne fut que plus tard qu'elle produisit tous ses fruits.

Le cabinet s'était, du reste, présenté aux Chambres habilement entouré de l'auréole d'une victoire africaine. La seconde expédition de Constantine

avait réussi. Le drapeau français flottait enfin sur ces murs largement teints du sang de la France, et le sentiment national s'était ému de cette glorieuse revanche.

Après la tentative infructueuse du maréchal Clausel, après cette désastreuse campagne dont nous avons reproduit avec détail les douloureuses vicissitudes, et dont le déplorable insuccès venait de compromettre gravement la popularité du maréchal, un successeur avait été donné à ce dernier; c'était un officier brave et distingué, le comte Denis de Damrémont1. Le général Bugeaud se trouvait, vers cette même époque, investi du commandement supérieur de la province d'Oran, et l'éloignement qui séparait de la métropole algérienne les points extrêmes de notre domination en Afrique créait à chacun des gouverneurs de province une indépendance quasi souveraine. Le général Bugeaud, esprit plein d'initiative et d'ardeur, en profita pour entamer une nouvelle négociation avec Abd-el-Kader, dont les rapports intéressés du juif Durand lui avaient faussement représenté les tendances et le caractère. C'était renouveler la faute précédemment commise sous les mêmes inspirations par le général Desmichels; c'était élever moralement Abd-el-Kader à la hau

1. Né à Chaumont le 8 février 1783; mort devant Constantine le 12 octobre 1837.

teur d'un souverain. Il est vrai qu'on n'avait pas encore la mesure de la confiance que devait inspirer ce chef de la nationalité arabe, comme on disait alors, et qu'on ne savait pas jusqu'où pouvait aller son astucieuse audace. Les idées du général Bugeaud à cet égard étaient curieusement développées dans la lettre suivante, adressée secrètement par lui au ministre des affaires étrangères : « J'ai cru qu'il était de mon devoir comme bon Français, comme sujet fidèle et dévoué au roi, de traiter avec Abd-el-Kader, bien que les délimitations de territoire soient différentes de celles qui m'ont été indiquées par M. le ministre de la guerre. Je vous ai fait connaître le peu d'importance que j'attachais à ne donner à Abd-el-Kader que telle ou telle portion de territoire; que même je trouvais des avantages à lui céder plus que moins, parce qu'il nous offrait plus de garanties de sécurité, d'avantages commerciaux que des beys sans influence que l'on voudrait établir entre l'émir et nous. C'est cet ordre d'idées qui m'a déterminé à outre-passer mes instructions. Je m'attends à ce qu'on me dira: Mais, ne sont-ce pas là des illusions? Qui vous garantit la sincérité d'Abd-el-Kader? Êtes-vous assuré qu'il exécutera bien le traité et qu'il vous donnera la sécurité commerciale et agricole sur votre territoire et sur le sien? Je réponds que la connaissance que j'ai acquise du caractère

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