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Monsieur DE CORBINELLI.'

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J'ai pris beaucoup de part, Monsieur, votre parfaite résignation aux décrets de la Providence; et votre lettre m'a servi à bien comprendre l'utilité de cette conduite. Votre exemple, joint à mes idées, me fortifiera de plus en plus à vous imiter. Il y a des rencontres où il est bien difficile de ne pas vers tant de fois répété :

'La constance est d'un difficile usage.

dire ce

Mais on s'accoutume à tout. Plus je vis, et plus je trouve vrai ce paradoxe : Que tous les hommes sont également heureux et malheureux. Il m'est d'une grande utilité, depuis que je l'ai entendu comme il doit l'être. Pour cet effet, je pose un gueux de soixante ans à l'hôpital, avec des maux de tête violens qui le prennent réglément tous les deux jours qu'il soit outre cela paralytique d'un côté, et sujet à une colique néphrétique. Je pose d'un autre côté un Roi de trente ans, beau, bien fait, victorieux, et sain de corps et d'esprit; et je dis que le gueux est aussi heureux que le Roi, ou qu'il n'est pas plus malheureux. Si cela est véritable, comme je le crois, personne ne se doit plaindre de son

état. Faites la comparaison des biens et des maux de ces deux personnages, de leurs plaisirs et de leurs peines, et je suis assuré que vous serez de mon avis.

J'ai traduit depuis peu deux Oraisons grecques sur deux versions latines, l'une d'Isocrate, et l'autre de Démosthène, pour juger de leur éloquence par comparaison à celle des Modernes : mais je trouve qu'il y a partout des perfections et des défauts, selon le goût des siècles.

LETTRE 783.

Au méme.

A Paris, ce 13 Août 1688.

J'ai toujours eu confiance en votre heureux tempérament, mon cher Cousin ; et quoique je connusse des gens qui se seroient fort bien pendus dans l'état où vous êtes parti d'ici * le passé me répondoit un peu de l'avenir. Il me semble,

Qu'un mont pendant en précipices,
Qui pour les coups du désespoir

Sont aux malheureux si propices,

* On a vu dans la Lettre précédente qu'un procès perdu avoit mis dans cet état Bussy.

n'étoit point du tout le chemin que vous prendriez, et en vérité, vous avez raison, la vie est courte, et vous êtes déjà bien avancé: ce n'est pas la peine de s'impatienter. Cette consolation est triste, et ce remède pire que le mal; cependant il doit faire son effet, aussi-bien que la pensée, qui n'est guère plus réjouissante, du peu de place que nous tenons dans ce grand univers, et combien il importe peu à la fin du monde qu'il y ait eu un Comte de Bussy heureux ou malheureux. Je sais que c'est pour le petit moment que nous sommes en cette vie que nous voudrions être heureux: mais il faut se persuader qu'il n'y a rien de plus impossible, et que si vous n'eussiez eu les sortes de chagrins que vous avez, vous en auriez eu d'autres selon l'ordre de la Providence. Elle veut, par exemple, que notre cousin d'Allemagne. soit romanesquement transplanté, et en apparence fort heureux *. Nous ne voyons point le dessous des cartes; mais enfin, c'est cette Providence qui l'a conduit par des chemins si extraordinaires, et si loin de nous faire deviner la fin du roman, qu'on ne peut

* Voyez dans la Notice, tome I, l'article de Bussy.

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en tirer aucune conséquence, ni s'en faire aucun reproche. Il faut donc revenir d'où nous sommes partis, et se résoudre sans murmure à tout ce qu'il plaît à Dieu de faire de

nous.

Je ne sais comment je me suis embarrassée dans ces moralités : j'en veux sortir en vous disant que c'est le Marquis de Villars qui est revenu d'Allemagne *, qui nous a dit des merveilles de notre Cousin. Je vous dois dire aussi que ma fille a gagné son proces tout d'une voix, avec tous les dépens. Cela est remarquable. Voilà un grand fardeau hors de dessus les épaules de toute cette famille : c'étoit un dragon qui les persécutoit depuis six ans ; mais à celui-là qui est détruit il en succède un autre. C'est la pensée de se séparer : n'est-ce pas là ce que je disois de la manière de la Providence? Il faudra donc nous dire adieu, ma fille et moi, l'une pour Provence, l'autre pour Bretagne. C'est ainsi vraisemblablement que la Providence va disposer de nous. Elle a fait mourir aussi la nièce de notre Corbinelli d'une étrange ma

C'est le Maréchal de Villars, le vainqueur de Denain, dont il nous reste des Mémoires intéressans.

nière. Elle avoit emprunté avec son oncle le carrosse d'un de ses amis : un portier qui n'avoit jamais mené, prit témérairement de jeunes chevaux; il monte sur le siége; il va choquant, rompant, brisant, courant partout. Un cheval s'abat, le timon va enfiler un carrosse, d'où trois hommes sortent l'épée à la main : le peuple s'assemble; un de ces hommes veut tuer Corbinelli: Hélas! Mes sieurs, leur dit-il, vous n'en seriez pas mieux, le cocher n'est point à moi, nous sommes au désespoir contre lui. Cet homme devient son protecteur, le tire de la populace; mais il ne tire pas sa pauvre nièce d'une frayeur si excessive, qu'elle revient chez elle le cœur serré au point que la fièvre lui prend le soir, et quatre jours après elle meurt. Elle a été généralement regrettée de ceux qui la connoissoient. La philosophie de notre ami ne l'a pas empêché d'en pleurer; mais j'espère qu'enfin elle le consolera. C'est à elle que je le recommande; car je n'ai pas la vanité de croire que je puisse en cette rencontre quelque chose sur son esprit. Cependant, mon cher Cousin, je lui laisse la plume, après vous avoir embrassé de tout mon cœur et mon aimable Nièce, à qui je prétends écrire

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