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générales, qu'il ne le fasse en même temps par des volontés particulières; quatrièmement enfin, que la trace des volontés particulières se retrouve dans la conduite même de l'homme; et en général dans tous les événements qui dépendent de la liberté 1.

Arnauld, nous prions qu'on le remarque, ne conteste pas à Malebranche que la puissance divine ne soit limitée par ses autres perfections, et que, pouvant, à parler d'une manière absolue, toutes choses, Dieu ne puisse vouloir, Dieu n'ordonne, Dieu ne produise que les choses conformes à sa bonté, à sa justice, à son infinie et parfaite sagesse. Il se sépare en cela de Descartes qui avait considéré les vérités métaphysiques, et à plus forte raison les lois de la nature comme l'expression d'un décret arbitraire de la divinité, et il se rapproche de saint Thomas et de Leibnitz. Peut-être aurait-il trouvé que l'immortel auteur de la Théodicée poussait trop loin son principe, enchaînait par des liens trop étroits, trop inflexibles, la liberté de la cause première, et surtout le libre arbitre de l'homme mais certainement il aurait souscrit à ces fortes et profondes paroles du docteur angélique : La volonté suit l'entendement. La volonté de Dieu a un rapport nécessaire avec sa bonté qui en est l'objet, et qu'elle est nécessitée de vouloir. - Dieu agit d'après la sagesse ce qui exclut l'erreur de ceux qui croient que toutes choses dépendent de la volonté divine, considérée à part de toute raison 2.

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1. Réfl. sur le nouv. syst. de la Nature et de la Grâce, liv. I, chap. 1 (0Euv. compl., t. XXXIX, p. 185).

2. « Voluntas intellectum sequitur. » Summa, I, quæst. 19, art. 1. - Voluntas divina necessariam habitudinem habet ad bonitatem "suam quæ est proprium ejus objectum. Unde bonitatem suam ex ne

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Arnauld ne conteste pas davantage à Malebranche que Dieu ne gouverne le monde par des règles fixes et générales; mais la préférence accordée aux voies générales est-elle exclusive de toute autre voie? Le maintien du cours habituel des choses importe-t-il à ce point à la majesté de l'être des êtres qu'il ne puisse l'intervertir? La Providence, sans violer même les règles qu'elle s'est imposées, ne peut-elle tirer d'une cause ordinaire un effet nouveau et inattendu, et se servant des lois de la nature pour des fins déterminées, frapper ainsi ces grands coups dont le contre-coup porte si loin? Arnauld juge téméraire de le prétendre et d'imposer cette limite à l'intervention de la Divinité dans les affaires du monde. « Ce n'est pas assez, disait-il, de faire agir Dieu, il faut le faire agir en Dieu. Ce n'est pas assez de dire qu'il est l'agent universel, et unique qui fait tout dans les esprits aussi bien que dans les corps; il faut ajouter, pour avoir la véritable idée de la Providence divine, qu'il ne fait rien surtout dans les choses humaines, que comme en étant le souverain modérateur et ayant dans tout ce qu'il fait des fins dignes de lui, de sa miséricorde et de sa justice. » — « Ni la foi ni la vraie raison, continuait Arnauld, ne nous permettent de douter que tout n'entre généralement dans l'ordre de la Providence, les choses corruptibles, celles qui paraissent les plus viles, aussi bien que les plus nobles; les particulières que les philosophes appellent individus, aussi bien que les genres et les espèces; les événements humains qui dépendent du libre

«< cessitate vult. » Ibid., art. 3. - «< Deus per suam sapientiam agit. • Per hoc excluditur quorumdam error qui dicebant omnia, ex simplici « divina voluntate pendere absque aliqua voluntate » Contra Gentiles, b. II, chap. XXIV.1.

arbitre, aussi bien que les choses où les agents libres n'ont point de part....« Une infinité d'accidents,, à ne considérer que les choses prochaines, paraissent n'étre que des suites des lois générales de la nature, telles que sont les famines, les pestes, les naufrages: mais la religion nous apprend que Dieu y peut contribuer, et y contribue en effet, en mille manières qui nous sont cachées 1. »

Poussé avec vigueur par son adversaire, Malebranche soutint qu'on ne l'avait pas compris, et que jamais il n'avait songé à nier que Dieu agit par des volontés particu lières toutes les fois que l'ordre le demande 2; de sorte qu'à la suite de cette controverse, deux points parurent également hors de discussion: l'un que le monde est gouverné par des lois générales; l'autre, que ces lois laissent une grande latitude à l'action de la Providence, le premier n'étant pas contesté d'Arnauld, ni le second de Malebranche. Ce moyen terme entre deux systèmes opposés est en effet la seule opinion acceptable. Celui-là fermerait les yeux à la lumière qui ne verrait pas que des lois uniformes régissent le monde, et le monde physique, et le monde moral, et les phénomènes naturels, et les déterminations de la liberté humaine, puisque toute résolution a un motif, et que des motifs semblables, dans des circonstances pareilles, entraîneront toujours la volonté dans la même direction. Mais d'une autre part 'si Dieu ne poursuivait dans les événements particuliers que les conséquences des volontés générales, il est trop

1. Réfl. sur le nouv. syst. de la Nature et de la Grace, liv. I, chap. XIII, p. 279, 281, 177.

2. Letires du P. Malebranche, dans lesquelles il répond aux Rém flexions physiques et théologiques de M. Arnauld, chap. 1, § 2.

évident que Dieu serait aussi étranger aux affaires d'icibas, que le législateur peut l'être à la condamnation. d'un criminel prononcée par le juge. La saine philosophie concède à la divine Providence une part moins éloignée dans le gouvernement du monde, et tout en reconnaissant la régularité qui préside à la marche de l'univers, elle proclame que Dieu veille aux derniers détails de son œuvre comme à la conservation de l'ensemble, et que s'il rapporte chacune des fins déterminées à une fin universelle qui est l'ordre, il n'établit l'ordre et ne le maintient que par l'accomplissement de ces fins spéciales qui en constituent les éléments. Là se trouve l'unique et solide raison du culte public et privé. Sous l'inflexible joug des lois générales, les sacrifices et la prière, ces pratiques saintes, répandues chez tous les peuples, ne seraient qu'un absurde préjugé; mais elles s'imposent comme un devoir rigoureux aux individus et aux nations, s'il est vrai que l'homme reçoit directement de la bonté infinie tout ce qu'il possède et tout ce qu'il est. On peut objecter, nous le savons, qu'une pareille théorie de la Providence, abaissant Dieu au niveau des rois de la terre, est entachée d'anthropomorphisme; mais cette objection nous touche infiniment peu. La nature divine, quelques efforts qu'on se puisse donner afin d'en pénétrer la profondeur, ne sera jamais, pour l'intelligence, que la nature humaine dégagée de ses misères et possédant à un degré infini toutes ses perfections, par cet excellent motif que le raisonnement, comme on l'a dit, doit avoir son point d'appui sur cette terre et dans la conscience. Si vous enlevez à Dieu tous les attributs humains, la liberté, la justice, la bonté, la miséricorde, l'intelligence, que vous restera-t-il? Une abstraction

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sans vie, un mot privé de sens, je ne sais quel vague forme de l'être, qui ressemble au Dieu que l'humanité adore et que la raison des philosophes de tous les âges a reconnu, à peu près autant que le néant ressemble à l'existence. Il ne faut donc pas craindre de répéter ces admirables paroles qu'Arnauld empruntait à Bossuet, et qui satisfont à la fois l'esprit et le cœur de l'homme : « Dieu tient du plus haut des cieux les rênes de tous les royaumes. Il a tous les cœurs en sa main: tantôt il retient les passions, tantôt il leur lâche la bride; et par là il remue tout le genre humain. Veut-il faire des conquérants? Il fait marcher l'épouvante devant eux, et il inspire à eux et à leurs soldats une hardiesse invincible. Veut-il faire des législateurs? Il leur fait prévenir les maux qui menacent les États, et poser les fondements de la tranquillité publique. Il connaît la sagesse humaine toujours courte par quelque endroit; il l'éclaire, il étend ses vues, et puis il l'abandonne à ses ignorances; il l'aveugle, il la précipite, il la confond par elle-même : elle s'enveloppe, elle s'embarrasse dans ses propres subtilités et ses précautions lui sont un piége. Dieu exerce par ce moyen ses redoutables jugements selon les règles de sa justice toujours infaillible. C'est lui qui prépare les effets dans les causes les plus éloignées, et qui frappe ces grands coups dont le contre-coup porte si loin.»

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