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réduit au désespoir par une exigence indigne (1); et l'on demeure perdue à l'amour qu'on n'a point connu, au monde qui met autant de froideur dans ses dédains qu'il apportait d'ardeur dans ses flatteries heureuse encore si l'on n'est pas perdue au repentir, et si, dans l'âme desséchée, il reste encore de quoi aimer la vertu autrement que par nécessité après cette jeunesse de Célimène, la triste chose de finir en Arsinoé! Ce rôle sans paix ni trêve de honteux mensonge et de basse jalousie, si cruellement dépeint par l'imprudente et jeune coquette, sera un jour, hélas ! sa dernière ressource (2)! Après l'irréparable ruine des charmes du corps, que reste-t-il des grâces du cœur, quand enfin on est réduite à entrer dans la confrérie de celles « qui pensent être les plus vertueuses personnes du monde pourvu qu'elles sauvent les apparences; qui croient que le péché n'est que dans le scandale (3),

Et couvrent de Dieu même, empreint sur leur visage,
De leurs honteux plaisirs l'affreux libertinage (4) ?

Après tant de vérité, tant de principes excellents, tant de grâce et de bon sens apporté dans la pein

(1) Le Misanthrope, act. V, sc. vii.

(2) Id., act. III, sc. v.

(3) L'Impromptu de Versailles, sc. I.

Comparez le Tartuffe, act. IV, sc. v :

Le scandale du monde est ce qui fait l'offense,
Et ce n'est pas pécher que pécher en silence.

(4) Boileau, Satire X, v. 525.
Voir encore,
Nisard, Histoire de la Littérature française, liv.
thrope; et sur la coquetterie, plus loin, chap. VII,

sur Célimène et Arsinoé, D. III, chap. Ix, 8 4, le Misanթ. 134.

ture de la femme, il serait trop rigoureux de reprocher à Molière d'avoir introduit sur la scène quelques femmes d'intrigue, comme Nérine ou Frosine (1); sans doute, le moraliste doit être aussi sévère pour elles que pour les Mascarilles et les Scapins (2): mais elles sont plus que compensées par ces bonnes et fidèles servantes comme Nicole, Martine, Toinette, qui ne connaissent de famille ni d'affection que leurs maîtres, et qui sont, avec toute leur rusticité, des modèles de bon sens et de dévouement (3).

Il n'y a pas lieu non plus d'être sévère pour les personnages chimériques et irréalisables comme les esclaves de l'Etourdi et de l'Amour peintre (4), ou l'étrange garçon du Dépit amoureux (5). Ces gracieuses conceptions, purement artistiques, sont trop loin de la réalité pour avoir une influence sur les mœurs réelles elles ne vivent que dans le domaine de l'imagination, comme les gentilles princesses de la Princesse d'Elide (6) et des Amants magnifiques les bergères de Mélicerte (8), les fées et les nymphes de l'Ile enchantée (9), ou les déesses qui entourent

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(1) Le Dépit amoureux, Frosine; l'Ecole des Femmes, act. II, sc. vi, la Vieille; l'Avare, act. II, sc. v, vi; act. III, sc. VIII-X; act. IV, sc. 1, Frosine; M. de Pourceaugnac, act. I, sc. III, IV, Nérine.

(2) Voir plus haut, chap. IV, p. 69.

(3) Voir plus haut, p. 110.

(4) Célie et Hippolyte; Isidore et Zaïde.

(5) Ascagne-Dorothée, act. V, sc. IX.

(6) Aglanthe, Cynthie, Philis.

(7) Aristione, Eriphile, Cléonice.

(8) Mélicerte, Daphné, Eroxène, Corinne. (9) Alcine, Célie, Dircė.

la fantastique et ravissante Psyché (1). On pourra reparler d'elles à propos de l'amour, qui est toujours l'amour, chez les bergères comme chez les divinités (2); mais ici, on peut négliger ces créations trop différentes de l'humanité, qui sont vraiment innocentes.

On trouverait plutôt à redire aux femmes qui, dans la pratique de la vie, par une monstruosité morale déjà signalée (3), mêlent des qualités et des défauts contradictoires toutes les entremetteuses citées plus haut (4) ont trop peu de conscience, et trop de cœur et d'esprit. Au même titre, Julie, dans M. de Pourceaugnac, se présente d'abord avec trop de délicatesse et de pudeur, pour être capable du rôle qu'elle joue pour dégoûter son provincial prétendant (5). De même, dans le Tartuffe, il est fâcheux de mettre tant de bon sens et de vertu dans une égrillarde comme Dorine: elle a trop de finesse, de délicatesse, d'autorité dans la maison, pour être en même temps une fille suivante un peu trop forte en gueule et capable de la gaillardise de toute la peau (6).

(1) Flore, Vénus, etc. La pièce de Psyché contient à la rigueur, dans les personnages d'Aglaure et de Cidippe (act. I, sc. I, v; act. IV, sc. I, II), une petite leçon morale sur la jalousie entre sœurs, leçon que Saint-Marc Girardin fait ressortir dans son Cours de Littérature dramatique, tome II, xxx.

(2) Voir plus loin, chap. VII, et surtout chap. IX.

(3) Voir plus haut, chap. IV, p. 78.

(4) Page 116, note 1.

(5) M. de Pourceaugnac, act. I, sc. ; act. II, sc. vi.

(6) Le Tartuffe, act. I, sc. 1; act. II, sc. II. — Sainte-Beuve a fait au point de

Enfin, il est impossible d'approuver, même en les acceptant comme types de satire, des personnes comme la jeune Dorimène du Mariage forcé (1), la Femme de Sganarelle dans le Cocu imaginaire (2), la Martine et la Jacqueline du Médecin malgré lui (3), la Cléanthis d'Amphitryon (4), l'Angélique du Mari confondu (5), qui avait paru déjà dans la Jalousie du Barbouillé (6). Toutes ces luronnes sont trop joyeuses et trop comiques pour que le spectateur puisse songer à condamner leur très-condamnable conduite ; d'ailleurs, même dans la farce, la grossièreté est de trop, et l'immodestie ne doit pas être ainsi étalée (7).

Mais ces fautes, qui touchent autant à l'art qu'à la morale, sont trop secondaires pour diminuer en somme l'éclat et la moralité des femmes de Molière. Quel mérite n'est-ce point que d'avoir seul, sans modèle ancien ni exemple contemporain, su voir et dépeindre avec tant de finesse et d'énergie ce que doit être la femme pure, simple, franche, douce,

vue littéraire la même remarque qu'on fait ici au point de vue moral: il dit que Dorine est moins un personnage réel qu'une personnification de la muse de Molière, de son humeur comique, tantôt rieuse, tantôt profonde ( Port-Royal, liv. III, chap. xvi).

(1) Sc. XII.

(2) Sc. VI, XXII.

(3) Act. I, sc. I, IV, v; act. III, sc. III, IX.

(4) Act. I, sc. Iv; act. II, sc. iii, vii.

(5) Act. II, sc. III, IV, X, XI; act. III, sc. II-XII. Claudine confidente d'Angélique est également condamnable.

(6) Sc. III, IV, XI, XII.

(7) Voir plus loin, chap. IX.

naturelle, gracieuse! Il y avait du génie à le concevoir; il y avait de l'audace à le dire aux femmes du siècle.

Toutefois, en admirant cette puissance d'esprit, cette justesse de sens, cette délicatesse de cœur, cette hauteur de vue qui rendent immortelles les peintures de femmes faites par Molière, le moraliste mettra quelque restriction aux louanges que l'enthousiasme l'entraînerait à donner. Si Molière montre presque toujours les femmes sous un jour moral, ce n'est pas seulement par intention et par conviction; c'est aussi par art c'est que la femme ne peut plaire qu'honnête. Chez l'homme, les passions coupables sont quelquefois revêtues d'un vernis d'élégance, même de grandeur, qui les rend propres à intéresser: c'est un privilége des femmes que l'honneur leur soit si naturel et si nécessaire, qu'elles paraissent repoussantes sitôt qu'elles s'en séparent. Jamais sur le théâtre il n'a été possible de forcer la sympathie du spectateur pour la femme vicieuse. Si Phèdre nous attache, c'est que son amour insensé est aux prises avec cette douleur vertueuse dont parle Boileau (1) ; c'est que cette douleur la tue. Si de nos jours des auteurs plus hardis qu'heureux ont tenté de nous intéresser à des courtisanes héroïques, le succès a trompé leur attente; et s'ils ont su plaire quelquefois, ce n'est que par l'introduction de vertus impossibles

(1) Epitre VII, v. 79.

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