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séduction des sens, par une fascination des yeux, ni même par un agrément de l'esprit : tous ces charmes ne produisent que des caprices passagers, d'autant plus vite éteints qu'ils sont nés plus soudainement (1), comme les belles passions de don Juan (2) ou les vieux désirs d'Harpagon (3). Il naît d'une conformité des âmes, qui sentent, par un penchant dominateur, qu'elles sont faites de manière à être heureuses ensemble une vue intérieure fait découvrir à chacune d'elles que l'autre possède les qualités nécessaires pour le bonheur commun; et un irrésistible attrait les pousse à se chercher et à s'unir pour la vie.

Cet attrait, ce n'est point la grâce du corps qui l'excite la beauté n'est capable de produire l'amour que parce qu'elle est l'interprète de l'âme qui la vivifie. Souvent, ce n'est qu'après des recherches lentes et des erreurs cruelles, qu'une personne en découvre enfin une autre qui puisse l'aimer et qu'elle puisse aimer (4). Si quelquefois des circonstances

(1) La Bruyère dit que « l'amour qui naît subitement est le plus long à guérir » (Les Caractères, Du Cœur); mais je crois qu'il dépeint plutôt les accidents que l'essence même de l'amour.

(2) Le Festin de Pierre, act. I, sc. II; act. II, sc. 11, v; act. IV, sc. IX, X. (3) L'Avare, act. II, sc. vi; act. III, sc. IX-XII.

(4)

Ah! qu'il est bien peu vrai que ce qu'on doit aimer
Aussitôt qu'on le voit prend droit de nous charmer,
Et qu'un premier coup d'œil allume en nous les flammes
Où le ciel en naissant a destiné nos âmes!

La Princesse d'Elide, act. I, sc. I. å Armande avant de trouver son Henriette (les Femmes savantes, act. I, sc. 1). Alceste s'use à vouloir aimer Célimène (le Misanthrope, act. I, sc. 1; act. IV, sc. III), etc.

· Clitandre a commencé par offrir ses vœux

romanesques concourent à cette rencontre, elles sont l'occasion, non la cause de l'amour. Les hasards qui semblent le faire naître dans plus d'une pièce de Molière n'ont guère plus d'importance que les dénoûments qui le couronnent ce sont des nécessités de la comédie, qui ne peut commencer ni finir sans prétexte. Ce n'est pas en somme pour avoir été sauvée des eaux par lui qu'Elise aime Valère (1); l'ardente passion qui fait tout braver à Octave n'a pas été causée par les cheveux épars et la simple futaine de Zerbinette (2). Mais, en de telles aventures, les âmes se montrent; le bon naturel de l'esclave égyptienne paraît dans son affection pour sa vieille nourrice; la noblesse de Cléante éclate dans son ardeur à embrasser la défense d'une femme inconnue (3). Ces ressorts aident le poëte à hâter sans invraisemblance la liaison des cœurs qu'il est obligé d'unir en quelques scènes; et pourtant, ce court espace lui suffit aussi pour montrer que l'amour vrai est l'amour des âmes, faites par Dieu avec le tendre et noble penchant de se donner tout entières à des âmes dignes d'elles. Les belles âmes sont ainsi faites par nature; et la nature qui les pousse à aimer est aussi irrésistible que la nature qui leur fait connaître le vrai et pratiquer le bien. Sans doute tous les instincts de notre âme, qui sont les invariables points de départ de la morale, peuvent être égarés de leur voie et détournés

(1) L'Avare, act. I, sc. I.

(2) Les Fourberies de Scapin, act. 1, sc. II. (3) Le Malade imaginaire, act. I, sc. v.

vers les aberrations les plus funestes; mais ils existent quand même, et vivent immortels au milieu des erreurs et des misères, même des dégradations de l'humanité le philosophe qui les décrit, le poëte qui les peint, sont des hommes utiles.

A travers les intrigues de ses comédies, Molière a peint l'amour naturel (1), instinct des cœurs honnêtes c'est un service qu'il a rendu à ses semblables. Ses amoureux sont autant d'heureux exemples du cœur humain suivant naturellement un de ses plus précieux penchants; et, de tous ces tableaux vivants, ressort doucement la figure de l'amour vrai, naturel, partant moral.

Comme les plantes et les animaux en leur printemps, c'est dans la fleur de l'âge et de l'esprit que l'homme et la femme, emportés réciproquement vers un être digne d'eux, s'aimeront avec toute l'ardeur de la jeunesse et du cœur, toute la noblesse des âmes pures et élevées (2). Leur passion sera d'autant plus vive et plus belle, qu'ils seront plus parfaits; car toute vertu, toute intelligence, toute grâce les rendront plus propres à éprouver et à inspirer

(1) Voir plus haut, p. 124.

(2) Les amours de la femme incomprise, de la femme de quarante ans n'ont été peints par Molière que pour exciter le rire fou, comme Bélise des Femmes savantes ou la Comtesse d'Escarbagnas. Quant aux amours obliques ou contre nature qui remplissent nos romans et nos drames contemporains, il n'en parle jamais ces aberrations maladives ou, tranchons le mot, vicieuses, sont absolument inconnues à sa saine raison. Voir plus loin, p. 142; les restrictions à faire à cet éloge se trouvent plus loin, chap. IX.

l'amour. C'est pour eux seuls, pour eux tout entiers qu'ils s'aimeront, ardents à poursuivre une union indissoluble, dans laquelle ils trouveront ce qui manque à leur solitude: la joie d'être deux à vivre, à souffrir (1).

Regardez Henriette et Clitandre (2) : n'est-ce pas la nature même qui porte l'une à l'autre ces deux personnes accomplies? Ce sentiment, à l'âge où ils sont le mieux faits pour en jouir, ne vient-il pas développer et ennoblir toutes les qualités du cœur et de l'esprit qu'ils possédaient déjà (3)? Et quand le bonhomme Chrysale, en les voyant s'aimer de si bon cœur, s'écrie:

Ah! les douces caresses!

Tenez, mon cœur s'émeut à toutes ces tendresses;
Cela ragaillardit tout à fait mes vieux jours,

Et je me ressouviens de mes jeunes amours (4),

qui n'a devant les yeux cet amour pur et naturel, plein de joie et d'honneur, que Phèdre dépeint avec tant de vérité dans son désespoir de n'en pouvoir jouir :

Hélas! ils se voyoient avec pleine licence!

Le ciel de leurs soupirs approuvoit l'innocence;

Ils suivoient sans remords leur penchant amoureux;

Tous les jours se levoient clairs et sereins pour eux (5)!

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(3)

De Lamartine, Jocelyn.

Oui, cette passion, de toutes la plus belle,
Traîne dans un esprit cent vertus après elle;
Aux nobles actions elle pousse les cœurs, etc.

La Princesse d'Elide, act. I, sc. 1,

(4) Les Femmes savantes, act. III, sc. ix. (5) J. Racine, Phèdre, act. IV, sc. VI.

Ce charme d'une affection naturelle dans des âmes pures, Molière le montre maintes fois sur son théâtre; et chaque fois c'est avec une émotion nouvelle qu'on s'intéresse de cœur à ces simples et touchantes passions, qu'elles entraînent les dieux mêmes et les nymphes comme Amour et Psyché (1), ou les valets et les servantes comme Covielle et Nicole (2). C'est l'Eternel amour qu'il sait peindre et varier à l'infini, toujours le même et toujours nouveau comme la parure des champs (3), un et divers comme les visages des mille nymphes toutes sœurs qui peuplaient l'océan d'Ovide (4).

Don Garcie et done Elvire, don Alphonse et done Ignès du Prince Jaloux, montrent, dans une dignité princière, les mêmes sentiments vrais et naturels qui animent Isabelle et Valère dans l'Ecole des Maris, et qui, dans l'Ecole des Femmes, produisent le délicieux épanouissement de la jeune âme

(1) Voir, sur l'Amour ingénu de Psyché, Saint-Marc Girardin, Cours de Littérature dramatique, t. IV, LI. M. Saint-Marc Girardin ne rend pas justice à Molière en attribuant la pièce à Corneille. Jusque dans les vers faits par le grand Corneille, on sent l'inspiration de Molière, et je ne crois pas qu'il y ait de gloire littéraire plus grande que celle-là: Molière faisant travailler Corneille! (2) Le Bourgeois gentilhomme, act. III, sc. VIII-X.

(3) « La nature veut toujours être nouvelle, c'est vrai; mais elle reste toujours la même... A côté d'une fleur fanée naît une fleur toute semblable, et des milliers de familles se reconnaissent sous la rosée aux premiers rayons du soleil. Chaque matin, l'ange de vie et de mort apporte à la mère commune une nouvelle parure; mais toutes ces parures se ressemblent. » A. de Musset, André del Sarto, act. I,

SC. V.

(4)

Facies non omnibus una,

Nec diversa tamen, qualem decet esse sororum.
Ovide, Metamorph., lib. II, v. 13.

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