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d'Agnès (1). Même dans une pièce de commande écrite en quinze jours, comme les Fâcheux, l'amour d'Orphise et d'Eraste (2) est supérieur à tous les amours de roman dont Scudéri donnait alors si libéralement des volumes (3). Qui peut repenser sans charme à tous ces amoureux du Dépit, des deux Ecoles, de la Princesse d'Elide, de l'Amour médecin, du Misanthrope,

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du Médecin malgré lui, de Mélicerte, de l'Amour peintre, du Tartuffe, de l'Avare, de M. de Pourceaugnac, des Amants magnifiques, du Bourgeois gentilhomme de Psyché, des Fourberies de Scapin, de la Comtesse d'Escarbagnas, des Femmes savantes, du Malade imaginaire (4)? Dieux, princes, bergers, bourgeois, gentilshommes, valets, on en trouve partout sans qu'on songe jamais à s'en plaindre: Célie, Hippolyte, Lucile, Elvire, Isabelle, Agnès, Lucinde, Eliante, Mariane, Elise, Julie, Eriphile, Psyché, Zerbinette, Hyacinthe, Henriette, Angélique, je vous aime, avec vos Lélies, vos Léandres, vos Erastes, vos Valères, vos Horaces,

(1) Dans l'auteur original (Maria de Zayas, Nouvelles, la Précaution inutile; voir la traduction de Scarron dans ses Nouvelles tragi-comiques), l'Agnès n'apprend d'un amant brutal que la pratique sensuelle du plaisir, et reste aussi solte après qu'avant. La supériorité de Molière est aussi grande au point de vue moral qu'au point de vue de l'art :

Tout ce qu'il a touché se convertit en or.

Boileau, Art poétique, ch. III, v. 298. (2) Les Fâcheux, act. I, sc. I-IV, VII, VIII; act. II, sc. v, vi; act. III,

SC. I, V, VI.

(3)

Bienheureux Scudéri, dont la fertile plume

Peut tous les mois sans peine enfanter un volume!

Boileau, Satire II, à Molière, v. 77.

(4) Voir, pour les restrictions à faire, plus loin, chap. IX.

vos Orontes, vos Sostrates, vos Cléontes, vos Octaves, vos Cléantes, et vos Clitandres, doux noms et charmants souvenirs, aimables figures qui venez, au milieu des farces les plus risibles ou des peintures de caractère les plus hardies, apporter la grâce riante de vos jeunes amours!

Il est beau d'avoir conçu cette idée élevée d'un sentiment qui peut tomber si bas; il est bien d'avoir exprimé que ce sentiment est une passion de l'âme, non un appétit du corps; il est glorieux d'avoir montré sur la scène, dans des situations souvent délicates, le caractère chaste et spiritualiste de l'amour, quand tant d'auteurs ont cherché et cherchent encore le succès dans son étalage tout matériel, quand tant de critiques se prosternent devant la peinture corruptrice de ce qu'ils appellent l'amour physique.

Mais il est peut-être plus beau, meilleur, plus glorieux encore d'avoir su, en s'élevant dans ces régions supérieures et presque divines, rester sur la terre, et ne s'égarer jamais hors de la vie pratique et de la vérité humaine, là où Platon lui-même, emporté par son génie, s'envola hors de l'humanité (1).

Ici triomphe le bon sens de Molière, et ses peintu res, par leur juste rapport avec la réalité, prennent un caractère particulièrement utile et moral. Oui, la source de l'amour est belle, pure, sublime : mais l'amoureux est homme; et, pour aimer, il n'en est

(1) République, liv. IV; Phèdre.

pas moins aux prises avec toutes sortes de misères : il est jeune, il est jaloux, il est fou, il est sans courage et sans conduite, il est susceptible et déraisonnable, il manque de dignité, même d'honneur. Pour amener le bonheur qu'ils n'ont pas la raison ni l'énergie de chercher par eux-mêmes, Lélie s'abandonne à un Mascarille (1), Ascagne à une Frosine (2). L'indiscret et vantard Horace va raconter d'abord sa passion à Arnolphe, au risque de perdre à jamais son Agnès (3). Dans l'Etourdi, le Dépit amoureux, l'Amour médecin, les deux Ecoles, le Médecin malgré lui, l'Avare, les Fourberies de Scapin, M. de Pourceaugnac on voit sans cesse les amants tomber des sentiments les plus beaux dans les ruses les moins dignes, et employer des chemins honteux pour atteindre un but honorable qu'ils n'ont pas la constance de chercher par la seule route de l'honneur.

C'est que nous sommes ainsi faits : l'amour le plus pur prend les confidents les plus méprisables (4); le cœur le plus respectueux pour sa maîtresse manque de respect à son père (5); l'âme la plus ferme, la plus sage, se désespère d'une chimère ou d'un doute (6) pauvres amoureux, comme les voilà pour rien inquiets, jaloux, brouillés, perdus ! Et comme

(1) L'Etourdi.

(2) Le Dépit amoureux.

(3) L'Ecole des Femmes. (4) M. de Pourceaugnac.

(5) Lélie dans l'Etourdi; Cléante dans l'Avare.

(6) Les amoureux du Dépit amoureux, du Prince jaloux, du Tartuffe, du Bourgeois gentilhomme, des Fâcheux, etc.

ils reviennent tout à coup de l'emportement à la soumission, du soupçon à l'aveuglement (1)! Quel mélange d'humilité sans bornes et d'amour-propre inflexible!

Et c'est la vérité sous toutes ces erreurs et ces hésitations qui sont vraies, il y a l'amour vrai, qu'aucune puissance, aucun intérêt ne pourra arrêter, parce que les cœurs qu'il mène sont poussés par une puissance et un intérêt supérieurs à tous les autres (2). Cet amour aura une persévérance sans fin, une adresse inépuisable pour déjouer les desseins contraires et surmonter les obstacles (3). Ni la violence ni l'autorité ne pourront rien sur lui que l'exciter davantage à une noble révolte (4). Il inspirera aux âmes les plus timides un courage inconnu, une résolution inébranlable (5). Il apprendra aux plus rudes caractères des délicatesses infinies, des douceurs angéliques (6). Il sera dévoué et fidèle absolument (7). Il deviendra la vie même de ceux dont il s'empare (8). Il leur fera un devoir formel de la

(1) Voir particulièrement le Dépit amoureux, act. IV, sc. III; le Tartuffe, act. II, sc. Iv; le Misanthrope, act. IV, sc. III; le Bourgeois gentilhomme, act. III, sc. x.

(2) Cléante et Valère dans l'Avare; Henriette dans les Femmes savantes; Angélique dans le Malade imaginaire.

(3) Voir surtout l'Avare, M. de Pourceaugnac, les Femmes savantes. (4) L'Amour médecin, l'Amour peintre, le Médecin malgré lui, l'Ecole des Femmes, l'Ecole des Maris, etc.

(5) Les deux Ecoles, Psyché.

(6) Les deux Ecoles, le Misanthrope.

(7) Les Femmes savantes.

(8) Il est inutile de multiplier les notes: il faudrait pour chacun de ces articles citer presque tous les amoureux de Molière.

franchise sans réserves (1). Il sera pur (2): jamais un amant, qui aime de l'amour peint par Molière, ne songera à faire sa maîtresse de son amante, ou plutôt ce mot de maîtresse deviendra chaste dans sa bouche et dans sa pensée ; il sera toujours ému de respect devant celle en qui il vénère sa propre dignité et son honneur même. Tout cela surnage audessus de toutes les intrigues et de toutes les faiblesses; tout cela est exprimé ou indiqué avec une mesure et une justesse qui donnent à l'ensemble de ces peintures d'amour un caractère général de moralité, et qui placent le théâtre de Molière à une distance infinie au-dessus de l'immense majorité des drames et des romans d'amour (3).

Mais, dans ce grand enseignement, il est un point précis sur lequel le maître a insisté avec une persistance due à la fois au défaut de son siècle et au caractère de son âme : c'est la coquetterie.

La coquetterie est incompatible avec l'amour, parce qu'elle est égoïsme et parce qu'elle est mensonge. Célimène n'aime point, parce qu'elle est coquette : ce vice la rend incapable de comprendre la seule passion vraie qu'elle ait inspirée dans toute la cour de galants qui l'obsède (4). La prude Arsinoé ne

(1) Voir plus loin, p. 137.

(2) C'est le caractère de ce théâtre, où on ne voit ni fille tombée, ni courtisane. Voir cependant les réserves à faire, chap. IX.

(3) On est ici en contradiction avec Bossuet, Maximes et réflexions sur la comédie, chap. V. Voir plus loin, p. 145, note 1, et chap. XII. (4) Le Misanthrope, act. IV et V.

Voir plus haut, chap. VI,

page 112.

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