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par l'amour, et il repoussait, autant par cœur que par goût, le style faux que l'on croyait alors le style obligé de la passion. Il pensait avec raison qu'un sentiment vrai se fausse et s'émousse à s'exprimer en termes recherchés et exagérés. Ce n'était pas seulement, on le répète, son goût, c'était son cœur sincère qui s'indignait avec Alceste contre le sonnet d'Oronte, et préférait hautement la chanson de ma mie et du roi Henri

Il disait

A ces quolifichets dont le bon sens murmure.

Que ce n'est pas ainsi que parle la nature (1),

et il avait raison.

II Ꭹ avait presque autant de mérite à réformer l'amour dans l'expression que dans le fond, à l'époque où les madrigaux triomphaient si victorieusement, que Racine faisait dire au fils d'Achille aux pieds de la veuve d'Hector :

Brûlé de plus de feux que je n'en allumai (2) ;

à l'époque où Boileau lui-même, fléchissant sous la poussée du siècle, mettait, dans la glorieuse péroraison de son Art poétique, le Benserade des ruelles à côté du Corneille du Cid et d'Horace (3).

(1) Le Misanthrope, act. I, sc. II.
(2) Andromaque, act. I, sc. Iv.
(3) Art poétique, ch. IV, v. 195–200.

Voir plus haut, chap. III, p. 57..

Molière ne se contenta pas de critiquer avec une verve toujours nouvelle le faux style amoureux partout où l'occasion s'en offrit (1). Après avoir rappelé les amants à un langage naturel comme l'amour, il donna, mieux que tous les autres auteurs du siècle, l'exemple de cette langue douce et touchante qui va droit au cœur parce qu'elle en exprime les vrais sentiments. Est-il besoin de rappeler les charmantes causeries d'amour qui remplissent tant de comédies (2)? Le spectateur, fatigué de rire, s'y repose avec une émotion délicieuse; et l'auteur sait quelquefois, par la simplicité du style et la vérité de la passion, faire parler à l'amour un langage digne de Corneille :

CLITANDRE.

Quelque secours puissant qu'on promette à ma flamme,
Mon plus solide espoir c'est votre cœur, madame.

(1) Les Précieuses ridicules, sc. V, X, XII; Les Fâcheux, act. II, sc. IV; le Misanthrope, act. I, sc. 11; le Bourgeois gentilhomme, act. II, sc. VI; les Femmes savantes, act. III, sc. II; la Comtesse d'Escabargnas, sc. I, XV, XVI; le Malade imaginaire, act. II, sc. vi.

(2) Le Dépit amoureux, act. I, sc. II; act. IV, sc. III, iv; le Prince jaloux, act. I, sc. III; act. II, sc. v, vi; act. IV, sc. VIII; act. V, sc. III, vi; l'Ecole des Maris, act. II, sc. XIV; les Fâcheux, act. I, sc. VIII; le Festin de Pierre, act. I, sc. ; act. II, sc. 1, 11; act. IV, sc. Ix; l'Amour médecin, act. III, sc. vi; le Misanthrope, act. II, sc. 1; act. IV, sc. I, III, VII; Mélicerte, act. II, sc. III; l'Amour peintre, sc. XIII; le Tartuffe, act. II, sc. Iv; Amphitryon, act. 1, sc. III; act. II, sc. vi; l'Avare, act. I, sc. 1; act. III, sc. x1; act. IV, sc. 1; M. de Pourceaugnac, act. I, sc. III, IV; les Amants magnifiques, act. II, sc. Iv; act. IV, sc. vii; le Bourgeois gentilhomme, act. III, sc. VIII-X, XVIII; act. V, sc. II; Psyché, act. III, sc. III, IV; act. IV, sc. III; act. V, sc. Iv; les Fourberies de Scapin, act. I, sc. III; la Comtesse d'Escarbagnas, sc. 1: Les Femmes savantes, act. I, sc. II, III; act. IV, sc. VII, VIII; le Malade imaginaire, act. II, sc. IV-VI, XI; act. III, sc. XXI, XXII.

HENRIETTE.

Pour mon cœur, vous pouvez vous assurer de lui.

CLITANDRE.

Je ne puis qu'être heureux quand j'aurai son appui.

HENRIETTE.

Vous voyez à quels nœuds on prétend le contraindre.

CLITANDRE.

Tant qu'il sera pour moi je ne vois rien à craindre.

HENRIETTE.

Je vais tout essayer pour nos vœux les plus doux;
Et, si tous mes efforts ne me donnent à vous,
Il est une retraite où notre âme se donne,
Qui m'empêchera d'être à toute autre personne.

CLITANDRE.

Veuille le juste ciel me garder en ce jour

De recevoir de vous cette preuve d'amour (1)!

Voilà comme Molière savait atteindre au sublime par le naturel. Il est revenu sans cesse sur cette nécessité que l'amour soit naturel, conforme à l'âge, à la condition, au caractère, aux âmes de ceux qui s'y livrent.

Quel triste et vrai ridicule versé sur Sganarelle, sur Arnolphe, sur Harpagon, sur Alceste lui-même ! Quel contraste entre la passion jeune et noble des Horaces, des Clitandres, et les risibles et honteux soupirs des amoureux hors d'âge (2)! Les pédants

(1) Les Femmes savantes, act. IV, sc. viii.

(2) Les deux Ecoles, le Mariage forcé, le Misanthrope, l'Avare, le Bourgeois gentilhomme, la Comtesse d'Escarbagnas.

qui se mêlent de galanterie sont encore plus ridicules que les vieillards Trissotin et Thomas Diafoirus, ne ressemblent-ils pas à l'âne de la fable (1)? Quel rappel à la nature et à la raison, sans qui l'amour devient tout brutal! On ne saurait trop remarquer quel enseignement pratique résulte de la peinture de l'amour mal placé et du funeste résultat des passions contre nature. Cet enseignement est tout moral. Il est donné avec fermeté, mais aussi avec mesure. Il apprend aux hommes mûrs que, s'ils sont dédaignés ou trompés par les femmes, c'est moins pour leur âge que pour leurs travers; et l'exemple d'Ariste, dans l'Ecole des Maris, montre qu'à tout âge une âme douce et noble est aimable.

Enfin, pour que la peinture

De cette passion, de toutes la plus belle (2),

soit complétement instructive et vraie, il faut jeter un coup d'œil sur les amours faux, intéressés et voluptueux que Molière a mis quelquefois en face des amours vrais, délicats et purs. Quelle leçon ressort des débauches de don Juan (3)! et qui peut retenir ses larmes au désespoir et au repentir d'Elvire (4)?

(1) La Fontaine, liv. IV, fab. v, l'Ane et le petit Chien. Les Femmes savantes, act. III, sc. vi; act. V, sc. 1; le Malade imaginaire, act. II, sc. VI, VII. (2) La Princesse d'Elide, act. I, sc. I.

(3) Voir plus haut, chap. II, p. 25.

(4) Le Festin de Pierre, act. I, sc. III; act. IV, sc. IX.

Quel dégoût inspire le Tartuffe avide et luxurieux

Qui convoite la mère en épousant la fille (1)!

Quel mépris excite la cupidité honteuse de Dorimène (2), et la grossière débauche de la femme de George Dandin (3)!

Quand on repense à la fausseté et à l'indécence des amours applaudis sur tant de théâtres, à la corruption insinuée chaque jour au peuple par tant de romans pleins de passions hors nature, à la gloire acquise par tant d'auteurs au moyen des théories d'amour les plus brutales et des peintures d'amour les plus lubriques, on reconnaît que Molière a rendu service à la morale en présentant sans cesse le spectacle, conforme à la nature et à la raison, d'amours jeunes, joyeux et honnêtes. Et quand, après avoir passé en revue toute la littérature amoureuse, on revient aux amoureux de Molière, on demeure convaincu que nul poëte n'a jamais conçu ni représenté l'amour d'une manière plus vraie, plus touchante, plus morale.

(1) Le Tartuffe, act. IV, sc. VIII

Vous épousiez ma fille et convoitiez ma femme.

Voir plus haut, chap. II, p. 29.

XII.

(2) Le Mariage forcé, sc. IV, XII.

(3) La Jalousie du Barbouillé, sc. xI; le Mari confondu, sc. v, VIII, XI,

-Voir, pour les restrictions à faire, plus loin, chap. IX.

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