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CHAPITRE VIII.

LE MARIAGE.

Est-ce par nécessité de comédie, et pour fournir un dénoûment que tous ces beaux amours aboutissent au mariage (1)? Non c'est par vérité. L'intimité et la joie de cette union est aussi nécessaire, comme conséquence de l'amour vrai, que le désordre et le dégoût comme conséquences de la coquet

(1) On est encore ici en contradiction avec Bossuet, Maximes et réflexions sur la comédie, chap. V, Si la comédie d'aujourd'hui purifie l'amour sensuel en le faisant aboutir au mariage, et chap. VI, Ce que c'est que les mariages du théâtre : « On commence par se livrer aux impressions de l'amour sensuel; le remède des réflexions ou du mariage vient trop tard; déjà le faible du cœur est attaqué, s'il n'est vaincu; et l'union conjugale, trop grave et trop sérieuse pour passionner un spectateur qui ne cherche que le plaisir, n'est que par façon et pour la forme dans la comédie... Toute comédie, selon l'idée de nos jours, veut inspirer le plaisir d'aimer; on en regarde les personnages, non pas comme gens qui épousent, mais comme amants; et c'est amant qu'on veut être, sans songer à ce qu'on pourra devenir après (chap. V)... Que les mariages des théâtres sont sensuels, et qu'ils paraissent scandaleux aux vrais chrétiens ! Ce qu'on y veut, c'en est le mal; ce qu'on y appelle les belles passions, sont la honte de la nature raisonnable; l'empire d'une fragile et fausse beauté, et cette tyrannie, qu'on y étale sous les plus belles couleurs, flatte la vanité d'un sexe, dégrade la dignité de l'autre, et asservit l'un et l'autre au règne des sens (chap. VI). » Après la lecture du précédent chapitre et de celui-ci, je pense qu'il est évident que cela ne peut concerner Molière, excepté pour les points indiqués plus loin au chapitre IX. D'ailleurs, sur la question de Bossuet, voir plus loin, chap. XII.

terie et de la débauche. Les romanciers peuvent séparer ces choses mais c'est un mensonge à la réalité comme à la morale, et c'est par ce mensonge que leurs œuvres sont souvent funestes. Molière fait justice de l'illusion que l'amour puisse exister entre les âmes seules, et que l'homme ait ainsi la puissance de séparer en deux le corps et l'esprit, qui font une seule et même personne. Bélise est folle, avec son galimatias de langage pudibond et de sentiments épurés, comme Tartuffe est infâme avec sa lubricité cupide. L'union purement spirituelle est, sauf quel-, ques exceptions bien rares, aussi insensée que l'union seulement sensuelle est ignoble: c'est une utopie de prôner l'une sans l'autre, pour nous transformer en anges ou en bêtes.

La question du mariage n'est point à discuter dans une société polie, et je ne sais pas de société si grossière où elle ne soit résolue par l'instinct de l'humanité. Mais la politesse même et le raffinement de l'esprit et du corps rendent quelquefois la pratique du mariage plus difficile. Dans l'intimité d'êtres trèsdélicats et très-sensibles, les causes d'irritation, d'ennui, de douleur se multiplient presque à l'infini : si bien qu'en face de tant de difficultés et de peines incessantes, l'idée de l'obligation et de la nécessité finit par s'amoindrir, et disparaît même aux yeux de certains esprits malades de délicatesse ou de tempérament.

Molière, dans la société polie du dix-septième siècle, et dans l'élite même de cette société, vit des

roués et des précieuses. Il s'en prit d'abord aux précieuses.

Lorsque Madelon, qui veut s'appeler Polyxène, et de sa vie à Paris faire un roman comme ceux de Mandane et de Clélie, trouve irrégulier le procédé des amants qui débutent d'abord par le mariage, n'est-ce pas la raison même qui répond, avec la triviale énergie de Gorgibus: « Et par où veux-tu donc qu'ils débutent? par le concubinage?» Puis, après cette boutade arrachée, à son bon sens par les visions de deux folles achevées, il ajoute, avec la dignité de l'honnête homme et du père : « Le mariage est une chose sacrée, et c'est faire en honnêtes gens que de débuter par là (1). »

Chacun a dans la mémoire l'excellente scène où Clitandre ne peut venir à bout de persuader à Bélise que ce n'est ni à elle ni à sa pudeur qu'il en veut (2); et ce personnage burlesque est la plus juste critique du parfait amour, par lequel beaucoup de femmes essaient de se tromper elles-mêmes et d'excuser des liaisons destinées nécessairement à aller plus loin. Bien plus, la jolie et coquette Armande, qui s'est laissée prendre aux célestes théories

De l'union des cœurs où les corps n'entrent pas (3),

y perd un honnête mari et le bonheur domestique.

(1) Les Précieuses ridicules, sc. v.
(2) Les Femmes savantes, act. I, sc. IV.
(3) Id., act. IV, sc. II.

Et comme si ce n'était pas assez de cette évidente leçon, Molière trouve moyen, quand il met en présence la fille philosophe et la fille qui veut un époux et un ménage, de mettre toute la grâce et toute la pudeur du côté de celle-ci, et de faire dire à celle-là des obscénités dans son haut style, avec ses prétentions de ne connaître point les chaînes des sens ni de la matière (1). Bien plus encore, en face d'un homme, d'un amant, c'est l'homme et l'amant raisonnable dont le langage est chaste, et c'est la femme éthérée qui parle des sentiments brutaux, du commerce des sens, des nœuds de chair et des sales désirs (2).

Tout cela est très-comique et très-sérieux la vérité banale, et pourtant sans cesse attaquée par des utopistes des deux sexes, que le mariage est la base et la moralité de toute société humaine, n'a pas été proclamée plus haut, dans les ouvrages les plus graves, que dans les scènes les plus risibles de Molière.

Quand don Juan fait sa belle tirade contre le mariage et le faux honneur d'être fidèle, quand il demande à Sganarelle, ébloui par son éloquence sophistique, ce qu'il a à dire là-dessus, le timide bon sens de Sganarelle répond : « Ma foi, j'ai à dire... Je ne sais que dire car vous tournez les choses d'une manière qu'il semble que vous avez raison, et cependant il

(1) Les Femmes savantes, act. I, sc. i.

(2) Id., act. IV, sc II.

Voir plus haut, chap. V, p. 92.

est vrai que vous ne l'avez pas... Je suis tant soit peu scandalisé de vous voir tous les mois vous marier comme vous faites, et vous jouer ainsi d'un mystère sacré (1)... » Et quand Sganarelle n'est pas bridé par la crainte, il ne se gêne pas pour appeler cet épouseur à toutes mains « le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un turc, un hérétique, qui ne croit ni ciel, ni saint, ni Dieu, ni loup-garou (2); qui passe cette vie en véritable bête brute; un pourceau d'Epicure, un vrai Sardanapale, qui ferme l'oreille à toutes les remontrances chrétiennes qu'on lui peut faire, et traite de billevesées tout ce que nous croyons (3). » Qui ne rit encore, en repensant au refrain terrible qui met en fuite le pauvre Pourceaugnac :

La polygamie est un cas,
Est un cas pendable (4)?

Les paroles de Sganarelle ne sont que celles d'un valet ridicule, et le refrain qui ahurit M. de Pourceaugnac n'est que le couronnement d'une farce folle;

mais sous ce ridicule et cette folie demeure et brille une vérité morale de premier ordre, affirmée nettement par Henriette et Clitandre dans les Femmes sa

(1) Le Festin de Pierre, act. I, sc. Iv.

(2) L'étude de Molière est infinie: je demande qu'on réfléchisse à ces deux gradations, et à ce qu'elles contiennent d'idées, de bon sens, d'indulgence, d'esprit et d'ironie.

(3) Le Festin de Pierre, act. I, sc. I.
(4) M. de Pourceaugnac, act. II, sc. XI.

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