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vantes, prouvée implicitement de la manière la plus victorieuse et la plus touchante par Elmire dans le Tartuffe.

Quand Armande fait fi du mariage, se plaint de ce qu'il offre de dégoûtant, de la sale vue sur laquelle il traîne la pensée, et qui fait frissonner, quand elle demande à sa sœur comment elle peut résoudre son cœur aux suites de ce mot, c'est la nature, c'est la raison, c'est la morale qui répond par la gracieuse bouche d'Henriette :

Les suites de ce mot, quand je les envisage,
Me font voir un mari, des enfants, un ménage;
Et je ne vois rien là, si j'en puis raisonner,
Qui blesse la pensée et fasse frissonner (1).

En vain les débauchés comme don Juan persiflent la constance ridicule « de s'ensevelir pour toujours dans une passion, et d'être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux (2); » en vain les hypocrites comme Tartuffe disent:

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en vain les raffinées comme Armande trouvent que c'est « jouer un petit personnage >>

De se claquemurer aux choses du ménage,

Et de n'entrevoir point de plaisirs plus touchants

Qu'une idole d'époux et des marmots d'enfants (1): —

l'homme et la femme ont par nature un penchant qui les porte à s'aimer; et cet amour peut, doit être satisfait par le mariage seulement. Le bon sens le dit, et Molière le répète par la voix de la fille fraîche, spirituelle et chaste qui dit du fond du cœur :

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par la voix de l'homme honnête et sensé qui dit avec autant d'esprit que de raison:

J'aime avec tout moi-même ; et l'amour qu'on me donne

En veut, je vous l'avoue, à toute la personne...

Je vois que dans le monde on suit fort ma méthode,

Et que le mariage est assez à la mode,

Passe pour un lien assez honnête et doux... (3).

Ce lien honnête seul peut satisfaire l'amour vrai sans blessér le respect et la pudeur qui en sont un

(1) Les Femmes savantes, act. I, sc. I.

(2) Id., act. I, sc. I.

(3) Id., act. IV, sc. II.

caractère essentiel (1); ce lien honnête seul peut assurer l'avenir des enfants, pour lesquels il n'y a que honte et malheur sans père et sans mère (2); ce lien honnête enfin seul peut fonder l'estime et l'échange de devoirs qui constitue la famille, et par suite la société.

Que deviendrait Orgon et sa maison, si Elmire n'était que sa sœur, ou son amie, ou sa maîtresse, enfin toute autre que sa femme? Qui donc aurait le dévouement de considérer comme une obligation le salut de la fille, du père, de la fortune? Qui donc surtout, excepté la femme, pourrait affronter l'épreuve qui est le seul moyen de démasquer le traître? Et le traître, pourquoi donc est-il si criminel, pourquoi son adultère paraît-il si odieux, sinon parce qu'il` attaque une chose sacrée, l'union sur laquelle repose la famille (3) ?

Cet enseignement, qui devient sérieux presque jusqu'au tragique, se retrouve tout comique, mais non moins formel, dans le dévouement de Mme Jourdain pour son fou de mari (4); et certes c'est elle si peu gracieuse qu'elle soit, qui a le beau rôle, quand elle dit à la belle marquise Dorimène, qu'elle trouve en partie fine chez son mari : « Pour une

(1) Voir plus haut, chap. VII, p. 133. `

(2) Célie dans l'Etourdi; Isabelle et Agnès dans les deux Ecoles.

(3) Voir sur Tartuffe, plus haut, chap. II, p. 29; et sur Elmire, chap. VI, p. 105.

(4) Le Bourgeois gentilhomme, act. III, sc. III-VII, XII.

grande dame, cela n'est ni beau ni honnête à vous, de mettre de la dissension dans un ménage, et de souffrir que mon mari soit amoureux de vous (1). »

Il n'y a pas à hésiter sur l'opinion ni sur l'influence de Molière en fait de mariage : le mariage est une chose sainte à laquelle sont obligés les honnêtes gens qui s'aiment; c'est un lien honnête :

Mais doux ??

Oui, au début, comme dit le bonhomme Anselme, qui est positif, et qui, en vrai négociant, trouve qu'il n'y a pas de mariage raisonnable sans argent :

Quand on ne prend en dot que la seule beauté,
Le remords est bien près de la solennité;
Et la plus belle femme a très-peu de défense
Contre cette tiédeur qui suit la jouissance.
Je vous le dis encor: ces bouillants mouvements,
Ces ardeurs de jeunesse et ces emportements,
Nous font trouver d'abord quelques nuits agréables.
Mais ces félicités ne sont guère durables,
Et notre passion, alentissant son cours,
Après ces bonnes nuits donne de mauvais jours.
De là viennent les soins, les soucis, les misères,
Les fils déshérités par le courroux des pères... (2).

Et que sont les soucis matériels, auprès de tous ceux de l'esprit et du cœur, l'ennui, le dégoût, l'irritation, la haine même qui résulte du choc journalier des caractères ; sans compter les inquiétudes, les dou

(1) Le Bourgeois gentilhomme, act. IV, sc. II,

(2) L'Etourdi, act. IV, sc. Iv.

leurs, les jalousies, les infidélités et les coups? Le mariage est la boîte de Pandore.

Voici le chapitre scabreux où la délicatesse infinie du poëte moraliste paraît encore plus admirable que son inébranlable raison. Le mariage est doux, mais à une condition indispensable: c'est qu'il soit le nœud bien assorti (1) qui lie deux personnes portées par la nature à s'aimer, et décidées par la raison à accepter patiemment les charges nécessaires qu'il impose. Clitandre et Henriette offrent à la fois l'exemple de l'union naturelle et de l'union raisonnable. Comme ils s'aiment! comme leurs caractères sont faits pour se plaire, et leurs cœurs pour se comprendre (2) ! Et pourtant, comme, parmi ces grands élans d'amour, ils songent sérieusement aux enfants, au ménage (3), à la fortune même (4), en tant qu'indispensable pour rendre le bonheur et la vie possibles!

Pour tout résumer en trois mots, le lien honnête et\ doux de Molière, c'est le mariage fait par amour,

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(3) Les Femmes savantes, act. I, sc. 1.

(4) Id., act. V, sc. v. Quand Henriette se croit ruinée, et que Clitandre veut l'épouser quand même, elle dit tristement :

Rien n'use tant l'ardeur de ce nœud qui nous lie
Que les fâcheux besoins des choses de la vie ;

Et l'on en vient souvent à s'accuser tous deux

De tous les noirs chagrins qui suivent de tels feux.

Et ces sérieuses réflexions sont de la même personne qui dit si franchement son fait à Trissotin (act. V, sc. 1), et qui aime si sincèrement, qu'elle se jettera dans un couvent s'il lui faut renoncer à Clitandre (act. IV, sc. vín).

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